Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°49, 12 décembre 2011  >  Le chef de l’armée explique les problèmes en suspens [Imprimer]

Le chef de l’armée explique les problèmes en suspens

Interview du chef de l’armée André Blattmann par Nico Menzato et Marcel Odermatt

hd. Le chef de l’armée André Blattmann (55) commence le dialogue en mentionnant le rôle de la population dans les questions militaires et de sécurité en suspens. A la différence de monsieur tout-le-monde, il sait expliquer de façon compréhensible pour chacun, la complexité des faits fondamentaux. La démocratie a besoin de ce dialogue – le citoyen a droit à la parole dans ces questions fondamentales. A l’évidence, la «qualité réduite» de nos informations télévisuelles ne permet pas cette réflexion commune.
Les domaines de la formation, de la santé, de la protection de la population, de l’économie réelle et des banques auraient aussi besoin de ce genre de voix explicatives et dignes de confiance.

«Blick»: Monsieur le commandant de corps, dans les semaines à venir, le Conseil fédéral va décider quel avion de combat la Suisse doit acheter. Le choix comprend l’Euro­fighter, le Gripen et le Rafale. Quel est celui dont vous rêvez?

André Blattmann: Nous avons procédé à une évaluation importante. Les trois avions sont aptes. Chacun a des avantages et des désavantages. Mais tous les trois correspondent à nos besoins. Je n’ai pas d’avion préféré.
Mais il est connu que les militaires revendiquent l’Eurofighter. Il a été engagé le plus souvent, est le plus rapide et peut le mieux être équipé d’armes.
En Libye par exemple, tous les trois ont été engagés. Ils ont tous fait leurs preuves. Dans un combat aérien on a besoin de hautes qualités pour pouvoir gagner.

Les trois offreurs ont adapté leur offre. Selon le conseiller fédéral Ueli Maurer, le Gripen coûte trois, les deux autres environ quatre milliards de francs. Une grosse différence de prix. Qualitativement ils ne sont quand-même pas égaux, ou bien?

Le Gripen n’a qu’un réacteur. Cela a une incidence sur le prix. Mais c’est le produit dans son ensemble qui est décisif. Quand on achète une voiture, c’est la même chose: si vous achetez un modèle cher, il brûle peut-être moins de combustible. Un service gratuit est inclus. Et un service de dépannage aussi quand quelque chose est fichu. Il faut tenir compte de tout ça. En ce qui concerne les avions de combat, c’est l’offre d’entraînement des pilotes, c’est-à-dire la simulation, qui constitue une part importante.

Est-ce que tout est compris dans ces trois à quatre milliards? Même d’éventuelles adaptations techniques à d’autres troupes?

Il n’y aura pas de coûts supplémentaires pour la Suisse.

Si tous les appareils sont aptes, il est prévu de lier l’achat par la Suisse à des affaires en contrepartie. Cela plaiderait pour l’Euro­fighter. Le groupe EADS est en partie allemand et en partie italien – les deux pays sont nos partenaires commerciaux les plus importants.

Les trois offreurs doivent compenser le prix d’achat à 100%. Ce qui signifie que des entreprises suisses, avant tout des PME actives dans le domaine de la haute technologie, doivent être capables d’exporter des marchandises dans l’enveloppe financière du prix des avions de combat. Cela fait partie du marché. Ces conditions valent pour les trois offreurs. A cela s’ajoute le fait que les entreprises suisses profitent aussi à longue échéance – si elles font bien l’affaire. Cela a été le cas pour le F/A 18. Comme l’économie entre actuellement en récession, un achat est indiqué, puisqu’il déclencherait des affaires en contrepartie.

Qu’est-ce qui nous garantit cela?

L’obligation d’affaires de compensation est juridiquement ancrée dans le contrat d’approvisionnement des avions. L’exécution de cette obligation est surveillée par un bureau commun d’Armasuisse, de Swissmem et du groupe d’entreprises romandes GRPM. A chaque affaire annoncée par des entreprises suisses, le bureau examine si celle-ci correspond aux buts et aux règles de la compensation. Dans le cadre de l’évaluation, les trois avionneurs ont déjà conclu des affaires de compensation pour un montant d’environ 500 millions de francs.

Pouvez-vous exclure le paiement de bakchichs, comme ça a été le cas lors de l’achat de l’Eurofighter en Autriche?

En comparaison internationale, la Suisse est très peu réceptive à la corruption. Notre agence d’approvisionnement Armasuisse est par ailleurs séparée de l’armée.
Les politiciens de la Berne fédérale ont peut-être été corrompus. Tout à coup, ils étaient tous pour des avions de combat. Surgissant du néant, le Parlement devint tout à coup mieux disposé envers l’armée.
Les deux tiers du Conseil national votèrent pour les avions de combat. La décision n’était pas serrée. Et si quelqu’un corrompait deux tiers des conseillers nationaux, le Sonntags-Blick le découvrirait (il rit).

Et à vous on n’a pas promis une maisonnette en Toscane?

Non. Je n’en ai qu’une en Suisse. Mais je suis en train de la rembourser (il rit).
On pourrait en plus faire dépendre l’achat de l’Eurofighter d’une concession de l’Allemagne dans le conflit sur le bruit des avions.
Ça pourrait être une partie du paquet né­gocié par la politique. Je ne me mêle pas de ça.
Dans son rapport, le Conseil fédéral dira aussi si on peut réformer les avions Tiger des années soixante ou septante. Ce serait pourtant une option bonne et bon marché, non?
Il va de soi que nous examinons toutes les options. Ce serait possible. Le Brésil par exemple a réformé et augmenté sa flotte de Tiger. Mais quand on voit que, bien que transformés en une nouvelle version améliorée, les Tiger volent moins longtemps que les F/A 18 et que malgré cela ça coûte plusieurs centaines de millions, on doit examiner d’autres possibilités et les comparer entre elles.

Les Verts ont annoncé un référendum contre l’achat d’avions. Ils ont de bonnes chances. Comment voulez-vous gagner la votation?

Ce sera de notre propre faute si nous n’arrivons pas à convaincre le peuple! Une décision populaire produit de la légitimité – et c’est pour cela qu’il est bon et important que le peuple puisse s’exprimer à ce sujet. Alors c’est officiel.
A propos officiel: Est-il aussi officiel qu’aux CR [cours de répétition militaires] la sous-occupation domine? Le Conseil fédéral a très officiellement écrit à ce sujet: «Il ne peut être exclu qu’il y ait des temps de faible intensité de travail».
Je demande aux responsables de CR de remplir les journées de façon sensée. Mais c’est vrai, il n’y a pas partout la même intensité. Ça m’énerve. Ça jette une mauvaise lumière sur toute l’armée. Même si la grande majorité des soldats est pleinement occupée.

Quand on écoute les bruits alentour, ça n’en a pas l’air. Beaucoup disent que les CR sont cool, comme des vacances – dormir beaucoup, jouer aux cartes, regarder des films, boire des bières, et tout ça aux frais de la princesse.

Ça ne va évidemment pas! Nous retirons des gens de l’économie ou des études. Des commandants de compagnie, chez qui une pareille activité domine, ne sont pas à leur place.

Comment vous attaquerez-vous à ce problème?

L’année prochaine, nous interrogerons les soldats par SMS. Des soldats de toutes unités. Anonymement. Nous verrons alors ce qui se passe et dans quel CR. Nous aimerions savoir comment les soldats vivent leurs CR. Nous espérons obtenir une image objective des différences de chaque CR – et la certitude quant à l’endroit où nous devons intervenir. Un projet-pilote lancé cette année a fait ses preuves.
N’y a-t-il pas un danger que les réponses ne soient pas honnêtes?
Je suis sûr que les réponses seront honnêtes. La majorité de nos soldats veulent voir un programme rempli – selon la devise: Puisque je suis là, autant travailler.

L’armée doit réduire ses effectifs d’actuellement 180 000 à 100 000 hommes. Comment fait-on ça concrètement?

Le nombre de jours de service par année doit être réduit d’actuellement 6,5 millions à 5 millions. Concrètement, ça pourrait signifier: plus que cinq CR au lieu de six, 18 au lieu de 21 semaines d’école de recrues. Vers 2016, il y aura en plus une coupure, de sorte qu’un certain nombre seront licenciés tout de suite de l’armée. Mais ce qui importe, c’est que nous ne récompensions pas ceux qui ont renvoyé leur CR aussi souvent que possible.

Et pour les cadres?

Ce qui est certain, c’est que ceux qui continuent devront à l’avenir de nouveau faire une école de recrues complète. Il faut avoir réussi le tout pour devenir un chef.
Ces derniers jours, l’armée a une fois de plus fait la manchette des journaux en relatant des décès. Un Valaisan de 23 ans a tué son amie de 21 ans – avec un fusil d’assaut. Quel effet de pareilles tragédies vous font-elles?
Cela me touche profondément et me rend triste. C’est déjà assez terrible de perdre quelqu’un. Mais quand quelqu’un est tué dans la fleur de l’âge – complètement insensé – le deuil de la famille est à peine supportable. J’ai rencontré, à l’époque, les parents de la jeune fille qui avait été tuée à Zurich-Höngg. Cela m’a vivement préoccupé.

L’armée est-elle coresponsable d’un pareil assassinat?

On peut clairement répondre non à cette question. L’homme est responsable de ses actes. On pourrait aussi mettre la faute sur la société. Ou sur les médias qui n’arrêtent pas de parler de meurtres et d’assassinats. On doit être très prudent dans ce domaine. C’est une illusion de croire qu’avec des lois sévères, on peut tout prévenir.

Vous proposez de retirer l’arme de service, à titre préventif, aux soldats qui font l’objet d’une enquête pénale. Comment cela doit-il fonctionner concrètement?

Quand on sait que quelqu’un a formulé une menace contre l’intégrité corporelle ou la vie ou qu’une procédure pénale est en cours pour un acte de violence, le canton peut retirer l’arme de service à une personne – et en informer l’armée. Les cantons en ont l’autorité déjà à présent, mais certains ne le savent simplement pas. Ce qui est positif, c’est que certains cantons s’y tiennent de façon conséquente. A la suite d’une remarque faite lors de la Conférence des directeurs des départements cantonaux de justice et police, nous avons décidé de distribuer dès à présent et rapidement une feuille d’instructions concernant la procédure à suivre.

L’armée a accès aux procédures pendantes dans le casier judiciaire automatisé de la Confédération. L’armée deviendra-t-elle désormais plus actives de sa propre initiative?

Ça ne nous serait que difficilement possible. L’armée manque des ressources en personnel pour examiner les casiers pénaux des 180 000 membres de l’armée. Et: à quelle cadence devrions-nous répéter cela – mensuelle, annuelle? Non, nous dépendons des informations des cantons concernant les cas à risque.

Il y a aussi constamment des accidents mortels avec des armes de service. Le week-end dernier, à Neuchâtel, une femme a tué un homme. Elle pensait probablement que l’arme n’était pas chargée. La Suisse doit-elle vivre avec de pareilles tragédies tant que les armes sont gardées à la maison?

Nous traiterons de la façon de conserver correctement son arme dans une des prochaines publications pour les soldats de l’armée. Le règlement est clair: l’arme doit être déposée non chargée et sans culasse. Nous devons rappeler aux soldats que cela est absolument central. J’en ferai aussi un sujet dans les rencontres entre cadres.

En janvier prochain, un important défi attend l’armée. Le commandement de la Kfor pour le Nord du Kosovo échoit à la Suisse. La Suisse est-elle outillée pour le plus grand engagement de son histoire à l’étranger?

Certainement! Sinon nous ne le ferions pas. C’est finalement moi qui porte la responsabilité des engagements. Je ne fais appel à personne si je ne sais pas qu’il est suffisamment préparé. Mais il faut considérer que la Suisse met à disposition des troupes de liaison et d’observation. Celles-ci cherchent principalement le contact avec des personnes sur place et observent d’éventuels changements.
La Suisse jouit d’une bonne réputation au Kosovo.
Nous avons l’avantage de ne faire partie d’aucune alliance militaire. On reconnaît que la Suisse ne prend partie pour personne – et c’est pour cela que nous sommes un partenaire accepté, mieux accepté que d’autres.

La frontière avec la Serbie est constamment le théâtre de troubles et de blocages de routes. Il y a déjà eu des morts. Les soldats suisses sont-ils en danger?

Non. La Suisse ne fournit pas d’engagements appelés d’imposition de la paix. Lors de blocages de routes, les soldats suisses débarrassent des matériaux, mais pas des hommes.

Dans d’autres régions du monde, ça sent bien plus le roussi. La situation géopolitique actuelle représente-t-elle un danger pour la Suisse?

Je suis pessimiste. Nous ne savons pas ce qui va nous arriver. Il y a une année, personne n’aurait pensé que les régimes d’Afrique du Nord allaient tomber, que la centrale nucléaire de Fukushima allait exploser ou que l’euro menacerait de se disloquer. La voyante Elisabeth Tessier a dit en décembre 2010 que pour Dominique Strauss-Kahn, 2012 serait «peut-être une année présidentielle» et 2011 serait une «année géniale». Aujourd’hui, nous savons: ça s’est passé tout différemment.

Vous ne basez quand-même pas vos scénarios selon les prédictions du futur?

Bien sûr que non! Mais l’épisode le démontre très bien: pas même les gens qui gagnent de l’argent avec des prédictions savent ce que l’avenir nous réservera. Personne ne le sait – et quand on ne le sait pas, il faut être prêt à toute éventualité. Ce qui me fâche infiniment, ce sont la conviction et le calme avec lesquels des gens sont capables de prétendre qu’il ne se passera de toute façon rien.

De quoi la situation a-t-elle l’air en Europe?

Le manque de perspectives règne dans bien des Etats, notamment en Europe méridionale. Beaucoup de gens veulent juste partir. La situation ressemble à un baril de poudre.

La Syrie est au bord d’une guerre civile. Qu’est-ce que ça signifie si la situation au Proche-Orient devient de plus en plus dangereuse?

A ce degré, la misère humaine au Proche-Orient peut avoir des répercussions sur la sécurité de toute l’Europe occidentale.

Un rapport de l’ONU montre que l’Iran construit la bombe atomique.

C’est une catastrophe. Mais que se passe-t-il? On en prend note et on passe au point suivant. En Libye, il manque environ 5000 missiles sol-air. J’ai déjà tiré des munitions de ce genre. Si vous savez vous en servir correctement, l’avion s’écrase. Si ces armes finissent dans les mauvaises mains, c’est une menace pour l’aviation civile.

C’est pour ça que la Suisse a besoin d’avions de combat?

Ça peut aller très vite – et tout à coup on dépend d’une armée forte. Si ça se passe différemment, tant mieux.    •

Source: Blick du 22/11/11.
(Traduction Horizons et débats)