Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°7, 17 fevrier 2008  >  L’Occident ignore-t-il le fair-play et la décence? [Imprimer]

L’Occident ignore-t-il le fair-play et la décence?

Des terres tribales philippines éveillent la convoitise d’investisseurs

par Irina Wenk*

Depuis dix ans, les autochtones des Philippines ont la possibilité de solliciter des titres de propriété sur leurs territoires et de les administrer eux-mêmes. Là où ils entrent en affaires avec des investisseurs, les conflits sociaux augmentent et la sécurité, de toute façon précaire, diminue.
Les Philippines sont le premier pays d’Asie du Sud-Est à avoir accordé des droits à sa population indigène de quelque 11 millions d’âmes. Grâce à l’Indigenous Peoples’ ­Rights Act (Ipra), des groupes d’autochtones ­peuvent demander des titres de propriété collectifs sur des terres qu’ils peuplent et ex­ploitent depuis longtemps. Le règlement de questions rela­tives au droit foncier qui ont toujours été conflictuelles a suscité des espoirs d’amélioration immédiate des conditions de vie. Après 10 ans d’existence de cette loi extrêmement progressiste et unique en Asie, après des centaines de demandes et plusieurs douzaines de titres de propriété accordés, on tire cette année un premier bilan national. Le plus grand territoire reconnu jusqu’ici est celui des Matigsalogs Manobos, groupe autochtone comprenant 24 000 personnes et vivant sur l’île de Mindanao en crise. Là-bas, depuis deux ans, les propriétaires terriens indigènes sont courtisés par des investisseurs qui promettent beaucoup mais ne tiennent pas leurs promesses. L’un d’eux est Charles W. Mosser, un Américain d’origine suisse.

Titres de propriété prometteurs

Pour obtenir un titre de propriété prévu par l’Ipra, les groupes d’autochtones ont besoin de beaucoup de patience et de soutiens logistiques, techniques et financiers de la part d’ONG et de donateurs indigènes et étrangers. Ils doivent cartographier leur territoire et apporter des preuves historiques et ethnographiques d’une occupation et d’une exploitation de longue durée. Une fois le but atteint, ils ont le droit d’administrer eux-mêmes leur territoire. Cela signifie notamment qu’ils ­doivent faire venir des gens de l’extérieur pour «défendre» les frontières de leur région et décider de la nature de l’exploitation du sol. Ce territoire ne doit être ni vendu ni mis en gage. Il ne peut être qu’affermé.
L’occasion de créer de tels terri­toires a été saisie par de nombreux groupes d’autoch­tones. Entre 2001 et 2004, 670 demandes ont été adressées aux autorités mais ­jusqu’en 2006, seuls 42 titres de propriété représentant une superficie totale de ­8518 kilomètres carrés ont été accordés dans le pays tout entier, ce qui fait penser que la loi est appliquée de manière extrêmement hésitante. La moitié environ des territoires accordés se trouvent à Mindanao. La totalité des territoires revendiqués par les autochtones représente environ  21% de la superficie des Philippines.
Ce n’est pas un hasard si les Matigsalogs, cinquième plus important groupe indigène des Philippines, se sont vu accorder un titre de propriété sur quelque 1023 kilo­mètres carrés. Dans les années 1970, ils s’étaient révoltés violemment contre des colons, des bûcherons et des éleveurs avides de terres. Après leur rébellion, ils avaient été déplacés par le gouvernement Marcos et forcés à se battre contre les insurgés de la New People’s Army (NPA). Depuis, ils passent pour être loyaux. L’ancienne colonie stratégique de Sinuda est aujourd’hui le centre politique et culturel du territoire des Matigsalogs. Cette petite localité, qui n’a l’électricité que depuis trois ans, est située dans les montagnes de la province de Bukidnon, tout près de la route principale qui relie Davao City dans le Sud à Cagayan de Oro dans le Nord.

Après les colons, les investisseurs

Depuis qu’ils ont reçu leur titre de propriété, les dirigeants des Matigsalogs, réunis en une fédération de conseils tribaux, et avant tout leur jeune chef (le datu), subissent de fortes pressions pour qu’ils améliorent les conditions de vie précaires sur leur territoire. Le fait que depuis 2003 de plus en plus de gens «riches» s’intéressent à leur territoire a été accueilli, au début, avec joie: on espérait un développement rapide, un travail salarié et une vie plus agréable.
Dans les régions indigènes, on trouve encore des ressources naturelles exploitables comme les bois tropicaux et les richesses minières; et il y a une abondance de terres. L’accès à ces régions et leur contrôle politico-militaire revêt par conséquent une grande importance. Il n’est donc pas étonnant que les autorités gouvernementales, les politiciens locaux et les investisseurs de Manille et d’outre-mer ne cessent de défiler chez le datu. Toutefois, comment des hommes qui font rarement trois repas par jour peuvent-ils se comporter face à des concepts comme le cash-flow, les joint-ventures et à des investissements de plusieurs millions avec lesquels on cherche aujourd’hui à conquérir leurs territoires comme jadis les colons avides.

Les partenaires commerciaux ne sont pas sur un pied d’égalité

Les projets présentés sont souvent douteux. On promet, tout de suite après la signature des contrats, de grosses sommes d’argent censées se trouver sur des comptes aux Bahamas ou au Liechtenstein. Il s’agit d’or, d’exploitation minière, de biodiesel. Les Matigsalogs ne posent pas de questions critiques.
L’année dernière, Charles W. Mosser, 82 ans, un Américain de San Francisco qui a fait fortune dans l’immobilier et dont le grand-père avait quitté la Suisse pour les Etats-Unis, a gagné la course aux meilleures terres des Matigsalogs. L’objectif déclaré de ce prétendu écologiste était de planter ­15 millions d’arbres dans la région pour transformer à longue échéance les Philippines en «ceinture verte» de l’Asie. Or ce qu’on louait comme étant un reboisement de la forêt tropicale se révéla être une plantation d’arbres en vue de la production lucrative de bois.
Sur l’insistance des Matigsalogs, Mosser accepta toutefois la création d’une plantation de bananiers de 2000 hectares dont la population attendait des profits rapides. Après la signature du contrat en juillet 2006, l’euphorie du début ne tarda pas à retomber à Sinuda. Les employés philippins de la société Mosser Environmental Corporation (MEC) se retrouvèrent face à un partenaire qui ne fonctionnait pas selon les principes traditionnels de l’entreprise. Les disparités entre les employés de la ville, bien rétribués, et les indigènes, sont énormes et les droits garantis par l’Ipra ne sont pas pris au sérieux. Les membres de l’élite autochtone se sont rendu compte trop tard qu’elle avait conclu un marché extrêmement désavantageux et qu’en outre, aucun d’entre eux n’était professionnellement formé à des tâches entièrement nouvelles.
Le fermage de quelque 25 000 hectares sur lesquels vont surtout être plantés des arbres représente une somme annuelle dérisoire, l’équivalent de 0,01 centime l’hectare. En outre, la participation aux bénéfices de 40 % prévue dans le contrat n’est pas versée aux Matigsalogs mais utilisée par la MEC pour les projets d’aide sociale qu’elle a promis. Pour 2000 hectares de terres de culture bananière, la MEC paie aux Matigsalogs l’équivalent de 360 francs par hectare et par année et il n’y a pas de participation aux bénéfices de la vente des bananes.

Mystérieux hommes armés et guérilla

La plantation des plants de bananiers a commencé dès septembre 2006 bien que la Commission nationale indigène n’en ait pas encore donné l’autorisation. La MEC a utilisé cette absence d’autorisation comme prétexte à refuser le payement du fermage et des salaires convenus. Les ouvriers de la plantation, les forces de sécurité et les anciens exploitants des terres ont réagi par une première manifestation de rue en décembre 2006. Une partie des dirigeants tribaux et des membres du gouvernement local sont intervenus à Manille en faveur d’un octroi rapide de l’autorisation. Toutefois la partie traditionaliste de l’élite a essayé de s’y opposer et a demandé la rupture des relations commerciales avec Mosser.
Dans un contexte aussi violent que celui de Mindanao, on ne peut exploiter des plantations que grâce à d’importantes forces de sécurité et Mosser avait financé la mise sur pied d’une troupe de sécurité privée de 100 hommes. Cela convenait tout à fait aux dirigeants tribaux puisque de toute façon ils cherchent à défendre par les armes leur territoire contre la NPA et les colons indésirables. C’est sans doute lorsque les relations se sont considérablement envenimées que l’investisseur s’est rendu compte que les fusils d’assaut achetés et les Matigsalogs recrutés qui étaient fidèles au datu pourraient ne pas servir uniquement à protéger les plantation de la société mais, le cas échéant, se diriger contre elle. Aussi refusa-t-il de collaborer avec les forces de sécurité qu’il finançait. A leur place, il déploya un beau jour la troupe paramilitaire Special Civilian Armed Auxiliary, qui s’est acquis une mauvaise réputation à Mindanao en raison de ses brutalités à l’encontre de la population. Les Matigsalogs, qui n’avaient pas été consultés à ce sujet, ont vu là une atteinte directe à leur souveraineté territoriale. Le conflit a atteint le 16 mars 2007 un paroxysme critique lorsque vingt soldats gouvernementaux armés ont encerclé nuitamment la demeure du chef tribal. On avait fait parvenir à l’Armée des informations sur une détention d’armes illégale après que quelques Matigsalogs eurent, sur l’ordre du datu, organisé un barrage de rue contre une nouvelle extension de la plantation de bananiers. Une escalade de la violence a pu être évitée de justesse.
Le deal avec Mosser a ravivé le conflit violent avec la NPA qui durait depuis plusieurs décennies. La guérilla, qui ne reconnaît pas les droits des indigènes sur les terres et qui lève toujours des «impôts révolutionnaires» dans la population, réclame maintenant une part importante des fermages payés par la MEC. Suite au refus des Matigsalogs de satisfaire à ces exigences culottées, elle a réagi en opérant des enlèvements dans l’entourage du datu. Les affrontements, il y a quelques semaines, ont fait des morts dans les deux camps. Depuis janvier 2007, le conflit entre les Matigsalogs et la MEC est en instance auprès de la Commission nationale indigène. Il y a quelques mois, la MEC a décidé de ne plus traiter qu’avec le gouvernement local contrôlé par des colons disposés à coopérer. Ainsi, elle ignore la fédération des conseils tribaux qui est son seul partenaire légal. Pour les prochaines élections locales qui auront lieu à l’automne, le chef traditionnel des Matigsalogs se voit contraint de s’immiscer dans la politique locale afin de reprendre la situation en main.

Premiers pas vers l’autogestion

L’octroi de titres de propriété sur les terres conduit notamment à ce que les territoires indigènes deviennent plus intéressants pour les investisseurs. Ils appartiennent à des communautés bien organisées et ayant à leur tête des dirigeants capables de négocier qui possèdent certes beaucoup de terres mais n’ont pas les moyens financiers nécessaires pour améliorer leurs conditions de vie. Des investisseurs et des politiciens qui s’intéressent à toutes sortes d’affaires briguent les faveurs du datu mais se hâtent de briser son influence avec l’aide de contractants politiques ou en engageant des escadrons de la mort en cas de non-coopération. La volonté de faire respecter les droits acquis grâce à l’Ipra et d’en arriver à un territoire autogéré met constamment en danger la vie des décideurs autochtones. Pour échapper à la dépendance par rapport aux investisseurs, les dirigeants tribaux essaient d’introduire une loi reposant sur un ordre politique traditionnel et stipulant que tout habitant de la région, qu’il soit autochtone ou non, doit verser un montant annuel minimal en guise de reconnaissance symbolique du datu. Ces recettes, qui se monteraient à plusieurs millions de pesos philippins, devraient servir à l’autogestion territoriale de même qu’à l’exploitation et au contrôle indépendants des ressources.

Les lecteurs trouveront sur le site www.happyjackorganic.com un court-métrage du service de relations publiques de la MEC qui présente les activités de la société dans le territoire des Matigsalogs.    •

*    Irina Wenk est assistante et doctorante à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Zurich.
    Le présent article a paru antérieurement dans la Neue Zürcher Zeitung du 23/11/07.

(Traduction Horizons et débats)