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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°31/32, 28 octobre 2013  >  Mémorandum «Davantage d’enseignement – moins de réformes»: des spécialistes de l’éducation exigent de tirer la sonnette d’alarme [Imprimer]

Mémorandum «Davantage d’enseignement – moins de réformes»: des spécialistes de l’éducation exigent de tirer la sonnette d’alarme

par Roger von Wartburg

Début mai 2013, un groupe de spécialistes de l’éducation renommés, de psychologues et de médecins ont publié un mémorandum absolument remarquable intitulé «Davantage d’enseignement – moins de réformes». L’objectif de cette prise de position est «de lancer un appel à la réflexion sur la politique de l’enseignement suisse face à l’agitation grandissante dans le domaine des réformes scolaires» qui fait preuve «d’un manque d’orientation claire». La «cadence toujours plus rapide des réformes et le manque fréquent de coordination des projets ainsi que leur durabilité médiocre» provoquent «une supériorité en nombre des experts dans notre système d’in­struction publique démocratique» ainsi qu’une «sollicitation et fatigue excessives des responsables». Cela donne à réfléchir.

Qui soutient ce mémorandum?

La liste des signataires contient un bon nombre des «sommités de l’enseignement» de Suisse alémanique: le président du «Verein Bildungs-Reformen-Memorandum» est ­Walter Herzog, professeur à l’Institut de pédagogie de l’Université de Berne, vice-président est Allan Guggenbühl, directeur du département de thérapie en groupe du centre cantonal de conseil à l’éducation de la ville de Berne ainsi que directeur de l’Institut pour la gestion des conflits et du mythodrame. On y trouve aussi Roland Reichenbach, professeur à l’Institut de pédagogie de l’Université de Bâle, Fritz Osterwalder, professeur à l’Institut de pédagogie de l’Université de Berne, Rolf Dubs (professeur émérite de l’Institut pour la pédagogie économique de St-Gall, Kurt M. Füglister, professeur émérite de la Haute école de pédagogie de Bâle, Dr Peter Grob, professeur émérite de l’Hôpital universitaire de Zurich et Urs Haeberlin, professeur émérite de l’Institut de pédagogie spécialisée de l’Université de Fribourg.
Mais ce n’est pas tout: même des détracteurs acharnés de l’école publique suisse ont signé le mémorandum «Davantage d’enseignement – moins de réformes»: Remo Largo, professeur émérite de la clinique pédiatrique universitaire de Zurich et Jürg Jegge, ancien directeur de la «Stiftung Märtplatz».

Le caractère explosif de ce mémorandum

En lisant ce mémorandum, on peut facilement obtenir l’impression que ce texte a été rédigé par l’assemblée générale d’une organisation d’enseignants: on y parle «bottom down» et de «top down», de desaccélération de la folie des réformes et davantage de savoir-faire des «practiciens venant des salles de classes» à la charge des «bureaucrates».
Cette impression contraste avec le fait que les membres de l’«association mémorandum sur les réformes de l’enseignement» ne sont justement pas des enseignants de l’école publique mais des professeurs universitaires.
Mais selon les explications du professeur Walter Herzog, cela n’est pas un hasard mais une intention: «Nous voulions justement mettre un accent venant du côté scientifique et universitaire. Jusqu’à présent la recherche dans le domaine de l’enseignement a appuyé inconditionnellement la politique dans ce domaine (et le fait toujours); les voix critiques venant des cercles académiques n’obtiennent aucun écho ou les réformateurs sont sciemment marginalisés. […] L’objectif est d’inviter à réfléchir aux devoirs fondamentaux de l’enseignement et de l’école et de stopper l’agitation réformatrice de ces derniers temps. […] A notre avis, la base de l’école, les enseignants, ne sont que
rarement pris au sérieux. Nous nous engageons pour prendre davantage au sérieux les initiatives réformatrices venant de la base et d’entreprendre des réformes scolaires initiées sur place et non pas édictées d’en haut.»1

Surmonter un fossé présumé

Ce que le professeur Herzog exprime dans cette interview est pour ainsi dire spectaculaire parce que c’est apte à surmonter le prétendu fossé entre les enseignants et les formateurs, qui définissait jusqu’à présent une partie des discussions politico-réformatrices: d’un côté les chercheurs qui prétendent connaître exactement comment le tout doit se dérouler; de l’autre côté les enseignants avec leurs «habituelles jérémiades d’une profession notoirement opposée à tout changement».2 Et soudainement on réalise que la position au sein de la corporation des formateurs n’est nullement aussi homogène qu’on a toujours tenté de nous le faire croire. Après la publication de ce mémorandum, plus personne ne pourra prétendre cela.

Non à une démocratie d’opinion basée sur la science de l’éducation

Les politiciens qui s’occupent de l’école décident leurs réformes avec la bénédiction des chercheurs en éducation ou même avec leur soutien actif. Selon Anton Strittmatter, pédagogue en chef de l’Association faîtière suisse des enseignants (LCH), qui s’est exprimé sur ce sujet déjà quelques années en arrière, cette constellation n’est pas sans poser problème: «Un grand nombre de spécialistes des sciences de l’éducation sont dans un certain sens pris dans la prostitution, car ils dépendent des Départements de l’instruction publique.»3
Le danger d’une alliance malsaine entre la politique et la recherche ne peut pas se laisser écarter du revers de la main: la politique, sous forte pression de se justifier devant l’opinion publique, veut être perçue comme étant active ou même pionnière et les spécialistes lui procurent des expertises de complaisance en guise d’alibi prétendument convaincant. En contrepartie, ils obtiennent de nouveaux mandats.
Le professeur Roland Reichenbach doute de manière fondamentale de la qualité des analyses scientifiques concernant les déficits prétendus qu’on prévoit d’éliminer avec une kyrielle de réformes. Dans ce contexte, il a prononcé la phrase suivante: «Avec du scepticisme on obtient guère des contributions financières à la recherche dans ce domaine.»4 Stephan Schleiss, chef du Département de la formation du canton de Zoug, a déclaré à juste titre dans un essai publié dernièrement que le scepticisme est un devoir: «La vérité et la raison sont faites par les êtres humains. La connaissance dépend de l’espace et du temps. Le scepticisme envers les connaissances scientifiques et les exigences scientifiques adressées à la politique est donc un devoir.»5

L’écriture phonétique comme exemple dissuasif

Ce qui peut arriver quand la politique applique de manière irréfléchie des envies de réformes dans la science de l’éducation a décrit Heike Schmoll, détractrice allemande des réformes scolaires, il y a deux ans déjà: «Au cours des premières quatre classes, les enfants doivent en principe apprendre les techniques culturelles de base de manière à pouvoir passer sans difficultés dans une autre école – mais cela n’est pas possible. […] Partout où par exemple l’écriture phonétique est pratiquée – et cela, dans certains cas, même jusqu’à la quatrième classe –, où les enfants écrivent les mots donc exactement tel qu’ils les entendent, où, en outre, ils voient les mots mal écrits, de manière facile à retenir, au tableau noir et où la correction ne commence qu’à la fin de l’école primaire, ils ont de grandes difficultés dans l’orthographe. Dans une telle école à Hambourg un seul élève était à la fin de la quatrième classe en mesure de lire avec aisance. Toutefois, il n’avait pas non plus compris le sens du texte. […] A la question pourquoi ils pourraient s’intéresser aux journaux, une élève de quatrième de Brème a répondu par écrit: «Wall mann über die Zeitung erfahren kann. Und ich wörte gerne Reporterin werden. Es ist nämlich spannt in der Zeitung zu lesen. Wall das sind spannte Sachen drin sind.» Un autre élève écrit: «wall es schbas macht». Ces textes ne font pas partie des plus ratés: dans deux quatrièmes classes de Brème, il n’y a pas un seul élève qui sait écrire sans fautes. On ne peut que spéculer à propos de la méthode prometteuse de salut qui a mené ces élèves dans un tel désastre. Ce qui est garanti, c’est qu’ici des classes entières vont échouer dans les établissements d’enseignement secondaire suite à leur incapacité d’écrire et de lire. […] La plus absurde de toutes les stratégies pour éviter d’apprendre à écrire à l’école primaire et secondaire est l’abus des attestations de dyslexie. Cela vaut en particulier dans le Land de Schleswig-Holstein, où, il y a déjà de longues années en arrière, les professeurs de lycée s’étonnaient que dans une septième classe presque un tiers des élèves étaient reconnus en tant que dyslexiques. C’est-à-dire qu’on leur atteste officiellement qu’ils ne savent ni lire ni écrire de la manière qui correspondrait à leur âge sans se demander ce qui s’est réellement passé au cours des années scolaires précédentes. Suite à cette attestation, et jusqu’à la dixième classe, leurs compétences en orthographe en allemand et dans toutes les autres langues ne peuvent pas être prises en compte pour la notation, ensuite il leur est permis d’utiliser le «Duden» et les vérificateurs orthographiques. Les véritables dyslexiques qui souffrent de dyslexie génétique permanente et qui représentent environ 4% de la population ont besoin d’une telle disposition. Ils ont trop longtemps déjà été exclus en tant qu’enfants stupides et pas capables d’apprendre. Mais ils ont tout intérêt à ce que les obstacles pour une dyslexie officiellement reconnue restent élevés et que des élèves soi-disant incapables d’écrire ou récalcitrants ne puissent pas se procurer d’attestation de dyslexie. Tandis qu’en Bavière il faut d’abord le consentement d’un spécialiste pédopsychiatre et du psychologue scolaire compétent pour obtenir une attestation de dyslexie, puis celle-ci doit être renouvelée ou confirmée par le médecin spécialiste lors du passage à un établissement d’enseignement secondaire, les écoles du Schleswig-Holstein peuvent délivrer elles-mêmes une attestation de dyslexie. Le quote-part est donc plus élevé. Le ministère de l’Education et de la Culture confirme qu’il s’agit de 13% des élèves. Ce taux est trois fois plus élevé que dans la population de toute l’Allemagne ou de celle d’autres pays.»6
Cet exemple montre de manière exemplaire pourquoi il faut être particulièrement prudent à réaliser des réformes scolaires: parce qu’il n’y a jamais de «deuxième chance» pour les élèves concernés! Leur scolarité est irrévocablement passée! Et dans le cas concret mentionné ci-dessus, l’institution de l’école publique, en suivant une hérésie bizarre, a transformé sa vraie mission au contraire: au lieu d’accorder un bon enseignement aux enfants qui lui sont confiés, elle leur a compromis leurs chances d’accéder à une bonne formation.
C’est exactement pour cette raison que l’école publique ne doit jamais devenir un champ d’expérimentation pour tous ces modèles situés loin de toute réalité élaborés dans un quelconque institut de science de l’éducation quelque part dans le monde.

Eloge du scepticisme

Thomas Mann a écrit: «Le positif au sceptique est que pour lui tout est possible.» Le scepticisme dans cette compréhension ne doit pas être confondu avec de la chicanerie insensée et destructive, mais c’est plutôt une attitude dont le principe central est de vérifier tout message – indépendamment de toute magnifique rhétorique – concernant sa réelle teneur.
Dans ce sens: fiez-vous à votre raison, à votre propre perception et votre expérience professionnelle! Participez aux débats en argumentant de manière rationnelle! Remettez notamment en question tout ce qui vous est présenté comme vérité absolue! Et depuis peu, vous pouvez faire cela avec un large soutien académique, en vous référant au mémorandum «Davantage d’enseignement – moins de réformes».    •

Source: lvb inforum 2013/14-01. Zeitschrift des Lehrerinnen- und Lehrervereins Baselland. www.lvb.ch
(Traduction Horizons et débats)

1    http://schuleschweiz.blogspot.ch/search/label/ Herzog%20Walter
2–4    Martin Beglinger. In der Falle – Wie die Schule von Reformwahn und Bildungsbürokratie erdrückt wird. (Dans le piège – Comment l'école est écrasée par la manie de réforme et par la burocratie de
formation.) Das Magazin du 15/5/10
5    Stephan Schleiss. Wahrheit und Einsicht. Weltwoche du 13/2/13
6    Heike Schmoll. Zweifelhafte Reformen vergrössern die Kulturwüste. (Des réformes douteuses agrandissent le désert culturel.) Frankfurter Allgemeine Zeitung du 1/9/11

Texte intégral du mémorandum:

Davantage d’enseignement – moins de réformes

Halte à la frénésie des réformes scolaires!
Trop d’administration nuit à l’enseignement!
Toutes les réformes scolaires durables exigent le consensus!

Suite au zèle réformateur des administrations, l’école se standardise et se mécanise toujours davantage. Une grande partie des réformes lancées témoignent d’une agitation politique. De tels développements nuisent à l’école publique suisse qui s’est constamment développée au cours de l’histoire! Elles sont ordonnées «d’en haut». La grande majorité des citoyennes et citoyens ne comprennent pas ces changements. Le contrôle public de l’école est remplacé par une expertocratie antidémocratique.
Suite aux interventions administratives, les réformes souhaitées par les enseignants, les formateurs et les professeurs d’université sont très souvent étouffés. Leur engagement, leur expérience ainsi que leur savoir professionnel sont largement ignorés au détriment de nos institutions d’enseignement. Il en résulte des enseignants désorientés et résignés.
L’administration dans le domaine de la formation se base sur des promesses modernistes et fait confiance à des organisations internationales telles que l’OCDE au lieu de profiter des connaissances et du savoir-faire des praticiens de l’enseignement et de tester les nouveautés à l’avance. De cette manière, les particularités du système scolaire suisse qui ont fait leurs preuves se perdent.
En outre, diverses réformes de l’enseignement ordonnées «d’en haut» semblent s’orienter avant tout aux exigences de l’économie, ce qui ne mène pas toujours à des réformes pédagogiques sensées. Voilà un autre aspect pour lequel les enseignants et les citoyennes et citoyens n’ont que peu de compréhension.
Les signataires demandent:
Halte au zèle réformateur des administrations!
Conserver ce qui a fait ses preuves et continuer à développer ce qui est pédagogiquement sensé!
Réconforter les enseignants! Des espaces libres pour les réformes scolaires venant «d’en bas»!

Signataires:
Walter Herzog (président), professeur à l’Université de Berne, Institut de pédagogie
(dép. psychologie pédagogique)
Allan Guggenbühl (vice-président), directeur du département de thérapie en groupe du centre cantonal de conseil à l’éducation de la ville de Berne, directeur de l’Institut de la
gestion des conflits et de mythodrame
Rolf Dubs, professeur émérite de l’Institut de pédagogie économique de St-Gall
Kurt M. Füglister, professeur émérite de la Haute école de pédagogie de Bâle (dép. didactique de la biologie)
Peter Grob, médecin et professeur émérite de l’hôpital universitaire de Zurich
Urs Haeberlin, professeur émérite de l’Institut d’éducation spécialisée de l’Université de
Fribourg
Jürg Jegge, ancien directeur de la «Stiftung Märtplatz»
Remo Largo, médecin et professeur émérite de la clinique pédiatrique universitaire de Zurich
Fritz Osterwalder, professeur à l’Université de Berne (dép. psychologie pédagogique)
Roland Reichenbach, professeur à l’Université de Bâle (Centre de recherche et d’études en pédagogie)
(Traduction Horizons et débats)

Le Plan d’études 21 – «une consultation à considérer comme tricherie de l‘administration»

«Les Jeunes libéraux-radicaux argoviens critiquent la consultation surchargée comme tricherie de l’administration. La complexité élevée, le bref délai et les questions proches de la suggestion rendent une prise de position détaillée impossible. On a l’impression d’avoir affaire à un truc délibéré pour pouvoir faire passer ce projet plus facilement au Parlement.»

Source: soaktuell.ch du 4/10/13
(Traduction Horizons et débats)

Le mythe de l’acquisition facile des connaissances

«Le mépris des connaissances, que les divers apologistes du terme ‹compétences› expriment, est souvent justifié par la grande disponibilité des connaissances à l’aide d’Internet ou suite à leur demi-vie restreinte.* Mais les connaissances n’ont pas toutes la même demi-vie! Les données des époques et des événements historiques ne sont guère variables; ce qui peut changer au cours des décennies, voire des siècles, en revanche, c’est l’évaluation de leur signification. Les désignations géographiques peuvent changer, mais là aussi la demi-vie (c’est-à-dire le temps qui s’écoule jusqu’à ce que la moitié de toutes les désignations géographiques aient changé) doit être mesurée en siècles, voire en millénaires. Pour les termes biologiques, c’est similaire.
Mais ce sont exactement ces connaissances à long terme qu’on pouvait déjà trouver dans une encyclopédie ou un atlas il y a une centaine d’années. Le confort supplémentaire que nous offre Internet actuellement est bien agréable mais nullement décisif. Ce qu’on trouve effectivement beaucoup plus facilement sur Internet, ce sont les connaissances qu’également dans le passé personne n’aurait eu l’idée d’apprendre par coeur. Internet ne change rien au fait que les connaissances sont la base du savoir-faire».

Source: «‹Natur, Mensch und Gesellschaft› im Lehrplan 21: So eben gerade nicht!» par Michael Weiss in lbv:inform, Zeitschrift des Lehrerinnen-und Lehrervereins Baselland, août 2013

*Demi-vie: La demi-vie est la médiane de la durée de vie d’un produit, c’est-à-dire que c’est la durée en deçà de laquelle on a plus de 50% de produit restant, et au delà de laquelle on a moins de 50% de produit.