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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°23, 9 juin 2008  >  «L’important, c’est la souveraineté en matière d’alimentation» [Imprimer]

«L’important, c’est la souveraineté en matière d’alimentation»

Un entretien avec Mathias Binswanger

Le professeur d’économie Mathias Binswanger appréhende l’avenir des paysans suisses si le libre-échange agricole est instauré avec l’Union européenne. Il estime que le Conseil fédéral devrait défendre l’agriculture comme la place financière.

AgroNews: Monsieur Binswanger, vous êtes un des rares économistes suisses protestant contre l’accord de libre-échange agricole que le Conseil fédéral souhaite conclure avec l’Union européenne. Pourquoi?
Mathias Binswanger: Le libre-échange est non un but, mais un moyen. Il est bénéfique quand il assure davantage de prospérité, c’est-à-dire que de nombreux paysans en profitent et que peu y perdent. C’est le cas de nombreux marchés. Mais, sur les marchés agri­coles, le libre-échange a beaucoup de perdants et peu de gagnants. Il convient donc économiquement de s’opposer au libre-échange dans l’agriculture. En ouvrant les frontières, on met en péril l’approvisionnement du pays en denrées alimentaires, objectif fixé par la constitution. Subsisteront quelques producteurs de spécialités locales, telles certaines sortes de fromages, soit une agriculture à la Heidi. Par ailleurs, quelques grosses exploitations du Plateau survivront, alors que l’ouverture des frontières sonnera le glas des autres paysans.

Les partisans d’un accord de libre-échange agricole prétendent que, dans le cadre de l’OMC, la Suisse sera contrainte tôt ou tard de réduire massivement ses droits de douane. Le libre-échange agricole avec l’UE serait donc un moindre mal, puisqu’il permettrait des échanges supplémentaires.
Lors de discussions antérieures à propos de l’Europe, on a déjà dit qu’il fallait renoncer à certaines choses pour pouvoir participer aux débats avec l’UE. Invoquant toujours des contraintes objectives, le Conseil fédéral ne fait pas précisément preuve de beaucoup de courage.

Pensez-vous que le Conseil fédéral devrait se montrer plus sûr et déclarer à l’étranger que nous avons besoin de droits de douane élevés pour protéger notre agriculture?
En réalité, les conseillers fédéraux y sont opposés. Madame Leuthard surtout attache une grande importance au libre-échange. Mais le Conseil fédéral a dit «non» à l’atténuation du secret bancaire jusqu’à maintenant, et le secret bancaire a été maintenu.

A votre avis, comment la politique agricole suisse devrait-elle être conçue?
Il faut une certaine protection à la frontière. A défaut, leurs produits ne valent aucune recette aux paysans. Les agriculteurs se transforment en responsables du paysage engagés par l’Etat, en caricatures de ceux qui s’appelaient autrefois des paysans. Soutenir son agriculture n’est pas une décision économique, mais une résolution politique. D’un point de vue purement écono­mique, d’après la théorie des coûts comparatifs, la Suisse ne devrait pas produire de denrées alimentaires, la valeur ajoutée générée par les banques et l’industrie pharmaceutique étant dix fois supérieure. La décision politique de préserver l’agriculture suisse prise, elle ne peut être réalisée – sans mesures de protection aux frontières – qu’en faisant de facto des paysans des fonctionnaires.

La semaine dernière, la Communauté d’intérêts pour le secteur agro-alimentaire suisse (CISA) s’est formée; elle groupe des grossistes et des manufactures, des associations écologiques et de protection des animaux, mais aussi plusieurs organisations paysannes. Ces dernières se sont-elles fourvoyées?
Non, ce sont les agriculteurs qui survivront, les éleveurs de cochons, par exemple, s’y sont engagés dès le début. La plupart sont de grosses exploitations.

Bio Suisse, IP Suisse et l’Association des petits paysans en font partie …
La CISA écrit vouloir saisir «ses chances courageusement et offensivement» dans le libre-échange avec l’UE. En réalité, les paysans creusent leur propre tombe courageusement et offensivement. On n’en croit pas ses yeux. C’est ainsi que Bio Suisse pense possible de pré­server en Suisse, en adoptant le libre-échange, une agriculture biologique et exempte de modifications génétiques.

Vous plaidez donc pour le maintien offensif de barrières douanières élevées. La Suisse ne peut alors pas s’imposer dans les négociations de l’OMC.
Il faut voir: même pour les Etats-Unis, un libre-échange agricole n’est intéressant que combiné avec des subventions massives. Vendre des produits fortement subventionnés sur le marché mondial est très attrayant, quelques grands groupes agro-alimentaires des Etats-Unis en profitent. Dans l’UE aussi, des denrées alimentaires sont produites et exportées avec de fortes subventions.

Toutefois, une réduction de ces soutiens internes est exigée lors des négociations de l’OMC. Croyez-vous que l’UE et les Etats-Unis n’y seront disposés en aucun cas et qu’aucun accord ne sera donc jamais signé?
Oui. Les pourparlers sont totalement bloqués. En cas de doute, les Etats-Unis défendent toujours les intérêts de leur économie, même s’il s’agit de l’agriculture.

Votre dernier livre s’intitule «Mehr Wohlstand durch weniger Freihandel. Davantage de prospérité grâce à moins de libre-échange». De quoi s’agit-il?
Il s’agit précisément du fait que le libre-échange agricole ne génère généralement pas davantage de prospérité, mais en cause moins. Non seulement pour les paysans suisses, mais aussi pour les pays en développement. On affirme toujours qu’ils profitent du libre-échange. En fait, les pays aux coûts de production agricole avantageux ne peuvent pas en profiter pour gagner de l’argent, en raison des subventions à l’exportation versées dans l’hémisphère Nord. Depuis qu’ils ont ouvert leurs frontières, les pays les plus pauvres sont devenus importateurs de produits alimentaires. La production de ces pays a toujours été axée sur quelques monocultures, ce qui implique que de nombreux petits paysans ont dû fermer leur exploitation, de grandes entreprises s’étant constituées. Si l’on se concentre sur cette culture de rapport consistant en matières premières pour l’exportation, telles que le café, le coton, le soja ou le sucre, l’approvisionnement en denrées alimentaires ne peut plus être assuré, il faut importer toujours davantage. Le prix des denrées alimentaires qui doivent être importées n’a pas baissé, contrairement à celui des matières premières exportées. Ces pays ne profitent donc même pas maintenant de la situation, une grande partie des denrées alimentaires étant entre temps importées.

On rencontre souvent l’argument selon lequel les gouvernements ne devraient pas limiter le niveau des prix des denrées alimentaires, afin qu’un niveau élevé incite les agriculteurs à produire davantage.
La réalité est moins simple. Si des denrées alimentaires de base doivent être produites dans les pays en développement, les petits paysans auront besoin de capital. On ne peut pas tout d’un coup produire de nouveau des produits diversifiés pour le marché intérieur après s’être limité à la monoculture pendant des décennies.

Quelle devrait être la contribution des pays de l’hémisphère Nord lors de la pénurie actuelle?
L’important, c’est la souveraineté en matière d’alimentation. Dans l’aide au développement, les fonds doivent être attribués de manière à assurer l’approvisionnement de la population.

La souveraineté en matière d’alimentation n’est-elle importante que dans l’hémisphère Sud ou l’est-elle également chez nous?
Au fond, souveraineté en matière d’alimentation correspond à ce que l’on appelait sécurité de l’approvisionnement …

Mais nous ne vivons plus en temps de guerre, au cours de laquelle chaque pays doit constituer des réserves.
Il faut cependant s’assurer contre des conditions de production malsaines et des fluctuations de prix. Tant qu’un pays dispose d’une agriculture, il peut exercer son influence sur les conditions de production. Autrement, il dépendra de ce qui est offert sur le marché mondial. •

Source: Schweizer Bauer du 14/5/08 Interview par Roland Wyss-Aerni. (Traduction Horizons et débats)

Mathias Binswanger est professeur d’économie à la Haute école spécialisée de la Suisse du Nord-Ouest à Olten et chargé de cours à l’Université de St-Gall. Il y a deux ans, il a publié «Die Tretmühlen des Glücks». Il est le fils de Hans-Christoph Bins­wanger, considéré comme le père de la réforme agraire suisse qui, à partir de 1993, a introduit les paiements directs.

Théorie et pratique du libre-échange
wy. Pour l’agriculture, le libre-échange est une voie de garage. Le professeur d’économie Mathias Binswanger défend cette thèse dans son livre intitulé «Mondialisation et agriculture – Davantage de prospérité grâce à moins de libre-échange».
Partant de la théorie des coûts comparatifs de David Ricardo, économiste qui passe pour l’auteur de la théorie moderne du libre-échange, il montre les différences entre l’agriculture et d’autres secteurs économiques. L’agriculture connaît des limites naturelles, car le sol, facteur principal de la production, ne peut pas être multiplié. Comme l’agriculture ne peut pas croître ni devenir productive dans les mêmes proportions que d’autres secteurs, elle s’expatrie ou doit maintenir des mesures de protection.
Cependant, la productivité augmente dans l’agriculture également. Il en résulte un accroissement de la production et une baise des prix, mais sans progression de la demande. Ce mécanisme concerne également les produits exportés par les pays en développement. En raison de la baisse des prix du café, du coton, du soja et du sucre, de nombreux pays en développement ont été les perdants du libre-échange.