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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°30, 2 août 2011  >  Les maux du capitalisme non régularisé [Imprimer]

Les maux du capitalisme non régularisé

Les remèdes pour l’économie américaine: Terminer les guerres, baisser les dépenses pour l’armée et les médicaments et augmenter les impôts – au moins pour les plus riches

par Joseph Stiglitz*

ef. En juin 2009, l’ancien président de l’Assemblée générale de l’ONU, Miguel D’Escoto Brockmann, et l’ancien chef économiste de la Banque mondiale et prix Nobel Joseph Stiglitz ont organisé une réunion «au plus haut niveau» au sujet de la crise économique et financière mondiale et ses répercussions.
C’était une tentative en urgence de ne pas laisser la crise mondiale aux seules mains de ceux qui l’avaient causée, les pays du G 20, mais de donner la parole à ceux qui, à l’époque, subissaient les pires effets de la crise. Tous les pays, le G 192, la communauté mondiale, devraient participer à la solution de ce problème touchant toute l’humanité parce que la crise concerne la communauté internationale entière, donc tous les peuples doivent participer de façon équivalente à la recherche d’une solution. Miguel D’Escoto Brockmann et Joseph E. Stiglitz s’étaient investis à fond, pour que les peuples soient traités en partenaires équivalents et souverains et ne soient pas dominés par de puissants groupes financiers ou quelques Etats industrialisés. Lors de la conférence, il a clairement été démontré qu’il fallait s’orienter autrement, et qu’une économie basée sur l’exploitation, la concurrence, l’égoïsme et l’avidité, surtout de la part des pays industrialisés, avait fait son temps. En lieu et place, il faut une économie mondiale basée sur des principes éthiques: le respect, l’assistance, la responsabilité et la coopération – une économie où l’homme est replacé au centre. Ces principes éthiques doivent aider à «dépasser l’égoïsme et à prendre les mesures nécessaires pour que la crise ne devienne pas une catastrophe mais une occasion de créer de nouvelles formes de vie en commun, des modèles économiques innovateurs et un sens plus développé pour la vie et la vie en commun.» (Allocution d’ouverture de Miguel D’Escoto Brockmann, cf. Horizons et débats no 28 du 20/7/09)
Les demandes urgentes de l’époque, en connaissance des effets dévastateurs de la crise financière et économique mondiale, surtout pour les peuples pauvres, paraissent être restées inaperçues en Occident: le rapport de la Commission Stiglitz qui avait été présenté à cette réunion avait proposé des réformes fondamentales des marchés financiers internationaux, entre autres un Conseil économique mondial représentatif ainsi que des contrôles étatiques des transferts de capitaux. A l’époque, cette tentative avait été écartée par les pays industrialisés.
Avec son livre intitulé «Le triomphe de la cupidité» et publié en 2010, Joseph Stiglitz s’est adressé au public mondial et a invité toutes les forces à réfléchir et agir ensemble. Porté par le respect pour les Etats nations et leur souveraineté, il y pose le devoir de l’avenir pour nous tous, dans son entière complexité, animé par le désir d’éviter de futures crises. Sans accusation individuelle et d’une grande franchise, signe de grandeur humaine, il décrit dans son livre les négligences et les décisions erronées qui ont mené au désastre actuel.
Mais cette invitation à chercher ensemble des solutions humaines pour tous n’a de toute évidence pas suffi pour abandonner le capitalisme à caractère occidental pour se retrouver dans une économie mondiale.
Les efforts de Stiglitz et de Brockmann doivent être rappelés quand on se demande où nous en sommes aujourd’hui: dans presque tous les Etats occidentaux des crises de paiement des dettes s’annoncent – il n’y a pas que la Grèce qui encourt la faillite d’Etat. Les USA en tant que la plus grande, et d’autres grandes économies nationales, ont le même problème.
Dans l’article ci-dessous, Joseph Stiglitz met en garde contre davantage d’expériences coûteuses basées sur des idées qui ont déjà échoué à maintes reprises et qui ne feraient qu’aggraver la crise. Dans une autre tentative de virer de bord, il offre des propositions de solutions qui doivent être discutées.

Il y a seulement quelques années, une idéologie à la mode – la croyance dans l’efficacité de l’économie de marché libre de toute entrave – a mené la planète au bord de la ruine. Même à son apogée, entre le début des années 1980 et 2007, le capitalisme américain orienté vers la dérégulation n’a permis qu’à une poignée de gens, les plus fortunés du pays le plus riche de la planète, de s’enrichir encore davantage. En réalité, durant les 30 ans de montée en puissance de cette idéologie, année après année, le revenu de la grande majorité des Américains a stagné ou baissé.
La croissance de l’économie américaine n’avait pas de caractère durable. Elle ne pouvait se prolonger qu’au moyen d’une consommation financée par une montagne de dettes toujours croissante, une grande partie du revenu national bénéficiant uniquement à une petite minorité.
Je faisais partie de ceux qui espéraient que la crise financière apprendrait aux Américains et à d’autres une leçon sur la nécessité de plus d’égalité, plus de régulation et un meilleur équilibre entre le marché et l’Etat. Malheureusement cela n’a pas été le cas. Bien au contraire, une résurgence des idées économiques de droite, suscitée comme toujours par des considérations idéologiques et la défense d’intérêts particuliers, menace à nouveau l’économie mondiale – ou à tout le moins l’économie de l’Europe et de l’Amérique où ces idées continuent à prospérer.
Aux USA, cette résurgence droitière qui nie les lois fondamentales des mathématiques et de l’économie menace d’entraîner le pays à la faillite. Si le Congrès décide de dépenses qui dépassent les revenus, le budget connaîtra un déficit, un déficit qu’il faudra financer. Plutôt que de comparer les programmes de dépenses publiques avec le coût d’une hausse d’impôt pour les financer, la droite veut agir sans discernement. Refuser toute hausse de la dette publique contraint à financer les dépenses exclusivement par la fiscalité.
Cela ne répond pas à la question de savoir quelles dépenses doivent être prioritaires. Si le payement des intérêts de la dette publique ne l’est pas, un défaut est inévitable. Par ailleurs une baisse des dépenses en ce moment, en pleine crise due à une idéologie qui soutient aveuglement l’économie de marché, va prolonger le ralentissement.
Il y a 10 ans, au milieu d’un boom économique, les USA avaient un tel excédent qu’il pouvait pratiquement combler la dette publique. Des réductions d’impôt et des guerres inappropriées, une récession majeure et la hausse des dépenses de santé publique (alimentées en partie par l’administration Bush qui voulait donner toute liberté à l’industrie pharmaceutique pour fixer les prix, alors que l’argent public était en jeu) a rapidement transformé un large excédent en un déficit record en temps de paix.
Cette situation indique comment remédier au déficit américain: il faut remettre le pays au travail en stimulant l’économie, mettre fin à des guerres stupides, limiter les dépenses militaires, brider le prix des médicaments et enfin augmenter les impôts, au moins pour les plus riches. Mais la droite ne veut rien de tout cela et réclame au contraire davantage de baisses d’impôt pour les entreprises et les contribuables les plus riches, ainsi qu’une baisse des dépenses d’investissement et de protection sociale, ce qui mettrait en danger l’avenir de l’économie américaine et réduirait à rien ce qui reste du contrat social. En même temps le secteur financier américain exerce un maximum de pression pour échapper à toute réglementation, de manière à revenir à la situation antérieure alors même qu’elle conduit au désastre.
La situation est à peine meilleure en Europe. Alors que la Grèce et d’autres pays de l’UE sont confrontés à une crise de la dette, la solution en vogue consiste simplement à les pousser à adopter des mesures d’austérité et de privatisation auxquelles on a tant eu recours dans le passé, avec pour seul effet de rendre les pays concernés plus pauvres et plus vulnérables. Cette politique a échoué en Asie de l’Est, en Amérique latine et ailleurs et elle échouera aussi en Europe – d’ailleurs elle a déjà échoué en Irlande, en Lettonie et en Grèce.
Il existe une alternative: une stratégie de croissance soutenue par l’UE et le FMI. La croissance donnerait l’espoir que la Grèce remboursera sa dette, de ce fait les taux d’intérêt baisseront et l’Etat aura plus de latitude pour faire des investissements stimulant la croissance. La croissance en elle-même accroît les revenus fiscaux et réduit les dépenses sociales telles que les indemnités de chômage. Et la confiance retrouvée dope encore davantage la croissance.
Malheureusement les marchés financiers et les économistes de droite prennent le problème à l’envers: ils croient que l’austérité va générer la confiance et que la confiance va générer la croissance. En réalité l’austérité mine la croissance, ce qui affaiblit la position budgétaire de l’Etat ou à tout le moins se traduit par une amélioration bien moindre que celle promise par les partisans de l’austérité. Quoi qu’il en soit, la confiance est ébranlée, ce qui met en mouvement une spirale descendante.
Avons-nous besoin d’une autre expérience qui sera chère payée si nous appliquons des idées qui ont déjà échoué à de multiples reprises? Si l’Europe ou les USA ne parviennent pas à restaurer une croissance saine, cela aura des conséquences négatives pour toute l’économie mondiale. Si les deux échouent ce sera désastreux – même si les principaux pays émergents atteignent une croissance durable. Malheureusement, si la sagesse ne l’emporte pas, c’est la direction vers laquelle se dirige le monde.    •

Source: Project Syndicate 2011, www.project-syndicate.org
(Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz)

*Joseph E. Stiglitz est prix Nobel d’économie et professeur à l’université de Colombia à New-York. Son dernier livre s’intitule «Le triomphe de la cupidité». (ISBN 978-2-7427-9504-8)