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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°40, 6 octobre 2008  >  Trop de liberté dans l’interprétation des droits populaires? [Imprimer]

Trop de liberté dans l’interprétation des droits populaires?

 

par Reinhard Koradi, Dietlikon

Dans une démocratie directe, tout le pouvoir émane du peuple. Il en va du moins ainsi en théorie. Or, qui détient réellement le pouvoir de décision aujourd’hui? L’abondance des propositions de réforme ainsi que les tactiques employées à les réaliser aboutissent à une transformation rampante de l’exercice du pouvoir selon la devise: loin du peuple et près de l’administration et de l’exécutif. Cette nouvelle puissance administrative et la prétention de l’exécutif à guider la population est perceptible partout, aux niveaux communal, cantonal et surtout fédéral. Aujourd’hui, les administrations disposent de suffisamment de moyens financiers et de personnel pour maintenir un rythme très rapide de réformes surchargeant ainsi continuellement le processus de décision démocratique. Avec le soutien d’experts extérieurs, on planifie ces réformes, on les teste et, la plupart du temps sans analyse précise de la phase de test, on déclare qu’elles ont réussi et qu’elles sont donc irréversibles. Souvent, on n’attend même pas les résultats et l’on poursuit en permanence la transformation des structures, des institutions et des règlements. On justifie les réformes par la faible croissance économique, l’insuffisance de la compétitivité et l’excès de règlementation. Or, ces arguments ont perdu toute crédibilité face aux évolutions récentes de nos marchés financiers et à l’état désastreux de l’économie mondialisée. Nous ferions bien davantage en faveur de l’avenir de nos jeunes générations si nous redonnions du sens aux valeurs de la démocratie directe. Celle-ci va de pair avec une Ordnungspolitik1 qui protège les intérêts du pays et sert le bien commun. Il est temps de renoncer à l’économisation totale de notre vie et de notre société et de libérer l’action politique de sa frénésie de réformes. Revendiquons nos droits civiques, accomplissons nos devoirs et calmons l’activité politique. Il s’agit de préparer le terrain pour une politique sociale et économique qui corresponde aux véritables besoins des individus et rende possible la coexistence paci­fique à l’intérieur des pays aussi bien que sur le plan international.

Mauvais rapports de force

C’est le peuple qui finance, à travers les impôts, les administrations et les fonction­naires de l’exécutif. On dit souvent que celui qui paye commande. Or, dans beaucoup d’Etats, il est devenu habituel que bien que les contribuables payent leurs impôts, l’expression de leur opinion soit traitée de plus en plus comme une ingérence gênante. Il est donc temps de remettre l’appareil étatique à sa place. Il faut endiguer la marée de réformes et la pression qu’elle exerce sur la population. Or, en Suisse, les règles du jeu sont claires. Le gouvernement peut proposer de nou­velles lois, les milieux et les particuliers intéressés peuvent, lors d’une procédure de consultation, refuser ces propositions, les compléter ou apporter de nouvelles idées. Il incombe à l’exécutif comme à l’administration d’intégrer ces propositions et, une fois la nouvelle loi retravaillée, de la soumettre au législatif, c’est-à-dire au Parlement. Selon les dossiers, le projet intégral doit être soumis au peuple et ce n’est qu’après cela que le pouvoir exécutif peut ordonner son application. Ces derniers temps, l’exécutif a tendance à confondre sa mission d’application des lois avec celle de gouvernement, encourageant ainsi la concentration du pouvoir, ennemie de la démocratie, sur l’exécutif.

Le concept suisse de développement territorial

Ainsi, le concept suisse de développement territorial – qui devrait mettre le pays sens dessus dessous – a été élaboré par l’Office fédéral du développement territorial par un groupe fermé sans véritable participation populaire. Dans l’avant-propos de ce document, il est affirmé que le concept de développement territorial, dont le sous-titre est «une Suisse dynamique et solidaire», a été élaboré à la suite d’une large procédure de consultation à laquelle ont participé la Confédération, les cantons, les villes et les communes. Dans la lettre d’accompagnement, il est précisé que le concept territorial sera débattu fin août/début septembre dans les différentes régions du pays lors d’une seconde phase de consultation. Après une phase de remaniement du texte, le concept sera, dans le courant de l’année prochaine, soumis au vote du Parlement. Les auteurs espèrent que le texte définitif obtiendra l’aval du Conseil fédéral, qu’il aura alors un caractère obligatoire pour l’administration fédérale et que ceux qui ont participé à son élaboration – Conférence des gouvernements cantonaux, Conférence suisse des directeurs des travaux publics, de l’aménagement du territoire et de l’environnement (DTAP), Union des villes suisses (UVS) et Association des communes suisses – recommanderont à leurs membres de le respecter.
Un tel procédé tient volontairement à l’écart les citoyens puisque les auteurs du concept sont parfaitement conscients du fait que leurs ambitieux projets de restructuration (Suisse urbanisée, remplacement des cantons par de grandes régions, création d’espaces de détente et de parcs naturels) n’ont aucune chance d’être acceptés par la population. On peut également se demander si on n’assiste pas à la création de mécanismes de décisions politiques tout à fait nouveaux qui n’ont aucune base constitutionnelle. En installant une nouvelle instance de décision, la Conférence des gouvernements cantonaux et les conférences des directeurs cantonaux, on écarte le principe de l’approbation par la majorité des cantons et par les votations populaires.

Mise à l’écart du peuple lors d’engagements vis-à-vis de l’étranger

Un autre exemple du fait qu’on contourne ou méprise la volonté populaire est la poli­tique menée par Mme Rita Fuhrer, conseillère d’Etat du canton de Zurich, concernant l’aéroport de Kloten. Elle affirme, en ce qui concerne le prolongement d’une piste refusé par la population: «Je suis tenue, il est vrai, par l’article 4 de la loi sur l’aéroport, de prendre l’avis des communes et des organisations citoyennes, mais non pas de le suivre.» Elle ne peut d’ailleurs pas prendre au sérieux l’avis de la population puisqu’elle a déjà négocié avec l’Allemagne le prolongement d’une piste pour permettre davantage d’atterrissages par l’est.
Bien que le peuple refuse l’intégration de la Suisse à l’UE, le Conseil fédéral et les gouvernements cantonaux réaffirment leur objectif d’adhésion. Le peuple a beau se prononcer en faveur d’une armée suisse capable de défendre le pays, le gouvernement et les «généraux» retraités imposent tout de même l’intégration dans l’OTAN des effectifs considérablement réduits de l’ancienne armée de milice suisse. On bouleverse les systèmes scolaire et sanitaire contre la volonté du peuple pour les adapter aux exigences de l’OMC. De plus en plus, on assiste à des tentatives du Conseil fédéral d’éviter les votations populaires. On regroupe des questions de manière à provoquer des conflits d’intérêts entre les différents sujets. Face à des projets de loi, on cherche par tous les moyens à remplacer le référendum obligatoire par le référendum facultatif (avec le référendum obligatoire, le projet de loi est automatiquement soumis à votation populaire tandis que lors d’un référendum facultatif les citoyens doivent, dans les trois mois, récolter 50 000 signatures pour qu’il soit soumis au vote). Ces exemples montrent que le gouvernement tient à guider le peuple au lieu de le servir et par conséquent de servir le bien commun. Il est nécessaire d’apporter un correctif à cette attitude antidémocratique. Peut-être qu’on n’y arrivera que si le peuple prive l’administration et le pouvoir exécutif des moyens financiers et en personnel. Je n’envisage pas ici de programme d’austérité par la réduction des coûts ou la privatisation des tâches de l’administration publique mais une nouvelle répartition des ressources disponibles.

Il faut redécouvrir les lenteurs de la démocratie directe

La population doit décharger l’administration et le pouvoir exécutif. Les citoyens doivent réorganiser les tâches publiques et ren­forcer le système de milice. Ils doivent intervenir à temps dans la préparation des décisions. Il faut remplacer les conseillers et les groupes d’experts par des mouvements citoyens, des commissions démocratiquement élues ou des groupes de projet pour résoudre les questions extraordinaires. Les approvisionnements en eau et en énergie, les soins médicaux, éventuellement même l’école peuvent être assurés par des coopératives lorsque les communes sont surchargées. Le système de milice doit remplacer l’appareil administratif peu transparent: grâce à sa composition interdisciplinaire, il est supérieur à n’importe quel groupe d’experts ou think tank et capable de générer des économies budgétaires considérables. L’infrastructure de production constante de réformes et de leur contrôle par les administrations et les bureaux de conseil se réduirait ainsi considérablement. Les moyens financiers économisés par ce processus pourraient s’investir dans le financement des approvisionnements de base et la promotion du bien commun. Le pouvoir exécutif serait déchargé puisqu’il n’aurait plus qu’à se concentrer sur l’exécution des décisions.
C’est grâce à la lenteur propre à la démocratie directe que les populations concernées pourront réfléchir de manière approfondie aux réponses à apporter aux défis mo­dernes. Le peuple aura la possibilité d’analyser le pour et le contre d’une réforme et de se rendre compte lui-même des conséquences qu’elle aura. Les décisions populaires ne seront plus le résultat de campagnes de propagande coûteuses mais de votes populaires nés de la conviction des votants. La vitesse des réformes s’adaptera automatiquement à la capacité d’assimilation du peuple. Il incombera de nouveau au souverain de dire ce qu’il faut faire et non plus au pouvoir exécutif. Les droits populaires retrouveront la place qui leur revient. La qualité des processus de transformation et leur application s’amélioreront considérablement parce qu’on aura gagné du temps. Il se pourrait aussi que des acquis maintenus parce qu’ils ont trouvé une large reconnaissance au sein de la population ne soient plus abolis si vite parce que la frénésie des réformes aura été remplacée par des débats publics ouverts et honnêtes sur les avantages et les dangers des innovations.    •

1    Il n’existe guère d’équivalent français de ce terme désignant une politique visant à créer un cadre légal et institutionnel à l’économie. (ndt.)