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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°7, 22 février 2010  >  L’ambassadeur à Kaboul lance un avertissement inquiétant [Imprimer]

L’ambassadeur à Kaboul lance un avertissement inquiétant

par Eric Schmitt

hd. Nous complétons par les articles suivants les contributions parues dans notre der­nière édition quant à la question de savoir s’il faut soutenir l’idée que la Suisse lance une initiative de paix, comme proposée par le spécialiste en stratégie, Albert A. Stahel ou bien verser 180 000 francs dans l’escar­celle de l’OTAN (cf. «La Suisse doit proposer un sommet de paix» dans Horizons et débats n° 6 du 15 février). Les mises en garde de l’ambassadeur américain à Kaboul, qui fut auparavant le commandant suprême de l’engagement militaire dans le pays, met à nu le fiasco de l’aventure afghane dans sa totalité, militairement et financièrement intenable et quant à la reconstruction civile, on ne voit rien venir.

L’ambassadeur des Etats-Unis avait averti ses supérieurs dans son pays, en novembre, que le président Hamid Karzai «n’était pas un partenaire fiable stratégiquement parlant» «se défilant de toute responsabilité importante». Ceci vient d’un télégramme dûment enregistré, duquel ressort une évaluation bien plus inquiétante que jusqu’alors des risques de l’envoi de troupes américaines supplémentaires en Afghanistan.
Le résumé de ces deux télégrammes de l’ambassadeur Karl W. Eikenberry fut connu peu de jours après leur envoi, puis diffusés. On prétendit qu’ils furent la source de vives discussions à la Maison blanche et auraient contribué à renforcer la tension existant entre les diplomates et les officiers supérieurs, ces derniers voulant une augmentation des troupes américaines allant jusqu’à 30 000 soldats.
Le contenu des télégrammes, tombés dans les mains du «New York Times», montrent pour la première fois le caractère décidé de l’ambassadeur actuel quant à ses opinions sur la façon de diriger le gouvernement afghan, sur l’état de son armée et sur les risques inhérents à l’augmentation de troupes, qui pourrait même causer du tort aux efforts de guerre, rendant le gouvernement Karzai trop dépendant des Etats-Unis.
Les télégrammes – l’un de quatre pages, l’autre de trois – réfutent en détail la stratégie dite de «Counter-Insurgency», présentée par le commandant suprême américain, en charge de l’OTAN, le général Stanley A. McChrystal, qui prétendait qu’il était important d’amener de nouvelles troupes pour éviter une défaite.
Ces propos montrent qu’Eikenberry – ancien lieutenant-général qui fut auparavant commandant suprême américain en Afghanistan – a mis en garde à différentes reprises que l’envoi de renforts américains considérables provoquerait des «coûts astronomiques» – des douzaines de milliards de dollars – et ne ferait que renforcer la dépendance du gouvernement afghan envers les Etats-Unis.
Le 6 novembre, il écrivit: «L’envoi de renforts ne fera que reculer le jour où les Afghans seront capables de prendre eux-mêmes les choses en mains et rendra plus difficile, voire impossible, le retour de nos troupes à la maison.» «Renforcer le rôle des Etats-Unis et d’autres Etats, en ce qui concerne la sécurité et le gouvernement, ne fera que consolider, pour le moins à court terme, la dépendance de l’Afghanistan.»
Depuis lors et sans s’étendre dans les détails, Eikenberry a précisé dans des audits publics qu’on avait pris en compte ses doutes et qu’il soutenait le projet de la Maison blanche d’envoyer des renforts.
Mais il n’apparaît pas qu’il ait changé d’avis quant à sa vision du président Karzai comme partenaire et son langage clair dans ses télégrammes ne peut que renforcer les tensions entre l’ambassadeur et le gouvernement Karzai. Ceci tout particulièrement au vu de la rencontre des chefs de gouvernement à Londres [du 28 janvier], au cours de laquelle sera discuté le projet afghan d’une réintégration des combattants talibans. Tout ceci se passe en même temps que les efforts de l’administration américaine d’améliorer les relations avec Karzai.
A la demande d’un reporter, un fonctionnaire américain mit une copie des télé­grammes à la disposition du journal «Times» [New York]. Ce fonctionnaire déclara qu’il était important, au vu de la documentation historique, de rendre publiques les réflexions d’Eikenberry, du fait qu’elles font partie des documents les plus importants en liaison avec le débat sur l’appel de renforts.
Le 6 novembre, Eikenberry écrivit: «Le président Karzai n’est pas un partenaire stratégique fiable. La stratégie proposée pour combattre la rébellion doit reposer sur une direction politique afghane capable de prendre ses responsabilités et d’exercer le pouvoir de l’Etat pour atteindre les buts fixés – soit d’assurer au pays la paix et la sécurité, sans dépendre de l’aide étrangère, et capable de résister aux assauts de groupes terroristes venus de l’extérieur.»
«Mais Karzai continue de se défiler face à toute responsabilité quelle que soit la mission à mener, qu’il s’agisse de la défense, du gouvernement ou du développement. Ni lui ni les siens ne veulent que les Etats-Unis quittent le pays et ils sont heureux de constater que nous continuons à y investir.» Et Eikenberry de poursuivre: «Ils estiment que nous tenons absolument à leur territoire pour mener ‹une guerre sans fin contre le terrorisme› et pour disposer de bases militaires contre les puissances voisines.»
«Il n’existe pas de caste politique dominante derrière Karzai, qui pourrait orienter le pays vers une identité nationale, dépassant les appartenances locales, offrant un partenariat fiable.»
Il réitéra ses doutes dans un deuxième télégramme daté du 9 novembre. «Lors d’une interview avec PBS, le 7 novembre, Karzai exprima des remarques étranges quant à sa volonté de se consacrer à la direction du gouvernement et à la lutte contre la corruption. Cela rejoint sa réputation d’inertie et de manque de volonté pour assurer ses tâches dans ce domaine.»
Le 25 janvier, Eikenberry prit position, au travers d’une porte-parole de l’ambassade, Caitlin M. Hayden, quant à ses télégrammes et ses vues concernant Karzai. Elle déclara dans un courriel: «Nous maintenons ce que nous avions déclaré lors du processus d’évaluation. Celui-ci nous a menés à la stratégie claire que nous appliquons actuellement et que l’ambassadeur soutient sans réserve.»
Dans ces mémorandums Eikenberry exprima encore d’autres doutes, affirmant qu’il avait de sérieux doutes concernant les capacités de la police et de l’armée afghanes de reprendre en main, dès 2013, la sécurité et la sûreté du pays. «Les grandes pertes et le peu de recrutement de l’armée chez les Pachtounes dans le sud du pays sont paralysant.» «Rien que le maintien de l’état actuel des forces armées exige chaque année le recrutement de dizaines de milliers d’hommes pour remplacer les pertes subies dans les combats et par d’autres facteurs.»
L’ambassadeur, qui avait quitté ses fonctions militaires en avril dernier pour devenir un émissaire d’Obama, se plaignit également de l’absence d’une organisation civile comme pendant du commandement mili­taire de l’OTAN en Afghanistan. Presque trois mois plus tard, il continue de se plaindre qu’il y a trop peu d’experts civils en Afghanistan.
Ses craintes venaient aussi du fait que le succès de la politique afghane d’Obama dépendait de la capacité de l’armée afghane de réduire les caches des militants dans les régions montagneuses proches de la frontière avec l’Afghanistan.
«Le Pakistan restera la source la plus importante de l’instabilité en Afghanistan tant que la frontière restera une zone protégée. Il ne servira à rien d’appeler des renforts tant que cette région restera épargnée. Alors que nous discutons de renforcer considérablement notre présence en Afghanistan, nous oublions qu’un engagement renforcé au Pakistan serait une meilleure solution.»
Le 9 novembre il lança une nouvelle mise en garde contre la précipitation accompagnant la volonté d’envoyer des renforts américains. Il conseilla fortement la Maison blanche de mettre sur pied une commission d’«experts civils et militaires» des deux partis «afin de réexaminer la stratégie afghano-pakista­naise» et de soumettre des recommandations pour fin 2009. Cette recommandation, qui aurait eu pour effet d’engager sur plusieurs mois une révision de la politique menée, ne fut pas acceptée.
Eikenberry proposa encore d’envoyer une troupe relativement restreinte destinée à former la police afghane et à protéger quelques centres habités. Une augmentation de troupes plus conséquente devait dépendre de la poursuite de la mission des Afghans à prendre en mains les responsabilités concernant la défense nationale jusqu’à une date précise.
Alors que le général McChrystal dénonçait la possibilité d’un échec si l’on renonçait à envoyer des renforts, Eikenberry mettait en garde dans ses conclusions contre les risques encourus par le fait «que nous sommes engagés plus intensément, sans possibilité de nous retirer sans que le pays ne sombre à nouveau dans le chaos et l’illégalité.»    •

Source: The New York Times du 25/1/10
(Traduction Horizons et débats)