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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°32, 15 août 2011  >  Les Japonais étaient avertis [Imprimer]

Les Japonais étaient avertis

par Alex Baur

hd. Les questions posées par la réduction des risques des centrales nucléaires, soulevées par exemple dans le no 31 du 8 août dernier par H. W. Gabriel, ingénieur dans le domaine du nucléaire, attendent toujours des réponses de collègues et de politiques responsables. Dans une démocratie, ces problèmes qui représentent un risque pour tous les citoyens ne doivent pas être passés sous silence. Ils ne doivent pas non plus être masqués par une vague politique verte. La démocratie exige l’honnêteté.
Dans ce contexte, l’article d’Alex Baur sur les mesures de modernisation nécessaires des centrales nucléaires japonaises, dont les Japonais avaient été informés dans un rapport d’expertise datant déjà de 1983 est très instructif. Des ingénieurs suisses précisaient ce qui devait être amélioré dans cette génération de centrales.
En Europe, les exploitants des centrales nucléaires ont effectué ces améliorations à l’époque, mais au Japon et aux Etats-Unis, les études portant sur la sécurité ont disparu dans des tiroirs.

Ferrucio Ferroni se rappelle très bien son voyage au Japon à l’automne 1992. Cet ingénieur en chef de la société Elektrowatt, aujourd’hui à la retraite, avait alors rencontré de nombreux représentants du gouvernement et de l’industrie nucléaire. II avait pour mission de recommander aux Japonais le système de filtrage développé par Elektrowatt en collaboration avec la société Sulzer de Winterthur qui, en cas de fusion du cœur du réacteur d’une centrale nucléaire devait empêcher la libération de substances radioactives ainsi que le risque d’explosion.
De quoi s’agit-il? L’accident de Harrisburg, en 1979, avait montré que lors de la fusion du cœur d’un réacteur, de grandes quantités d’hydrogène explosif  pouvaient se former. Lorsqu’un réacteur est surchauffé, il en résulte une surpression dangereuse. Il faut donc évacuer un mélange de vapeur et d’hydrogène de la cuve du réacteur qui, d’une part, est contaminé par des particules radioactives et, d’autre part, est hautement explosif une fois exposé à l’air. C’est cette combinaison qui fait de la fusion du cœur du réacteur une catastrophe nucléaire.
Aussi Elektrowatt a-t-il développé ce système qui filtre le matériau nucléaire à sa sortie du réacteur presque totalement, à part des quantités négligeables sans danger. En plus, l’hydrogène est retransformé en eau inoffensive par des appareils appelés recombinateurs. Ce qui est génial dans ce système de secours, c’est qu’il est passif, c’est-à-dire qu’il fonctionne sans énergie extérieure, sur la base de simples lois physiques naturelles, même lors d’une panne totale d’électricité. L’amélioration d’un réacteur nucléaire à l’aide de ces filtres et recombinateurs coûte 20 à 30 millions de francs.

Epouvante et critiques sévères

Selon Ferroni, les Japonais, à l’époque, se sont montrés impressionnés et intéressés. Les sociétés Mitsubishi et Toshiba, leaders du marché japonais du nucléaire, ont commandé par la suite des études à Elektrowatt. Elles ont été livrées en 1993 et ont montré que les systèmes de secours d’Elektrowatt s’intégraient sans problèmes dans les centrales nucléaires japonaises. Parmi les firmes intéressées se trouvait notamment le géant de l’électricité Tokyo Electric Power Company (Tepco). Il s’intéressait entre autres à l’amélioration des réacteurs de Fukushima qui avaient été construits dans les années 1970 d’après les plans de la société américaine General Electric et exploités par Tepco.
En 1996, Elektrowatt a transmis une étude détaillée pour l’amélioration des centrales nucléaires de Tepco. Par la suite, Ferroni n’a plus eu de nouvelles du géant de l’électricité de Tokyo, jusqu’en mars dernier lorsqu’à Fukushima Daiichi, il y a eu des fusions dans trois des six réacteurs après la catastrophe du tsunami. Ce qui est arrivé est exactement ce contre quoi Ferroni avait mis en garde les Japonais il y a deux décennies. Après l’arrêt du refroidissement et du courant de secours s’est produite la fusion du cœur du réacteur. Comme Tepco n’avait installé ni filtres ni recombinateurs, on a fait sortir la vapeur des réacteurs surchauffés dans l’enceinte extérieure où l’hydrogène s’est mélangée à l’air et s’est évaporée. Lors de l’explosion de l’enceinte de confinement de grandes quantités de matériau radioactif se sont répandues librement dans l’environnement.
Pourquoi Tepco a-t-il renoncé à équiper ses installations du système de sécurité est une question ouverte. Dans les centrales de Leibstadt et de Beznau, le système d’Elektrowatt a pu être installé sans problème. Mühleberg et Gösgen ont été équipés de systèmes semblables de Siemens, comme toutes les centrales nucléaires en Allemagne. Les Français, de leur côté, ont développé leur propre système.
Conclusion: La catastrophe nucléaire de Fukushima aurait été techniquement impossible sous cette forme en Europe occidentale. Aux Etats-Unis, la situation est différente car les autorités de surveillance n’exigent pas de systèmes de filtrage et de recombinaison. Selon Ferroni, il existe en Amérique toute une série de vieilles centrales nucléaires dont les normes de sécurité correspondent à celles de Fukushima Daiichi.
Pourtant l’idée qu’une catastrophe comme celle du Japon pourrait se produire à tout instant dans chaque centrale nucléaire s’est installée dans beaucoup d’esprits. Les slogans simplistes («Tchernobyl est partout») dont se servait avec succès le lobby antinucléaire dans les années 1980 déjà sont aujourd’hui toujours aussi faux qu’à l’époque.
Plus on connaît les détails de la catastrophe de Fukushima, plus la solidarité initiale des spécialistes du nucléaire européen envers leurs collègues japonais se transforme en épouvante et parfois en critiques sévères. Bruno Pellaud, qui a également participé au projet de filtre d’Elektrowatt et qui a été ensuite directeur général adjoint de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), a dressé la liste d’une série de failles de sécurité à Fukushima. Outre l’absence d’installations de filtrage, de recombinateurs d’hydrogène et d’une enceinte de confinement extérieure comme on les trouve depuis longtemps dans les installations nucléaires européennes, il n’y avait pas de systèmes alternatifs capables de maintenir le refroidissement lors de la défaillance du ravitaillement en énergie de secours.
Parmi les experts, l’incompréhension est grande, surtout à propos de la très mauvaise interprétation des risques des séismes sous-marins au Japon. D’après des journaux spécialisés allemands et anglais, pendant les seuls cinq derniers siècles, quatorze tsunamis provoquant des vagues de 10 mètres ou plus auraient été enregistrés sur la côte japonaise. Que les Japonais n’aient pas, à Fukushima, protégé les systèmes de refroidissement et les groupes électrogènes de secours contre les inondations au moyen de bunkers, comme c’est la norme en Europe occidentale, constitue une faute grave. Depuis, même dans les milieux spécialisés, on entend critiquer les dispositifs de secours des Japonais, pourtant loués au début.

Une sécurité améliorée dans le monde entier

La colère des Européens est compréhensible. En Suisse et en Allemagne précisément, les centrales nucléaires, modernisées à grands frais (plusieurs milliards de francs) et qui sont les plus sûres du monde, devraient maintenant être arrêtées et démantelées parce qu’à l’autre bout du monde, on a négligé la sécurité? Des pays aux normes moins sévères, comme les Etats-Unis, où se trouvent presque un quart des centrales nucléaires du monde, échappent aux radars. La situation est grotesque.
Il faut dire que les angoisses irrationnelles concernant le nucléaire, qui se concentrent avant tout dans l’espace germanophone, sont d’origine interne. Le phénomène, manifestement de nature politique, idéologique ou psychologique, ne peut pas être expliqué sous l’angle de la physique. Les études d’Elektrowatt des années 1990 montrent que non seulement les risques de l’énergie nucléaire mais aussi les mesures de protection sont connues dans les moindres détails depuis longtemps. Du point de vue technique, la catastrophe de Fukushima n’a pas apporté de nouvelles connaissances. Objectivement, elle rend l’énergie nucléaire plus sûre parce qu’elle a entraîné dans le monde entier une amélioration des normes de sécurité.
Ce qui est nouveau, c’est uniquement qu’on saura dans quelques années à quels dommages il faut s’attendre après une catastrophe survenue dans une centrale nucléaire occidentale. Comme il n’y a jamais eu de contamination comparable, on ne sait pas combien de temps il faudra pour qu’on puisse de nouveau vivre et travailler dans la région contaminée. Comme il apparaît aujourd’hui, on a tendance à surestimer considérablement les risques de la radioactivité. Malgré toutes les failles de sécurité au Japon, jusqu’à aujourd’hui aucun humain n’est mort des suites de la fusion du cœur des réacteurs de Fukushima. A part trois ouvriers qui ont marché dans de l’eau contaminée avec des chaussures basses, personne n’a reçu une dose dangereuse de rayons. Pour le moment, rien n’indique que cela changera.    •

Source: Weltwoche no 30/31, 2011