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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°31, 4 août 2008  >  Souveraineté nationale et armes nucléaires: le mensonge de l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire [Imprimer]

Souveraineté nationale et armes nucléaires: le mensonge de l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire

Que signifient liberté et démocratie dans un monde nucléaire?

par André Gsponer

Le principal document de ce recueil, le «Paper 2», a été rédigé en 1995, année où André Gsponer reprit son travail à Genève après une longue convalescence suite à un traitement anticancéreux1. Cette année-là, il postula pour un emploi à l’Office fédéral [suisse] de l’énergie (OFEN), celui de sous-directeur des affaires de non prolifération nucléaire. Il pensait qu’il était quasiment la personne idéale pour ce poste car il pensait qu’aucun citoyen suisse ne possédait plus d’expérience (en matière de physique nucléaire et d’affaires internationales) et une plus forte motivation que lui. De plus, il obtint facilement le soutien de personnalités comme Maurice Cosanday, ancien président du Conseil des Ecoles polytechniques fédérales suisses, et Claude Zangger, mondialement connu comme auteur de la «liste Zangger» des installations nucléaires à double usage placées sous contrôle international par le London Club of Nuclear Suppliers.
Aussi Gsponer fut-il interrogé par Eduard Kiener, directeur de l’OFEN, ainsi que par Alec-Jean Baer, sous-directeur sortant auquel il espérait succéder. A sa grande surprise, Baer lui posa un certain nombre de questions embarrassantes et méchantes. Il voulait notamment savoir comment Gsponer, en tant que pacifiste et adversaire du nucléaire qui ne mâche pas ses mots, pouvait être favorable à l’abolition des armes nucléaires tout en travaillant dans un Office dont la mission était de promouvoir l’énergie nucléaire, principale source d’approvisionnement en énergie de la Suisse.
Gsponer répondit qu’il ne voyait pas là de contradiction. En tant que sous-directeur des affaires de non prolifération, il avait pour mission d’encourager la non prolifération des armes nucléaires et de représenter les intérêts de la Suisse auprès du Conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à Vienne, deux tâches dont il pouvait parfaitement s’acquitter en tant que démocrate convaincu puisque son opposition à l’énergie nucléaire était subordonnée à ses devoirs de citoyen suisse.
Mais Baer continua de poser, avec le sourire, ses méchantes questions qui impliquaient que Gsponer était trop naïf pour ce poste et qu’il ne comprenait pas qu’on ne peut pas défendre l’énergie nucléaire si l’on n’est pas en même temps en faveur des armes nuclé­aires. C’est pour cette raison, et très probablement pour d’autres encore, qu’il n’a pas été nommé.
L’année suivante, le 25 avril 1996, à 14 h 30 précises, le Conseil fédéral suisse déclassifia un rapport tenu secret jusque-là: Il s’agissait de l’histoire officielle du programme d’armes nucléaires suisse, couvrant la période du 5 ­février 1946 au 1er novembre 1988, c’est-à-dire 8 ans avant que son existence soit formellement reconnue et son achèvement annoncé au Parlement et à la population2. Gsponer écrivit aussitôt au Service historique du Département militaire et obtint une copie du rapport3.
A sa grande surprise, il découvrit dans ce rapport qu’Alec-Jean Baer avait été, depuis le 1er janvier 1986, membre d’un groupe d’étude ultrasecret des questions nucléaires dont la mission consistait à s’assurer que la Suisse avait la capacité de fabriquer des armes nucléaires à court terme, cela à la demande du Conseil fédéral4. Par conséquent, le représentant de la Suisse auprès de l’AIEA avait la douteuse mission de prétendre que son pays était favorable à la non prolifération alors qu’en réalité la Suisse n’avait pas renoncé à l’armement nucléaire pendant au moins 19 ans après avoir signé le Traité de non prolifération nucléaire (TPN) (en 1969) et 11 ans après l’avoir ratifié (1977)5. Mais il y a pire: selon le rapport déclassifié, la Suisse possédait une réserve secrète d’uranium non déclarée à l’AIEA6. Ainsi, bien que les accords de garanties avec l’AIEA, fussent entrés en vigueur le 6 septembre 1978, des activités d’armement nucléaire illégales ont été poursuivies jusqu’au 1er novembre 1988.
Outre ces faits d’ordre politique, pendant les 42 années d’existence du programme suisse d’armement nucléaire, de nombreuses technologies liées aux armements nuclé­aires ont été développées et exportées dans d’autres pays7. Ainsi, des usines de séparation à eau lourde ont été exportées en Inde où l’eau lourde est utilisée comme modérateur dans des surgénérateurs à plutonium ou à tritium, des composants pour l’enrichissement par centrifugation ont été exportés au Pakistan qui les utilise dans des usines d’enrichissement de l’uranium à des fins militaires et, bien sûr, divers composants et machines-outils de haute technologie sensible ont été exportés en Irak durant les années 1980.
Par conséquent la question se pose de savoir pourquoi la Suisse, contrairement à l’Irak et à l’ex-Yougoslavie (qui, comme la Suisse, avait des ambitions d’armement nucléaire), n’a pas été envahie par l’armada occidentale ou du moins sanctionnée pour avoir violé ses obligations envers le TNP.
La réponse est peut-être dans la constatation naïve que les dirigeants politiques ­suisses ont abandonné leur politique de neutralité8 vieille de près de 200 ans à peu près au moment où ils renonçaient définitivement à l’armement nucléaire, si bien que la Suisse n’a plus de politique étrangère indépendante depuis 1988 environ  …
En ce qui concerne la Yougoslavie, le défi lancé aux principaux pays européens (en particulier à l’Allemagne, qui fut le premier Etat à reconnaître la Slovénie au début de l’éclatement de la Yougoslavie) était qu’un pays important et culturellement fort émerge en Europe du Sud-Est, pays qui ne s’alignerait pas automatiquement sur l’Union européenne mais préférerait rester indépendant et collaborer avec les pays de l’Est qui faisaient partie de l’Union soviétique. Comme la Yougoslavie était prête à défendre son identité et pouvait fabriquer des armes nucléaires9, les principaux Etats européens et les Etats-Unis estimèrent qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de détruire la République fédérale de Yougoslavie …
C’est pourquoi, lorsque des agents de l’AIEA flanqués de forces spéciales américaines et russes firent une incursion, le 22 août 2002, dans la centrale nucléaire de Vinca, dans la banlieue de Belgrade,10 le plus tôt possible après la guerre contre la Serbie, pour emporter les 48 kg d’uranium hautement enrichi qui y étaient stockés11, de nombreux pays comprirent qu’avec l’effondrement de l’Union soviétique le monde était entré non seulement dans une ère de dénégation d’identité mais d’interventions militaires sans restrictions et de contre-prolifération active.
La Corée du Nord, en particulier, fut parmi les premiers pays à tirer les leçons de ce qui s’était passé à Vinca et remit en marche son surgénérateur à plutonium.
De même, maintenant que l’Iran constate que les forces dominées par les Américains sont présentes dans deux pays voisins (Irak et Afghanistan), il devient de plus en plus suspect de poursuivre un programme nucléaire indépendant. C’est comme si la communauté internationale, et plus particulièrement les trois pays européens les plus importants – le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne – découvraient soudain le message d’Alec-Jean Baer à André Gsponer («L’énergie nucléaire ne peut pas être dissociée de l’armement nucléaire.»)!
Mais ce n’est pas le cas. L’énergie nucléaire, la science nucléaire et l’armement nucléaire ont toujours fait partie de la même politique étrangère12. Et cela en tout cas depuis l’initiative «Atome pour la paix» du président Eisenhower présentée dans un discours tenu devant l’Assemblée générale des Nations Unies le 8 décembre 1953.13
En effet, comme le montre l’analyse politique de cette initiative et les réactions de l’Europe occidentale, la politique «Atome pour la paix» des Etats-Unis était un concept de politique étrangère et non pas de politique énergétique ou de politique économique.14
Elle avait avant tout pour but de faire une démonstration de leadership mondial afin d’attacher à l’Occident les pays neutres ou politiquement indifférents. Mais son objectif à long terme, dont nous voyons les effets principaux aujourd’hui, était d’utiliser la puissance nucléaire comme une arme à double tranchant: l’accès à l’énergie nucléaire devait donner aux Etats qui n’avaient pas ­d’armes nucléaires l’impression de s’approcher du statut d’Etat nucléaire tandis qu’en même temps le développement de la technologie nucléaire par ces Etats justifierait une intervention préventive s’ils s’approchaient trop de l’étape suivante, c’est-à-dire de la fabrication d’armes nucléaires.
Ce même concept implicite de politique étrangère était contenu dans le TNP entré en vigueur en 1970. Ceux qui l’ont signé en tant qu’Etats non nucléaires pouvaient pour­suivre des activités ambiguës en relation avec les armes nucléaires (comme l’explique remarquablement le rapport – déclassifié en 1996 – sur le programme nucléaire suisse cf. note 3), mais dès que ces activités ne seraient plus tolérables par les Etats maintenant officiellement nucléaires, elles justifieraient des sanctions immédiates et éventuellement une intervention militaire. En d’autres termes, si les intentions cachées des Etats nucléaires officiels étaient de donner accès à l’énergie nucléaire au plus petit nombre d’Etats possible afin de s’assurer qu’eux-mêmes pourraient conserver à jamais leurs armes nucléaires, on peut dire aujourd’hui qu’ils ont réussi!
Dans cette perspective, il est évident que ce qui est arrivé en Irak au cours des 30 dernières années devrait être considéré plutôt comme un jeu «au chat et à la souris» nucléaire que comme une histoire de dangereux dictateur à la recherche d’armes nuclé­aires pour conquérir le monde. Pour ceux qui ont lu le rapport il ne fait aucun doute que les ambitions nucléaires de l’Irak auraient pu être stoppées longtemps avant qu’il envahisse le Koweït en 1990. Il ne fait aucun doute que si le physicien du CERN André Gsponer, le professeur Richard Wilson de Harvard et beaucoup d’autres connaissaient depuis longtemps les intentions de l’Irak, les services secrets des puissances nucléaires officielles devaient être au courant depuis bien plus longtemps encore.
En fait, ce sont surtout les Etats occidentaux, comme le Royaume-Uni, la France et les Etats-Unis qui ont formé les scientifiques irakiens et fourni à l’Irak tout le matériel dont ils avaient besoin pour essayer de fabriquer des armes nucléaires dissuasives. C’est également pour cette raison que ces pays savaient que le programme nucléaire de l’Irak était tout à fait différent de ceux d’Israël ou du Pakistan, par exemple. Son objectif, décrit en détail dans les rapports d’inspection de l’UNSCOM15 rédigés entre 1991 et 1996, n’était pas seulement de fabriquer des armes nucléaires le plus rapidement possible mais aussi de transformer l’Irak en un Etat industriel moderne sur le modèle des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France. Un Etat au Moyen-Orient, comme la Yougoslavie en Europe du Sud-Est, aurait pu devenir un pays puissant, indépendant, moderne, laïque et potentiellement démocratique jouissant d’un niveau de vie élevé et de ressources naturelles abondantes et représenter un danger beaucoup plus grand que Saddam Hussein pour les intérêts occidentaux.
En conclusion, une analyse approfondie de l’origine et des conséquences du programme d’armement nucléaire de l’Irak et sa comparaison avec des évolutions similaires dans d’autres pays montrent clairement que l’énergie nucléaire et la souveraineté nationale sont plus que jamais intimement liées, autant pour les Etats officiellement nuclé­aires (et les Etats non nucléaires qui ont définitivement renoncé à une souveraineté totale en adhérant au TNP) que pour les pays qui luttent pour exister en tant qu’Etats nations vraiment indépendants. Cela signifie que l’énergie nucléaire, dont l’abolition est le préalable à l’élimination des armes nucléaires, est le plus grand obstacle à l’abolition des armes nucléaires, contrairement aux prétextes que sont «Atome pour la paix», le TNP et l’AIEA, qui nous font croire que l’énergie nucléaire peut, d’une certaine manière, apporter la paix dans le monde.
Le drame, au cours des plus de 50 ans qu’a duré l’imposition de ce mensonge, est que ce sont justement les pays dits démocratiques qui sont à son origine. C’est aussi parce que les pays occidentaux les plus importants sont justement ceux qui s’opposent le plus à l’abandon de l’énergie et des armes nucléaires, dont la seule possession est déjà un crime, que l’on a de nombreuses raisons d’être pessimiste. Par conséquent, il est très décevant de découvrir, au bout de 25 ans d’efforts de recherches sur la paix et de désarmement nucléaire, qu’il n’y a dans aucun pays occidental un intérêt sincère pour ces deux sujets et que leur attitude à l’égard des calutrons [installations d’enrichissement de l’uranium] irakiens est une illustration de leur hypocrisie en ce qui concerne le sens véritable de la liberté et de la démocratie.    •

1    Bien qu’écrit à la 3e personne, ce texte est ­d’André Gsponer. Il s’agit de la postface de l’ouvrage de Suren Erkman, André Gsponer, Jean-Pierre Hurni, Stephan Klement, The Origin of Iraq’s Nuclear Weapons Programm: Technical Reality and Western Hypocrisy. (Independent Scientific Research Institute, Box 30, CH-1211 Geneva-12, Switzerland, ISRI-05-09.9, February 4, 2008)
2    Gsponer était de ceux qui soupçonnaient fortement l’existence de ce programme et qui écrivit plusieurs articles à ce sujet. Cf. A. Gsponer, la Suisse et la bombe, Le Rebrousse-poil nos 20, 21, 23, 25, 26, Lausanne, 1979, 1980, env. 21 pp. et Die Schweiz und die Atombombe, Virus, nos 32, 32, 33, Zurich, 1980, 99 pp.
3    J. Stüssi-Lauterburg, Aperçu historique d’un armement nucléaire pour la Suisse, Bibliothèque militaire fédérale et Service historique, Département militaire fédéral, printemps 1995, déclassifié le 25 avril 1996. Ce rapport n’est pas technique et consiste essentiellement en une chronologie de l’histoire administrative des commissions de haut niveau ayant surveillé le programme. Une traduction approximative en anglais de son introduction et de sa conclusion est disponible sur le site http://nuclearweaponarchive.org/Library/Swissdoc.html
4    A vrai dire, A.-J. Baer n’était qu’un membre parmi d’autres de ce groupe que Gsponer avait rencontrés sans le savoir au cours des 25 années précédentes. Le premier était le ministre adjoint aux Affaires étrangères Herbert von Arx, qu’il avait rencontré au Palais fédéral en 1983 sur la recommandation de Claude Zangger et qui refusa de soutenir un projet de non prolifération présenté par Gsponer, probablement parce que ce projet répondait à des objectifs de désarmement.
5    La Suisse n’était pas la seule dans ce cas: le premier directeur de l’AIEA, Sigvard Eklund, était en même temps le chef du programme secret d’armement nucléaire de la Suède.
6    De plus, la Suisse disposait, bien que soumise aux accords de garanties de l’AIEA, de 100 kg de plutonium séparé à usage militaire, prêt à long terme de l’Angleterre. (cf. R. de Diesbach, Une bombe A suisse en quelques jours? La Tribune-Le Matin, 6 août 1980) qu’elle a restitué à contrecœur avec un retard considérable.
7    La Suisse a également publié les simulations informatiques – probablement les plus détaillées jamais publiées – de l’explosion d’une bombe à implosion. Cf. A. Pritzger and W. Hälg, Radiation dynamics of nuclear implosion, J. of Appl. Math. and Phys., ZAMP, 32 (1981) 1–11
8    qui datait du Traité de Vienne, en 1815
9    L’ex-Yougoslavie, qui défendait farouchement son non-alignement par rapport aussi bien au bloc soviétique qu’au bloc occidental, a toujours figuré sur la liste des pays soupçonnés d’avoir un programme nucléaire secret parce qu’elle avait d’importantes installations et des activités nucléaires aux nombreuses possibilités.
10    Cf. R. Stone, Belgrade Lab Sets New Course After Top-Secret Uranium Grab, Science, 30 août 2002, 1456
11    Cela suffisait juste pour deux bombes à uranium. Toutefois, en collaboration avec le CERN, les scientifiques de Vinca envisageaient depuis quelques années d’utiliser un petit accélérateur comme multiplicateur de neutrons sous-critique qui aurait été susceptible de transformer ces 48 kg d’uranium 235 en une quantité de plutonium 239 suffisante pour fabriquer au moins 20 bombes à plutonium. Cette technique dans laquelle une cible secondaire faite d’U-235 sert à multiplier les neutrons de spallation produits dans une cible primaire bombardée par le faisceau de protons d’un accélérateur est utilisée à Los Alamos depuis plus de 30 ans. (Cf. A. Gsponer, B. Jasani, S. Sahin, Emerging nuclear energy systems and nuclear weapon proliferation, Atomkernenergie – Kerntechnik 43, 1983, 169–174
12    Le principal ouvrage de Kissinger, «Nuclear Weapons and Foreign Policy», devrait par conséquent être réécrit et intitulé «Nuclear Power and Foreign Policy».
13    Concernant les implications moins connues de la science nucléaire en politique étrangère, cf. en particulier A. Gsponer et J. Grinevald, CERN, La physique des particules piégée par l’OTAN, La Recherche, no 381, Paris, décembre 2004 (www.larecherche.fr/special/courrier/courrier 381.html).
14    Cf. par exemple R. Kollert, Die Politik der latenten Proliferation. Militärische Nutzung ‹friedlicher› Kerntechnik in Westeuropa, Dissertation, Deut­scher Universitätsverlag, Wiesbaden, 1994, ISBN: 3-8244-4156-X et R. Kollert, «Atoms for Peace»: A foreign policy concept of the cold war gets into a clue to latent proliferation, INESAP-Information Bulletin, Nr 9, May 1996, 22–24
15    Commission spéciale des Nations Unies pour l’Irak(Traduction Horizons et débats)