Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°3, 23 janvier 2012  >  Il faut à nouveau faire jouer l’«orchestre européen» [Imprimer]

Le Conseiller fédéral Schaffner et le général de Gaulle à propos de l’intégration européenne

Hans Schaffner: «Notre démocratie référendaire ne permet pas de céder à une autre collectivité des compétences qui relèvent du peuple, véritable souverain. […]
Le Général s’oppose catégoriquement à la philosophie intégrative de Bruxelles. L’unification de l’Europe ne doit pas reposer sur l’abandon des droits de souveraineté nationaux à des autorités supranationales mais plutôt sur le maintien et le renforcement des Etats nations existants. Lui aussi souhaite le rapprochement des pays européens mais sous la forme d’une alliance entre des gouvernements souverains. […] Lui aussi insiste sur la nécessité de poursuivre le partenariat entre l’Europe et les Etats-Unis. Face à l’Amérique, il doit y avoir une Europe égale en droits non seulement formellement mais effectivement, pas une Europe intégrée donc diminuée.»

Il faut à nouveau faire jouer l’«orchestre européen»

Intégration européenne (2e partie)

Le conseiller fédéral Hans Schaffner et l’AELE

par Werner Wüthrich, docteur ès sciences politiques, Zurich

La première partie de cette série d’articles, intitulée «La méthode Monnet, une clé pour comprendre la crise de l’euro» (Horizons et débats du 19/12/11) évoquait les débuts de l’intégration européenne telle qu’elle est comprise aujourd’hui par l’UE et l’action de Jean Monnet et de ses réseaux. Il existait alors un mouvement contraire – il subsiste aujourd’hui – qui concevait différemment l’intégration: non pas comme un Etat fédéral doté d’institutions supranationales mais plutôt comme une association de nations souveraines qui font «jouer l’orchestre européen». Cette idée trouva sa réalisation politique dans la création de l’Association européenne de libre-échange (AELE) en 1960.1 Un politicien suisse, le conseiller fédéral Hans Schaffner, a joué ici un rôle particulier. On le considère parfois comme l’adversaire de Jean Monnet. C’est à cet autre type d’«intégration européenne» que nous allons rendre hommage ici.

Le terme d’intégration partage avec d’autres termes à la mode la caractéristique de ne pas être défini clairement, de ne pas être définissable. En économie, il désigne l’imbrication plus ou moins étroite des économies de deux pays ou plus qui se différencie des relations interétatiques «normales». L’intégration peut naturellement être renforcée ou faire l’objet d’une promotion systématique et être donc utilisée comme un instrument politique.
La notion d’«intégration économique» a été adoptée depuis l’entrée dans le débat politique des pères du Traité de Rome (traité instituant la CEE), en particulier de Jean Monnet. Il existe depuis assez longtemps une intégration économique entre les Etats-Unis et le Canada ou entre l’Allemagne et l’Autriche. Souvent les grands dominent l’économie des petits, ce qui est ressenti comme une mainmise et suscite une opposition.
La caractéristique commune à toutes les formes d’intégration économique est qu’elles ont une signification politique. L’intégration économique de l’UE vise l’objectif politique de la création d’un Etat. Dans le Préambule du Traité de Rome (1957)s’exprime la volonté d’«établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens». L’idée que l’intégration économique n’était qu’une étape sur la voie de la création d’un Etat fédéral européen faisait partie du credo de Jean Monnet et de ses réseaux. Pour eux, les peuples européens constituaient une unité naturelle, un groupe d’Etats et d’ethnies auquel manquait encore une organisation adéquate pour devenir un seul Etat et un seul peuple.
Heureusement que l’histoire ne s’est pas déroulée telle que le souhaitaient les pères fondateurs groupés autour de Jean Monnet qui n’avaient pas approfondi la question.
Il existait à l’époque de nombreuses contradictions et absurdités qu’on a du mal à comprendre aujourd’hui. Mentionnons un seul exemple: La Grande-Bretagne participa aux négociations sur la création de la CEE, se retira avant leur achèvement, contribua activement à la fondation de l’AELE pour, quelques mois après, déposer une demande d’adhésion à la CEE. Comment comprendre cette attitude?

Documentation

Les lignes qui suivent sont fondées sur des documents faisant partie de l’importante collection «Documents diplomatiques suisses» qui ont été rassemblés en collaboration avec les Archives fédérales et couvrent la période commençant en 1848. Le travail a débuté en 1979 et devrait être achevé dans quelques années. Il s’agit de procès-verbaux de séances du Conseil fédéral, de rapports et de lettres des représentations diplomatiques, de notes et surtout d’exposés présentés lors de conférences des ambassadeurs. Au cours de ces réunions régulières, les conseillers fédéraux ou les hauts fonctionnaires informaient les diplomates. Les documents concernent avant tout la politique étrangère et étaient classés «confidentiels» ou «strictement confidentiels». Depuis peu, ils sont accessibles dans une banque de données et chacun peut les consulter directement sur Internet en indiquant les numéros des documents. Ainsi, si vous tapez www.dodis.ch/30270 et cliquez sur le document recherché, vous voyez s’afficher l’entretien au cours duquel, en 1961, de Gaulle et Hans Schaffner parlèrent de la situation politique de l’Allemagne et de l’intégration européenne. On peut ainsi se ­plonger directement dans l’histoire d’une manière authentique qui n’est pas possible aujourd’hui en politique. Il faut en savoir gré aux initiateurs de cette documentation et à leurs collaborateurs.

La politique d’intégration de la Suisse

En 1947, les 17 pays d’Europe occidentale fondèrent l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). La Yougoslavie en faisait également partie. Dans le cadre de cette organisation, la diplomatie suisse se prononça en faveur de la création d’une zone de libre-échange pour tous les pays d’Europe occidentale dans laquelle ils pourraient collaborer en tant que nations souveraines. Les travaux démarrèrent positivement. Les opérations de paiement, qui avaient été interrompues pendant la guerre, furent rétablies, la circulation des capitaux fut de nouveau possible et les barrières douanières furent supprimées peu à peu. Les efforts d’une minorité de 6 pays pour créer une association séparée dotée d’institutions supranationales – la CEE – furent considérés par beaucoup comme «séparatiste» et «discriminatoire». Peter Thorneycroft, président de la Chambre du Commerce britannique déclara, en 1956: «No fine words would disguise the reality of a discriminatory bloc, in the heart of industrial Europe, promoting its own internal trade at the expense of trade with other countries in the free world.»2 (Il n’est pas possible de masquer avec des euphémismes l’existence, au cœur de l’Europe industrielle, d’un bloc discriminatoire promouvant son commerce intérieur aux dépens du commerce avec d’autres pays du monde libre.)
La plupart des pays d’Europe occidentale préféraient la collaboration entre Etats souverains jouissant des mêmes droits, telle qu’elle avait commencé au sein de l’OECE. Lorsque cela devint impossible, une petite zone de libre-échange comprenant 7 pays, l’AELE, fut créée.

Hans Schaffner

Qui furent les acteurs de la politique suisse d’intégration? Qui a déterminé la «politique européenne» à l’époque? Il n’y avait pas encore de votations sur le sujet qui auraient pu fournir des orientations. Les médias et les partis ne s’intéressaient guère à la question, contrairement à aujourd’hui.
Ceux qui s’y intéressent aujourd’hui tombent sur l’expression «politique de la Division du commerce» ou sur le nom de Hans Schaffner. On le qualifie parfois de «père de l’AELE» et d’adversaire de Jean Monnet. Il a grandi dans le canton d’Argovie et était membre du Parti libéral-démocratique (PLR). En 1941, le Conseil fédéral le nomma chef de l’Economie de guerre où il collabora avec Friedrich Traugott Wahlen et Jean Hotz.3 Professeur à l’EPFZ, Wahlen organisa l’extension des cultures (Plan Wahlen) qui devait garantir l’approvisionnement alimentaire de la population. Jean Hotz était responsable des accords commerciaux avec l’étranger. Cette équipe de l’Administration fédérale était principalement chargée d’assurer l’approvisionnement indispensable en matières premières et en carburants, avant tout en charbon et en pétrole dont la Suisse était dépourvue. Elle assura essentiellement la survie économique de la Suisse à une époque difficile, lorsque le pays était pris en étau entre les puissances de l’Axe.
Après la guerre, le Conseil fédéral nomma Hans Schaffner délégué aux accords commerciaux et, en 1954, directeur de la Division du commerce au Département de l’Economie publique. C’est à ce titre qu’il défendit la politique de la Suisse au sein de l’OECE et également au GATT. Le conseiller fédéral chargé à l’époque de la politique étrangère, Max Petitpierre,4 ne s’imposa guère en matière de politique commerciale et donna en grande partie carte blanche à Hans Schaffner et à ses collaborateurs. En 1961, Hans Schaff­ner fut élu directement au Conseil fédéral sans avoir jamais été élu par le peuple au Parlement ou à une autre fonction politique. Au gouvernement, il put collaborer à nouveau avec son ami depuis la Seconde Guerre mondiale, Friedrich Traugott Wahlen, qui avait succédé à Max Petitpierre au Département des Affaires étrangères. Leur équipe comprenait également Albert Weitnauer (délégué aux accords commerciaux et plus tard directeur de la Division du commerce) et Paul Jolles (chef du Bureau de l’intégration). Ce groupe relativement restreint était alors responsable, avec ses collaborateurs, de la politique d’intégration de la Suisse. On peut maintenant la suivre avec précision grâce aux documents disponibles. Le reste du Conseil fédéral suivait son action avec une bienveillance critique sans intervenir directement.
Pays exportateur, la Suisse, tout en orientant sa politique d’intégration vers l’Europe, ne perdit jamais de vue le reste du monde. 55% des exportations étaient destinées à l’Europe et 45% au reste du monde. Quant aux importations, elles provenaient à 70% de pays européens.

L’AELE, alternative à la CEE

Lorsqu’au milieu des années 1950 se concrétisa de plus en plus le projet de 6 pays de créer en Europe une sorte d’Etat fédéral doté d’institutions supranationales, beaucoup de politiques des nombreux pays non concernés se demandèrent comment réagir. Une nouvelle division de l’Europe menaçait. Comme nous venons de le dire, la collaboration au sein de l’OECE avait très bien commencé. La Suisse était bien intégrée et Hans Schaffner et ses collaborateurs de la Division du commerce étaient souvent invités, en tant que représentants d’un pays neutre, à diriger des groupes de travail, des congrès et des réunions. On n’avait aucune raison d’abandonner cette politique efficace. Mais la création de la CEE en 1957 changea la donne. Tout d’abord, les pays non membres tentèrent de poursuivre la politique de l’OECE et de créer une zone de libre-échange avec tous les pays d’Europe occidentale. Mais, comme nous l’avons dit plus haut, ils n’y parvinrent pas et, lors de réunions informelles, l’idée naquit de mettre sur pied une alternative à la CEE et de fonder une autre association, une petite zone de libre-échange dans laquelle des nations souveraines jouissant des mêmes droits pourraient collaborer.

«Révolution de fonctionnaires»

Revenons à l’année 1958. Le 1er décembre, Hans Schaffner entra en action après un entretien avec le ministre britannique des Affaires étrangères. Il invita à Genève tous les milieux concernés à une conférence au niveau des fonctionnaires. C’est lors de cette rencontre que l’on esquissa le concept de l’AELE et prépara les conférences d’Oslo et de Stockholm qui eurent lieu quelques mois plus tard.
Hans Schaffner n’a pas inventé l’AELE mais il en a pris l’initiative et l’a mise sur les rails. La Grande-Bretagne, qui avait participé aux négociations en vue de la création de la CEE mais qui s’était retirée en 1955, joua un rôle important. La raison n’en était pas seulement son scepticisme à l’égard d’institutions supranationales et de l’orientation politique de la CEE. La plus grande partie du commerce extérieur de l’île avait lieu dans le cadre du Commonwealth. D’autre part se développait sur le continent un facteur de pouvoir politique et économique auquel la Grande-Bretagne ne voulait pas rester étrangère. La politique anglaise demeurait contradictoire (ce qu’elle est encore aujourd’hui).
Sept pays – la Grande-Bretagne, la Suisse, la Norvège, l’Autriche, le Danemark, le Portugal et la Suède – fondèrent à Stockholm, le 4 janvier 1960, l’AELE et créèrent ainsi une zone de libre-échange pour les produits industriels. On laissa de côté l’agriculture. Dès lors, il exista deux organisations qui toutes les deux, mais de manière différente, avaient pour objectif d’intégrer économiquement les pays d’Europe. A Bruxelles, centre névralgique de la CEE, travaillaient quelque 5000 personnes. L’AELE installa son siège à Genève et employa quelque 150 collaborateurs, ce qui traduisait une philosophie différente: promotion du libre-échange sans appareil de pouvoir. Ces deux conceptions concurrentes de l’intégration économique (et politique) de l’Europe provoquèrent des tensions et bientôt les événements se précipitèrent.
A peine l’encre des signatures du Traité de Stockholm était-elle sèche que la Grande-Bretagne fit savoir qu’elle voulait adhérer à la CEE. L’AELE n’était pas encore assez solide en tant qu’organisation pour digérer ce revers. La Grande-Bretagne représentait l’économie de loin la plus importante de l’Association et elle avait joué un rôle actif lors de sa création. Qu’est-ce qui allait se passer? Et comment la Grande-Bretagne en était-elle arrivée à mener une politique aussi versatile?

Démarche solidaire

Après quelques débats, les 7 Etats de l’AELE tombèrent d’accord pour agir de manière offensive, c’est-à-dire entrer tous en relation avec la CEE. Aucun membre ne devait faire cavalier seul. Ils réaffirmèrent leur objectif consistant à créer en Europe occidentale une zone de libre-échange pour tous et à éviter une division économique de l’Europe (Déclaration de Londres du 28 juin 1961).
On pensait que la Grande-Bretagne permettrait de réduire le caractère centraliste de la CEE et d’empêcher le développement de structures supranationales et que la CEE deviendrait plus libérale. Les responsables espéraient qu’une fois que l’intégration économique serait réalisée, on reviendrait à moins de bureaucratie. Comme nous le savons aujourd’hui, ce ne fut pas le cas. A l’époque, Bruxelles employait environ 5000 fonctionnaires. Aujourd’hui, avec certes davantage d’Etats membres, ils sont quelque 50 000.

Les Etats-Unis divulguent leurs objectifs

Si l’on veut comprendre la suite, il faut tenir compte de l’événement suivant:
Le 14 juillet 1961, le Sous-secrétaire d’Etat américain George Ball vint de son propre chef à Berne et demanda à s’entretenir avec le conseiller fédéral Hans Schaffner et le président de la Confédération Traugott Wahlen. Il leur exposa le point de vue de son pays. Le délégué aux accords commerciaux Albert Weitnauer a consigné dans une note l’essentiel de l’entretien (dodis.ch/30116): George Ball révéla que le gouvernement américain avait fortement «encouragé» le gouvernement britannique à adhérer à la CEE car un simple accord économique entre la CEE et les pays de l’AELE aurait édulcoré le contenu politique de la CEE. Les Américains ne souhaitaient pas que les négociations entre la CEE et l’AELE se réduisent à une collaboration purement économique.
Dans sa note, Weitnauer relève que le président Kennedy avait eu un entretien avec le Premier ministre britannique MacMillan: «Il s’agit pour eux avant tout que la Grande-Bretagne et les autres pays de l’OTAN membres de l’AELE souscrivent, en adhérant à la CEE, aux objectifs politiques de cette dernière. Cela doit déterminer le calendrier des prochaines négociations avec la CEE au sens où il s’agit tout d’abord de faire adhérer à la CEE la Grande-Bretagne et ses alliées de l’OTAN et de les gagner à ses objectifs politiques à long terme. Ce n’est que lorsque cela sera réalisé que les relations entre la CEE et les membres neutres de l’AELE pourront être réglées.»
Ball laissa entendre que les Etats-Unis ne toléreraient pas la création d’une zone de libre-échange de toute l’Europe occidentale sans orientation politique. Wahlen commenta la visite de Ball de la manière suivante: «Les Etats-Unis appuient l’objectif de la CEE et aspirent à la création d’Etats-Unis d’Europe. Quiconque s’oppose à cet ob­jectif ne saurait compter sur la sympathie de Washington.»
La veille déjà, lors de la journée des ministres, Weitnauer avait déclaré qu’une grande zone de libre-échange pour l’Europe occidentale n’était pas possible car «il faudrait avant tout que le gouvernement américain retire son veto contre une association économique de la zone OECE.» (dodis.ch/15113) Le président Eisenhower, prédécesseur de Kennedy, avait déjà fait pression pour que la CEE ait un objectif politique conforme aux vœux de l’Amérique.

«Concept Jean Monnet/Etats-Unis»

Au cours d’une conférence des ambassadeurs ultérieure, Weitnauer exliqua la position américaine: Il parla d’un «concept Jean-Monnet/Etats-Unis». Voici ses explications:
«Sans vouloir répéter des choses bien connues, je me permets de rappeler que dans ce plan politique américain deux tendances fondamentales sont liées et se complètent. La première est le souhait en soi compréhensible du gouvernement américain d’organiser la défense de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler le «monde occidental» de la manière la plus adéquate possible sur la base d’efforts communs sans abandonner le leadership américain. C’est là l’origine de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, l’OTAN. La seconde tendance tire ses idées et son énergie du projet de création d’un nouvel Etat fédéral européen, les «Etats-Unis d’Europe» qui, sur le modèle des «Etats-Unis d’Amérique» doit mettre fin à la multiplicité des Etats du vieux continent. […] C’est notamment pourquoi on a absolument tenu, dans le Traité de Rome, à donner à la CEE une organisation administrative supranationale.» Weitnauer poursuivait en précisant que le concept économico-politique prévu pour la CEE par les Etats-Unis devait non pas rester limité aux six membres mais comprendre toute l’Europe occidentale et plus tard la totalité de l’Europe. (dodis.ch/30835)

Concept de négociations de la CEE avec les pays de l’AELE

A l’automne 1962, Paul Jolles, chef du Bureau de l’intégration, informa les commissions de la politique extérieure des deux Chambres sur le déroulement des négociations qui devaient rattacher les 7 pays de l’AELE à la CEE:
1.    En tant que membre de l’OTAN, la Grande-Bretagne devait diriger les négociations d’adhésion. Elles étaient considérées comme une «priorité» et étaient déjà en route.
2.    Le Danemark et la Norvège devaient les diriger plus tard. Puis ce serait le tour du Portugal, quand il aurait réglé son conflit avec l’Angola. Ces trois pays étaient membres de l’OTAN.
3.    Les 3 pays neutres – la Suisse, l’Autriche et la Suède – devaient négocier un traité d’association avec la CEE. (dodis.ch/30279)
Il en résulta une situation paradoxale: à peine fondée, l’AELE devait déjà être dissoute, et cela selon les «directives» américaines.

Hans Schaffner et de Gaulle sont favorables à une Europe des patries

Schaffner rechercha le contact avec Charles de Gaulle, homme fort de la CEE à l’époque, et il le rencontra le 17 novembre 1961 à Paris. Il lui exposa la situation de la Suisse, pays neutre, et trouva un interlocuteur tout à fait compréhensif. Les citations suivantes montrent comment de Gaulle se représentait l’avenir de l’Europe: comme une libre coopération entre des nations souveraines indépendantes de la puissance hégémonique américaine. En introduction de son rapport adressé au Conseil fédéral, Schaffner écrivait: «Le président de Gaulle donne l’impression d’une personnalité très affirmée qui pourtant ne manifeste dans ses paroles aucun sentiment de supériorité. Au contraire, il s’est montré très accueillant et il sait très bien écouter.»
Schaffner et de Gaulle ont évoqué de manière très générale les questions de l’intégration, puis Schaffner a expliqué au Président français que la conception suisse de l’Etat était incompatible avec l’intégration dans un organisme supranational. «Notre démocratie référendaire  ne permet pas de céder à une autre collectivité des compétences qui relèvent du peuple, véritable souverain.» De Gaulle: «L’intégration va entraîner encore bien des difficultés. Ainsi, les négociations avec l’Angleterre seront longues et difficiles. La France comprend son désir d’aboutir à une certaine forme d’entente, mais elle ne sera pas aisée à ­trouver. Vous pouvez cependant être assuré que la France ne vous occasionnera aucune difficulté.» (dodis.ch/30270)
Lors d’une conférence des ambassadeurs ultérieure, le 29 août 1963, Schaffner présenta le concept européen de de Gaulle de la manière suivante: «Le chef de l’Etat français partage avec les idéologues de l’Europe le souhait de faire en sorte que le continent européen cesse d’être un objet de la politique mondiale pour devenir un sujet sûr de lui. Mais l’identité de vues ne va pas plus loin. Le Général s’oppose catégoriquement à la philosophie intégrative de Bruxelles. L’unification de l’Europe ne doit pas re­poser sur l’abandon des droits de souveraineté nationaux à des autorités supranationales mais plutôt sur le maintien et le renforcement des Etats nations existants. Lui aussi souhaite le rapprochement des pays européens mais sous la forme d’une alliance entre des gouvernements souverains. […] Lui aussi insiste sur la nécessité de poursuivre le partenariat entre l’Europe et les Etats-Unis. Face à l’Amérique, il doit y avoir une Europe égale en droits non seule­ment formellement mais effectivement, et non pas une Europe intégrée donc diminuée.» (dodis.ch/30358)

La position de l’Allemagne

Comme exemple du net alignement de l’Allemagne officielle sur les Etats-Unis, nous évoquerons ici la position de Walter Hallstein, premier président de la Commission de la CEE, très favorable à la politique américaine. Schaffner cite un passage d’une déclaration de Hallstein au sujet de trois organismes européens: la CEE, l’Euratom et la Communauté européenne du charbon et de l’acier. «Toutes les trois ne sont pas seulement justifiées par le fait qu’elles agissent utilement dans leur domaine de compétence. Elles font toutes trois partie du processus d’évolution qui doit finalement aboutir à une Europe unie au sens plein du terme, à une communauté capable de planifier et d’agir ensemble avec le poids qui revient à l’Europe.» (cité par Schaff­ner dans son exposé du 29 août 1963 intitulé «Intégration et commerce mondial». (dodis.ch/30358)
En revanche, le ministre de l’Economie de l’époque et futur chancelier fédéral Ludwig Erhard était partisan d’une vaste zone de libre-échange dans laquelle tous les pays d’Europe occidentale collaboreraient en tant qu’Etats souverains. A la base de la politique allemande, il y avait notamment le Traité d’amitié franco-allemand conclu par de Gaulle et Konrad Adenauer en 1963 et qui constitua le fondement d’une coopération politique étroite qui s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui.

Timide demande d’association de la Suisse

Dans le cadre de la stratégie globale des pays de l’AELE, la Suisse avait déposé à Bruxelles, le 15 décembre 1961, une demande de négociations en vue d’une association. Le Conseil fédéral était sceptique (dodis.ch/30140) car la Suisse risquait finalement de se retrouver seule.
Le Conseil fédéral s’y prépara de la manière suivante:
–    Il mit sur pied dans l’Administration 14 groupes de travail qui préparèrent les différents dossiers.
–    Schaffner et Wahlen instituèrent un Bureau de coordination, le «Bureau de l’intégration» (il existe encore aujourd’hui) afin de réaliser une parfaite coordination des différentes divisions et voies hiérarchiques dans l’étude des questions si complexes et si lourdes de conséquences.» La direction fut confiée à Paul Jolles (Rapport de Wahlen à la Conférence des ambassadeurs du 25 janvier 1962. dodis.ch/30170)
–    Le Conseil fédéral craignait qu’un accord n’affaiblisse les structures étatiques et la démocratie référendaire. Le 24 septembre 1962, il remit au Conseil des ministres de la CEE une longue déclaration visant à familiariser les responsables avec les structures économiques et les procédures politiques de la Suisse. On y trouvait le passage essentiel suivant: «Dans les accords à conclure avec la CEE, la Suisse doit pourtant préserver sa neutralité, qui protège son indépendance, ainsi que sa structure politique faite de fédéralisme et de démocratie directe.» L’accord d’association devait prévoir des organes paritaires et pouvoir être dénoncé. Il ne devait pas mettre en question la souveraineté juridique du pays as­socié. Ainsi, on ne pouvait pas imposer à la Suisse de nouvelles obligations sans son accord. (dodis.ch/30371)
L’offre de discussions laissait entendre que la Suisse n’était pas faite en réalité pour la CEE. Celle-ci accusa réception du document, mais il n’y eut pas de négociations.

Coup d’éclat du général de Gaulle

Le 14 janvier 1963, le président français de Gaulle mit fin aux négociations d’adhésion de la CEE avec la Grande-Bretagne. Les demandes d’adhésion de la Norvège et du Danemark devenaient donc caduques. Les efforts d’association des trois pays neutres furent mis en veilleuse.
Par son veto, de Gaulle avait empêché la réalisation du «concept Jean Monnet/Etats-Unis» et contrecarré le projet de Washington visant à amener les pays de l’AELE à adhérer à la CEE. Grâce à de Gaulle, l’AELE pouvait commencer de travailler.

Que s’est-il passé après?

L’AELE allait-elle réussir à réaliser son concept de libre-échange et à faire jouer l’«orchestre européen»? Le «concept Jean Monnet/Etats-Unis» allait-il être réactivé après la mort de de Gaulle en 1971? Comment l’équipe autour de Schaffner et Wahlen se représentait-elle l’avenir de l’«intégration européenne»? Comment la première votation suisse sur l’Europe s’est-elle déroulée en 1972? Quelle est la situation aujourd’hui? Quel «modèle européen» est porteur d’avenir? Toutes ces questions feront l’objet d’un autre article.    •

1    Jubiläumsbuch EFTA 1960–2010, Elements of 50 Years of European History, EFTA Genève 2010
2    Jubiläumsbuch EFTA 1960–2010, p. 46, EFTA Genève 2010
3    René Bondt, Der Minister aus dem Bauernhaus, Handelsdiplomat Jean Hotz und seine turbulente Zeit, Zurich 2010
4    Daniel Trachsler, Bundesrat Max Petitpierre, Schweizerische Aussenpolitik im Kalten Krieg, Zurich 2011

Conseiller fédéral Wahlen: «Les Etats-Unis appuient l’objectif de la CEE et aspirent à la création d’Etats-Unis d’Europe. Quiconque s’oppose à cet objectif ne saurait compter sur la sympathie de Washington.»