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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°40, 6 janvier 2014  >  Liberté communale et démocratie [Imprimer]

Liberté communale et démocratie

La conception éthique de l’histoire d’Adolf Gasser

par René Roca, historien, Forschungsinstitut direkte Demokratie, Suisse

L’historien suisse Adolf Gasser (1903–1985) part du principe que la démocratie est un acquis qui s’est développé au cours de l’histoire mais qui est très fragile. Dans son ouvrage principal «Gemeindefreiheit als Rettung Europas. Grundlinien einer ethischen Ge­schichtsauffassung» (L’autonomie communale et la reconstruction de l’Europe: principes d’une interprétation éthique de l’histoire)1 et dans beaucoup d’autres publications, il se demande comment définir le plus exhaustivement possible le terme de «démocratie». Pour lui, la liberté communale en est un élément fondamental. Elle a une dimension historique, éthique et pédagogique. «Horizons et débats» expose dans le présent numéro les conceptions de Gasser. Cette introduction est consacrée à la dimension historique de la liberté communale.

Le point de départ des réflexions théoriques de Gasser est un traité historique sur les «démocraties saines et fragiles» en Europe après la Première Guerre mondiale.

1. La dimension historique de la liberté communale

En 1919, tous les Etats européens, jusqu’à la frontière russe, étaient caractérisés par des structures démocratiques. Mais déjà au cours des deux décennies suivantes, les approches démocratiques disparaissaient de nouveau dans beaucoup d’Etats au profit de systèmes de gouvernement autoritaires ou totalitaires. Ce fut surtout le cas des Etats qui, après la Première Guerre mondiale, avaient pour la première fois instauré la démocratie. Gasser voit la raison principale de cette «mort en série des démocraties européennes» non pas dans les problèmes extérieurs, mais dans les problèmes intérieurs. La démocratie a surtout échoué dans les Etats qui n’avaient pas réussi à associer liberté et ordre dans une «relation organique». Les Etats qui avaient une tradition démocratique spécifique ont résisté à la tentation totalitaire malgré la grande crise et la Seconde Guerre mondiale. Outre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, ce furent les pays scandinaves, la Hollande et la Suisse. D’après Gasser, cela prouve l’existence de deux sortes de démocratie: la saine et la fragile:
«Il faut donc se garder d’affirmer que la démocratie en tant que telle aurait échoué ou un système économique lié à celle-ci. On doit plutôt retenir que le terme général de ‹démocratie› est une abstraction qui ne correspond guère à la réalité, le terme de démocratie a, comme tous les autres termes sociaux, un contenu différent selon les pays et ce qui est déterminant, pour définir la notion, ce sont les conceptions politiques de chaque peuple. En d’autres termes, la démocratie n’est pas, en dernière analyse, une question de système de gouvernement, mais de conceptions du peuple.»2
Ainsi, Gasser définit une caractéristique qui permet toujours de différencier clairement les démocraties saines des démocraties fragiles. Le terme de «conceptions politiques du peuple» éclaire une dimension éthique de la démocratie. Cette dimension n’est pas idéalisée mais liée à une caractéristique structurelle fondamentale: l’organisation de l’administration autonome des communes et des régions. Toutes les démocraties saines, si différentes soient-elles, disposent d’un «ancien système extrêmement vivace d’administration autonome des communes et des régions. La décentralisation poussée de l’administration est la caractéristique décisive de ces anciennes démocraties.»3
Pour Gasser c’est la différence entre le système administratif décentralisé et le système centralisé qui explique que certaines démocraties ont survécu et d’autres pas. Le point de départ de l’administration décentralisée est la commune autonome qui possède des racines communautaires. «La commune, facteur d’ordre très bien structuré.»4 se définit par l’autogestion, l’autonomie, et la solidarité. Quand ces communes libres fusionnent dans un Etat, celui-ci est fédéral, donc construit de façon décentralisée. La dimension humaine de cette construction doit être fondée sur certains principes éthiques. Les hommes s’accoutument à ces structures avec leur propre arrière-plan culturel, ils les forment et les développent. Les principes éthiques apportent à cette construction la stabilité, la sécurité et la prévisibilité:
«Les entités politiques créées de bas en haut sont donc d’une espèce toute particulière. En effet, elles se maintiennent essentiellement par le jeu de forces morales et spirituelles, et accessoirement seulement par des moyens de coercition politique.»5

2. La dimension éthique de la liberté communale

En décrivant différents principes, Gasser essaie de saisir plus clairement la dimension éthique. Dans ce contexte, il parle de «convictions populaires non partisanes, d’esprit civique véritable, sorte de synthèse entre une vigilance civique et une autodiscipline civique.»6 On ne peut pas introduire artificiellement par une Constitution écrite cette dimension spirituelle et morale. Elle ne découle pas non plus automatiquement du fait que la commune est libre. Pour répondre de façon humaine à cette dimension, il faut des valeurs qu’on introduit dans l’éducation et qu’il faut vivre dans le domaine politique. D’après Gasser, la commune libre n’inculque pas aux enfants une pensée politique quantitative, mais qualitative. Cet élément important fait apparaître la commune comme un «petit espace autonome», comme «école de la citoyenneté»7 avec un aspect pédagogique à la fois fondé sur des valeurs et créateur de valeurs.
«La commune libre représente une indispensable école de la liberté et de la démocratie, parce que c’est une organisation à la mesure de l’homme. Ce n’est que dans une communauté où l’on s’oriente aisément et proche de la vie que le citoyen moyen peut acquérir ce qu’on appelle d’habitude le sens politique, le sens des proportions.»8
Nous allons maintenant essayer de décrire plus en détail les différents principes éthiques que Gasser mentionne dans ses écrits.

2.1 Le principe de coordination

La vie communautaire dans un Etat n’est possible que dans le cadre d’un principe ordinateur. Les deux principes ordinateurs fondamentaux sont la subordination et la coordination. En d’autres termes: le principe d’administration impérative s’oppose à celui d’administration sur le mode coopératif. «Ou bien l’ordre social est obtenu par le moyen d’un appareil coercitif du mode autoritaire, ou bien il est fondé sur le droit de libre disposition du peuple.»9
Dans le premier cas, la structure politique est imposée de haut en bas; dans le second, de bas en haut. Ou bien les hommes doivent s’habituer aux ordres et la plupart à l’obéissance, ou bien ils sont portés par la volonté générale de libre coopération. Dans ce contexte, Gasser indique qu’il y a bien sûr aussi des formes hybrides mais que tous les exemples montrent une certaine tendance des structures à être fondées sur un des deux principes ordinateurs.
Le contraste «domination vs coopération» est pour Gasser le contraste le plus important que connaisse l’histoire sociale. Il éclaire les fondements les plus élémentaires de la vie en société et a des conséquences morales. Gasser décrit l’esprit de domination en prenant l’exemple de l’absolutisme européen. Les souverains absolus visaient l’unification politique de vastes contrées en recourant à une administration militaro-bureaucratique centralisée distincte du peuple. A l’époque, la plupart des Etats européens furent assujettis à ce centralisme administratif. D’après Gasser, cela s’est perpétué jusqu’après la Seconde Guerre mondiale:
«A l’époque [aux XVIIe et XVIIIe siècles], s’est développé un système de hiérarchie bureaucratique imposée d’en haut et dotée d’un pouvoir coercitif et répressif. Par la suite, ni le libéralisme ni le socialisme continentaux n’osèrent remettre sérieusement en question cet autoritarisme bureaucratique.»10
Une caractéristique importante du centralisme administratif est une bureaucratie imposée d’en haut. C’est une bureaucratie non autochtone qui règle les questions d’administration régionale et locale. L’idée d’administration associative, par contre, s’enracine dans un territoire peu étendu. C’est ici qu’interviennent les unités territoriales réduites et le principe de coordination qui peut aboutir à la construction d’un Etat national:
«Aucun Etat de type associatif n’a jamais pu se former autrement qu’à partir de ces collectivités populaires restreintes que sont les communes libres et capables de se défendre par les armes.»11    •

1    Gasser, Adolf: Gemeindefreiheit als Rettung Europas. Grundlinien einer ethischen Geschichtsauffassung, 2e édition, Bâle 1947, p. 7–12.
2    Gasser, Gemeindefreiheit, p. 10.
3    Gasser, Gemeindefreiheit, p. 10s.
4    Gasser, Gemeindefreiheit, p. 15.
5     Gasser, Gemeindefreiheit, p. 17.
6     Gasser, Adolf: Bürgermitverantwortung als Grundlage echter Demokratie, in: ders.: Staatlicher
Gehorsam und autonome Kleinräume, Bâle 1976, p. 43.
7     Gasser, Adolf: Staatlicher Grossraum und autonome Kleinräume, Bâle 1976, p. 147.
8     Gasser, Adolf: Die Schweizer Gemeinde als Bürgerschule, in: ders.: Staatlicher Grossraum und autonome Kleinräume, Bâle 1976, p. 86.
9     Gasser, Gemeindefreiheit, p. 12.
10    Gasser, Adolf: Der Weg zur dauernden Demokratisierung Europas, Nachtrag (1949), in: ders.:
Geschichte der Volksfreiheit und Demokratie,
2e édition, Aarau 1949, p. 228.
11    Gasser, Gemeindefreiheit, p. 14.