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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°48, 13 decembre 2010  >  Le règne de l’économisme n’est pas notre destin [Imprimer]

Le règne de l’économisme n’est pas notre destin

par Francis Gut, Jutta Lücking et Vera Ziroff Gut

Les crises sont des tournants qui stimulent le développement et la réalisation de ­nouvelles idées. Dans son excellent ouvrage intitulé «Zivilisierte Marktwirtschaft»,1 Peter Ulrich évoque les questions fondamentales de l’activité et de l’éthique économiques. Il analyse la dynamique néo-libérale débridée et lui oppose une activité économique responsable, appropriée à tous les hommes et légitime. Afin qu’une réorientation aussi radicale réussisse, «une prise de conscience de l’humanité qui fasse date» s’impose.

Le chaos règne dans les économies d’Europe et d’Amérique. Depuis la crise financière de 2008, de nombreux Etats sont particulièrement endettés. Or, pendant que les peuples doivent assumer les charges de la crise, les banques qui l’ont déclenchée retournent à leurs affaires courantes. Bien que le peuple des Etats-Unis ait désapprouvé la politique économique du gouvernement lors des dernières élections au Congrès, l’institut d’émission a augmenté considérablement la masse monétaire peu après, mesure contestée même au sein de la FED en raison de ses effets négatifs potentiels sur la stabilité des prix. Seules les banques semblent en profiter. Les instruments disciplinaires exigés encore à pleine voix en 2008 se révèlent peu effi­caces face au lobby bancaire. Dans la zone euro, les ­grandes ­banques peuvent même forcer le gouvernement irlandais à recueillir des crédits qu’il ne souhaite pas. Comme les crédits sont liés à de strictes mesures d’économie, des tensions se manifestent entre gouvernement et population. L’Irlande est menacée d’une crise poli­tique; au Portugal, une grève générale paralyse une grande partie du pays; au Royaume-Uni, la centrale des conservateurs est mise à sac; en Grèce, la population proteste depuis des mois contre des mesures d’économie rigoureuses.

Economie de marché civilisée

«Pour réussir à intégrer la dynamique économique mondiale débridée dans un ­système supranational approprié et légitime de citoyens (économiques) du monde se respectant mutuellement, une prise de conscience de l’humanité qui fasse date s’impose sans conteste en ce début du XXIe siècle», écrit Peter Ulrich dans son ouvrage intitulé «Zivilisierte Marktwirtschaft» (Economie de marché civilisée). Et de poursuivre: «Il s’agit cependant d’un défi inévitable, si nous ne voulons pas renoncer au projet de modernité culturelle et sociale qui doit émanciper l’homme de ses dépendances et contraintes de toutes ­sortes, même des contraintes mentales idéo­logiques.»2
C’est à juste titre qu’il exige avec tant de véhémence la réapparition du siècle des lumières dans la pensée et l’action économiques. Son livre stimule la réflexion et fournit les instruments permettant d’aborder les problèmes avec plus de précision et de les traiter. Nous en appelons ici expressément à l’échange public d’arguments, à l’«utilisation publique de la raison». En effet: Les prestations par lesquelles le siècle des lumières s’est distingué déjà en Europe, il y a 200 ans, en philosophie morale et en philosophie politique font encore complètement défaut sur le plan économique, en ce qui concerne les relations économie – société. Alors que nous avons développé les libertés individuelles et les droits de l’homme sur le plan politique et bâti une société démocratique libérale correspondant à ces droits, il n’existe rien de comparable en économie. Depuis 200 ans, nous avons abandonné la plupart du temps la théorie et la pratique économiques au libéralisme économique, qui a fait quasiment de notre société une société de marché aux conséquences catastrophiques, telle la crise économique et financière de 2008. Une maximisation sans scrupules des profits et des émoluments démesurés des managers font face à des situations professionnelles sans issue (jobs à un euro – entreprises unipersonnelles à responsabilité limitée ) et à une existence des perdants indigne. Il en résulte un endettement considérable de l’Etat et une dégradation catastrophique de l’environnement. Comme nous avons trop soumis notre vie et la communauté poli­tique aux prétendues contraintes objectives du marché, le rapport entre l’économie et la société passe par une crise grave. «Une réorientation complète est donc nécessaire sur le plan de l’éthique économique», souligne Peter Ulrich qui élabore le projet d’une économie de marché réellement civilisée, c’est-à-dire intégrée dans une société de citoyens moderne. Par société de citoyens, on entend ici une communauté de citoyens libres et égaux, dans laquelle le respect mutuel des droits d’autrui doit être la condition de l’action politique et écono­mique. Dans la première partie de cet «enseignement prodigué au citoyen économique» – Ulrich se réfère au siècle des lumières – il explique tout d’abord les idées directrices de l’économie moderne à partir des notions de raison, de progrès et de liberté pour passer en revue trois «lieux» de responsabilité de l’éthique économique, à savoir le citoyen pris isolément, l’entreprise et l’ensemble du système politico-écono­mique du marché national et mondial.

Démystification de l’idéologie du libre marché

Avant de développer un concept nouveau et réellement moderne de l’économie de marché et de la bonne direction d’entreprise, Ulrich considère comme urgent, pour passer par une étape sautée du siècle des lumières, de procéder au «désenchantement» (Max Weber) de l’idéologie du libre marché. En effet, nous semblons, nous, citoyens, être enracinés, sur le plan de l’histoire des sciences humaines, dans une crédulité envers le marché quasiment religieuse; nous ne cherchons donc pas réellement à sortir de la tutelle que nous nous sommes imposée en économie, mais tolérons, dans de nombreux pays, une politique néo-libérale de déréglementation du marché et d’intensification de la concurrence, bien que cette politique ne nous libère pas des contraintes économiques objectives, mais, bien au contraire, nous y assujettisse totalement si possible. «L’économisme est bien la grande idéologie actuelle», écrit Peter Ulrich à ce sujet. «Antérieurement, pas une seule forme d’argumentation idéologique n’a exercé d’influence comparable dans le monde. La cri­tique de l’économisme ou la critique de la ratio économique exempte de toute limitation consiste, dans la perspective des ­sciences humaines, à rattraper un peu ce que le siècle des lumières a réalisé.»
Pour l’économisme, l’économie raison­nable consiste avant tout en davantage de marché, plus de concurrence, une augmentation de la productivité et une croissance écono­mique. Or la recherche de nouveaux marchés et de lieux de production aux coûts favo­rables – recherche qui, dans le pays d’origine, répand souvent le chômage et la pauvreté, ce qui ne passe pas inaperçu – cette recherche nécessite une justification. Deux types d’arguments, que Peter Ulrich appelle à juste titre la nécessité (apparemment) objective (das Sachzwangdenken) et la fiction du bien commun (Gemeinwohlfiktion) remplissent cette fonction. «Cela s’exprime à peu près ainsi: La forte concurrence mondiale nous oblige … (par exemple à licencier tant de milliers de personnes – thèse de la nécessité objective), mais c’est finalement dans l’intérêt de tous (fiction du bien commun et métaphysique du marché)».3 S’il est évident que la nécessité objective concerne tous les participants au marché, elle n’est pas, la plupart du temps, la cause de l’action des entreprises (licenciements par exemple), poussées bien davantage par la perspective de revenus et, partant, de bénéfices accrus. Sur le marché, aucune contrainte objective n’oblige cependant à maximiser son profit. Comme tiré du manuel, le cas Roche est un exemple dans lequel ces instruments d’analyse de Peter Ulrich peuvent s’appliquer.

«Operational excellence» de Roche contre économie de marché civilisée

Le 17 novembre, le groupe pharmaceutique Roche a communiqué qu’il allait supprimer 4800 emplois dans le monde entier, soit 6% de l’ensemble de ses effectifs. En Suisse, les restructurations touchent 770 emplois, dont 530 sont supprimés, le site de Burgdorf, qui fonctionne bien, étant fermé. Ce programme de changements et de réductions, appelé «Operational Excellence», doit permettre d’économiser 2,4 milliards de francs par année à partir de 2012. Cette mesure est-elle nécessaire et justifiable sur le plan ­éthique?
Le compte de résultats n’impose pas de mesure aussi douloureuse. Le bénéfice net au premier semestre de 2010 se chiffre à 5,5 milliards de francs, la marge d’exploitation s’inscrit à 32,8% au premier se­mestre de 2008, à 33,2% au premier semestre de 2009 et à 35,5% au premier semestre de 2010, ce qui reflète une stabilité à très haut niveau.
Le même jour, au «Tagesgespräch» de «Radio DRS», Severin Schwan, CEO du groupe Roche, se justifie: «Dans le monde entier, nous devons faire face à un contexte beaucoup plus difficile que par le passé, nous assistons à de fortes pressions sur les prix aux Etats-Unis et en Europe avant tout, nous avons subi récemment des revers dans notre pipeline de produits. […] La situation est telle», ajoute-t-il quelques instants plus tard, «que nous agissons à partir d’une position de force, de très grande force. Nous avons un des pipelines de produits les plus prometteurs de la branche, et nous continuerons à y investir. […] En raison des changements de contexte, je considère comme très important de prendre maintenant des me­sures pro­actives à partir d’une position de force. C’est la seule manière de garantir le succès de Roche à long terme, et cela nous permet d’investir dans l’innovation. Nous ne resterons un employeur intéressant que de cette façon.»4 Le communiqué de presse souligne que: «ces mesures sont né­cessaires pour garantir durablement le succès de Roche.»
Et politiciens et journalistes d’approuver d’un joli mouvement du menton,5 bien que la contradiction entre l’augmentation considérable du bénéfice et les nombreux licenciements de personnel ne soit pas résolue. La rationalité économique – appelée efficience – est le seul argument qui compte. Mais cet argument résiste-t-il à un examen critique? La rationalité économique est-elle le seul argument convaincant dans ce contexte ou une «planche économiciste nous bouche-t-elle la vue» lorsqu’il s’agit de questions économiques?
La prise de position du CEO Schwan et le communiqué de presse du groupe concernant les restructurations et licenciements de 4800 personnes reflètent, de manière exemplaire, l’idéologie dominante de l’économisme. Le groupe justifie ses restructurations par un argument impliquant la contrainte objective, à savoir le contexte mondial modifié et les pressions crois­santes sur les prix («exigences croissantes concernant l’homologation et le pricing des nouveaux médicaments»), qui ont pour conséquence que «la structure des coûts doit être adaptée» (par des licenciements). Répétons-le: Les chiffres disponibles concernant le développement des affaires ne justifient pas cette solution. Si les politiciens exigent avec véhémence que des pressions soient exercées sur les prix des médicaments, il n’en ressort pas forcément que ces pressions soient efficaces, comme ne le savent que trop les membres des caisses maladie européennes. En ce qui concerne les «exigences croissantes [relatives à] l’homologation de nouveaux médicaments», il faut rappeler que Roche a des problèmes ces derniers temps avec des «blockbusters», médicaments aux marges bénéficiaires élevées et au chiffre d’affaires prévu atteignant au moins 1 milliard de dollars. Si l’évolution du chiffre d’affaires du groupe en est affectée et que l’effectif du personnel de vente augmente alors excessivement, il ne s’agit ni d’un coup du destin que le ciel annulera, ni du résultat d’un comportement du personnel qui sera sanctionné par des licenciements, mais bien davantage de fautes du management, dont les propriétaires de Roche, les actionnaires, sont seuls responsables.
Le deuxième thème justifiant les licenciements présente la décision comme tendant à préserver le bien commun («garantir le succès à long terme des investissements en innovations, afin de rester un employeur intéressant pour nos collaborateurs»). Cette argumentation vise à dissimuler le fondement réel de la décision, soit l’intérêt des détenteurs du capital et leur maximisation du profit, en prétendant vouloir uniquement protéger le bien commun de l’exploitation et de son personnel.

Au citoyen économique de jouer

La décision du groupe Roche – et Roche n’est qu’un exemple actuel parmi de nombreux autres – déploie des effets étendus sur la société dans laquelle nous vivons. Nous sommes dans des sociétés à constitution démocratique organisées par leurs citoyens. La discussion publique de questions économiques et d’éthique économique, «l’usage public de la raison» y est donc une nécessité absolue. Car l’homme est non seulement un homo œconomicus, mais surtout un être culturel, pour lequel l’économie n’est pas un but en soi, mais un moyen permettant de vivre une vie de qualité. Nous, les citoyens d’une société démocratique libérale, pouvons décider quelle économie nous entendons ériger. Comment voulons-nous traiter ceux qui sont éliminés du processus de travail? Dans quelle mesure la justice et la solidarité feront-elles parties de la société dans laquelle nous voulons vivre? A quoi faut-il penser afin que notre société de marché en déperdition soit intégrée dans la société des citoyens? C’est à une opinion publique critique et dotée d’une conscience de citoyens économiques de jouer, pour réaliser une société économique ordonnée de citoyens libres et égaux. En transposant les aspirations du siècle des lumières au plan économique contemporain, l’économie cessera d’être le destructeur et deviendra le garant de la liberté personnelle.    •

1    Peter Ulrich: Zivilisierte Marktwirtschaft. Eine wirtschaftsethische Orientierung, Berne 2010, p.169. ISBN 978-3-258-07604-1
2    ibid. p. 34
3    ibid. p. 35
4    Radio DRS, «Tagesgespräch» du 17/11/10, 13 h www.drs.ch/www/de/drs/sendungen/tagesgespräch/2782.sh10158793.html
5    Chr. Brutschin, chef du Département de l’Economie du canton de Bâle Ville/PS manifeste de la compréhension à propos de la réduction d’emplois, mesure assurant le succès durable de l’entreprise. Voir www.videoportal.sf.tv./video?id=138c9f5e. Evelyn Kobler souligne dans «Echo der Zeit» du 17 novembre que Roche doit encore digérer la reprise de l’entreprise américaine Genentech et qu’elle n’effectuerait que maintenant les restructurations y relatives. (Genentech est déjà depuis 1990 dans les mains de Roche et Severin Schwan considère cette reprise comme un grand succès. Dans son numéro du 18 novembre et sous le titre de «Tirer les enseignements de la crise – Roche fait bien d’agir maintenant», la NZZ reprend sans broncher l’argumentation de Roche.