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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°39, 23 décembre 2013  >  Comment la Suisse peut défendre son autonomie dans un environnement changeant [Imprimer]

Comment la Suisse peut défendre son autonomie dans un environnement changeant

«L’abandon de la souveraineté nationale signifie la dégradation vers un état vassal»

Interview du professeur Albert Stahel, Institut für Strategische Studien, Wädenswil

thk. En septembre, on avait encore l’impression d’une guerre imminente au Proche-Orient. A cause du soi-disant emploi de gaz chimique par l’armée syrienne – bien que les preuves pour savoir qui l’a employé manquent toujours – le président Obama avait déclaré que la ligne rouge, qu’il avait tracée au mois de février de cette année, était franchie. Chaque jour, on pouvait entendre des menaces de guerre de la part des puissances occidentales, surtout de la France, mais aussi de la Turquie. De même, avant de disposer de preuves, les Etats-Unis avaient envoyé un porte-avion au Proche-Orient. Les signes étaient à la guerre. Aujourd’hui, après seulement trois mois, la situation se présente tout différemment. A part quelques informations sur la misère des réfugiés, le conflit syrien a complètement disparu de nos médias. Le président Assad a donné son accord quant à la destruction de ses gaz chimiques et donné suite aux exigences de l’Occident. Ainsi une intervention militaire du côté de l’OTAN paraît, pour le moment, ne plus être une option. Pourtant la situation n’a pas évolué vers la paix.
Depuis des années, l’épée de Damoclès plane sur le Proche-Orient: est-ce qu’Israël va attaquer l’Iran pour, selon son point de vue, empêcher celui-ci de devenir une puissance nucléaire, et déclencher ainsi un incendie immense? A l’heure actuelle, l’Iran, qualifié cet été encore d’Etat voyou, est devenu un partenaire sérieux dans les négociations avec les puissances de veto de l’ONU, avec l’UE et l’Allemagne. Il paraît qu’on va vers une détente. Une solution consensuelle semble possible. Mais, au fond, rien n’a vraiment changé.
Quelques semaines plus tard, en Ukraine, un mouvement de contestation se manifeste, ressemblant à la lettre à la «révolution orange» d’il y a 10 ans. Et cette fois-ci, ce sont vraisemblablement des forces européennes qui se cachent derrière – on a été bon élève des Etats-Unis en matière de maintien du pouvoir. Tout cela se joue devant l’arrière-fond d’une crise dans la région du Pacifique entre la Chine, le Japon et les Etats-Unis, dont la fin est incertaine et qu’il faut prendre au sérieux.
Ces développements attirent notre attention et exigent une explication. Le professeur Stahel est expert dans le domaine de la géostratégie et des questions de la politique de défense. «Horizons et débats» s’est entretenu avec lui de la situation de la Suisse dans un contexte qui est en train de se modifier.

Horizons et débats: Monsieur, nous aimerions parler avec vous des rapports de forces se modifiant dans le contexte global. Dans diverses régions du monde, nous pouvons constater des développements jusqu’alors inconnus, soit en Europe de l’Est, au Proche-Orient, en Afrique ou dans le Pacifique. Comme ces développements ne sont certainement pas dus au hasard, nous sommes intéressés à connaître votre point de vue sur la situation globale et ses conséquences pour la Suisse.

Albert Stahel: Depuis un certain temps, au Proche-Orient, surtout dans la région du golfe Persique, apparaît quelque chose de nouveau: les Etats-Unis sont en train de dire au revoir à cette région. Et cela pour deux raisons: d’abord, ils ne sont plus à la merci du golfe Persique pour les livraisons de pétrole. Grâce à leurs pétrole et gaz de schiste et les livraisons provenant du Canada et du Mexique, ils sont devenus pratiquement autosuffisants. Par ailleurs, ils veulent se tourner vers la Chine, qui présente, à leur point de vue, un nouveau défi. Il faut tenir compte de ces deux facteurs pour comprendre la situation globale internationale. Le soi-disant rapprochement entre les Etats-Unis et l’Iran a la fonction de reconnaître le fait que l’Iran est devenu une grande puissance régionale qui a pris la responsabilité de cette région. L’accord signé à Genève en fait partie.

Que signifie ce rapprochement pour la région?

Ce rapprochement ne signifie pas par exemple que la région, tout d’un coup, serait devenue un espace de paix. Nous avons la guerre civile en Syrie. Les Etats-Unis ont apparemment remis à plus tard la question de la résoudre ou de la terminer. Il est possible qu’ils remettent ce problème à d’autres pays, dont la Russie, qui y joue un rôle important. Le fait de s’en aller, pas seulement de la Syrie, veut dire qu’ils ne veulent plus contrôler les événements en Libye, et qu’ils laissent ce pays livré à lui-même s’enfoncer dans un chaos total. En Egypte, ils semblent accepter la situation actuelle, sauf les généraux. En ce qui concerne la Turquie, le Caucase et l’Europe, ils vont de plus en plus s’en détacher.

Qu’est-ce qui va alors se passer en Europe?

C’est quelque chose que beaucoup de gens ne comprennent pas. Quand une grande puissance comme les Etats-Unis s’exfiltre d’une région, cela crée une nouvelle situation. Le détachement de l’Europe signifie bien sûr une situation changée en Europe centrale et orientale où la Russie se répand de plus en plus, soit financièrement ou par des livraisons de matières premières. L’Ukraine en est un exemple. Elle a pris ses distances face à l’UE. Là, on va se poser la question du futur comportement des Etats-Unis. Vont-ils rester en Pologne ou en Roumanie? Bien sûr que la défense anti-missile y jouera un rôle important. Officiellement, on l’a toujours justifiée par la menace émanant de l’Iran. Cet argument ne compte désormais plus. L’initiative de la Russie y est pour beaucoup. Naturellement, ce n’était pas vraiment à cause de l’Iran, mais pour afficher une présence en Europe, pour être actif en Pologne, en République tchèque et en Roumanie. L’avenir nous montrera si les Etats-Unis vont laisser tomber tout cela ou continuer, ce qui ne sera pas facile, car des conflits sérieux avec la Russie surviendront.

Que signifie ce retrait pour les alliés de longue date?

Cette question se posera pour l’Allemagne au moment où les Etats-Unis commenceront à se retirer. Le gouvernement allemand, le gouvernement Merkel aussi, voit les rapports avec la Russie de façon positive. C’est Mme ­Merkel qui, en 2008, a empêché que l’Ukraine, sous son ancien président, devienne membre de l’OTAN. C’est d’ailleurs la même chose pour la Géorgie. Dans ce jeu, au fond, seules la France et la Grande-Bretagne, sont des acteurs vraiment fiables.

Fiables du point de vue américain?

Oui. Les Etats-Unis veulent réduire leurs activités et leurs investissements en Europe. C’est maintenant aux Européens de se débrouiller. On verra s’ils vont confier la tâche aux Russes ou aux Allemands. En ce qui concerne l’Europe, on est dans une situation diffuse. Nous n’avons plus les constantes d’autrefois. Je ne pense pas aux constantes de la guerre froide. On en avait aussi après cette époque. En ce moment, on a une situation très peu claire, où il y a aussi d’autres acteurs qui comptent: la Russie et l’Allemagne. Pour l’Europe y est inclus le problème de la région ­méditerranéenne: le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la Grèce. Quel avenir pour ces pays-là?

Vous venez de nous expliquer le chambardement du continent eurasiatique. Dans quelle région, les Etats-Unis vont-ils transférer leurs futures activités?

Pour comprendre la situation, il faut viser plus large, en dehors de l’Europe, et c’est la région du Pacifique qui joue un rôle important: cela concerne le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, Singapour, l’Indonésie, l’Australie etc. Voilà actuellement le point central stratégique des Etats-Unis. Cela est dû au fait que la Russie ne présente plus un défi pour Washington, bien que Poutine fasse tout pour en être un. Mais la Russie n’est plus un danger militaire pour les Etats-Unis. A l’exception des armes nucléaires, la Russie est une «quantité négligeable». C’est la Chine qui est devenue très importante à cause de son potentiel économique et financier. Sa dynamique pose aux Etats-Unis un problème qu’ils aimeraient résoudre … d’un point de vue américain. Il est sûr que, dans l’avenir, les Etats-Unis ne vont pas accepter de rival égal. Ils vont résoudre le problème avec la Chine de différentes façons. Une voie serait la politique d’endiguement. On attelle les soi-disant alliés, le Japon par exemple, et l’on élève une barrière militaro-politique. De même la concurrence économique, les Etats d’Asie orientale, de plus en plus importants pour la production, sont attelés. Ce sont la Thaïlande, l’Indonésie etc. Ce ne sont pas seulement des sous-producteurs, mais aussi des concurrents de la Chine. Bien sûr qu’il faut aussi y compter l’Asie centrale. L’Afghanistan avec ses bases militaires joue un rôle. Les Etats-Unis vont garder leurs bases en Afghanistan afin de pouvoir menacer la Chine à travers la vallée de Wakhan dans le Nord-Est. Il faut y ajouter une chose, souvent sous-estimée, ce sont les révoltes dans la région des Ouïghours. Il est certain que les Etats-Unis y sont mêlés. Et ce n’est pas par hasard non plus que la représentation ouïghoure en exil est domiciliée à New York. C’est ainsi qu’il faut se représenter la grande bataille.

Y a-t-il d’autres régions qui posent un problème aux Etats-Unis?

Oui, il y a d’autres puissances jouant un rôle, souvent en ligne avec les Etats-Unis. Ici, il faut évoquer l’Amérique du Sud, par exemple. Les Etats-Unis aimeraient en faire sortir les Chinois qui y jouent un rôle de plus en plus important. La Chine, dans cette région, est demandeur de matières premières, mais aussi fournisseur de produits. Il faut y ajouter la situation de l’Afrique. Là, les Etats-Unis jouent un double jeu. Officiellement, on nous parle de terrorisme, comme par exemple Al-Qaïda au Mali, mais en réalité, il s’agit de tout autre chose. Il s’agit de matières premières, de réflexions économiques et de voir comment on peut influencer les Etats de façon à ce qu’ils ne coopèrent pas avec la Chine.

Y a-t-il déjà des exemples concrets?

Oui, un exemple classique est la séparation entre le Soudan et le Soudan du Sud. En l’occurrence, il s’agissait de couper aux Chinois l’accès au pétrole du Soudan du Sud. C’est en bref la situation actuelle. Cela démontre que nous sommes vraiment dans un état global très incalculable. Mais le problème est que nous en Suisse, nous ne l’apercevons pas vraiment. Nous avons de grands changements avec les acteurs puissants comme les Etats-Unis, la Chine, et d’une certaine manière aussi la Russie ou l’Inde, etc. C’est une situation complexe. Comme cela a été au passé, ce n’est pas pour l’éternité. Par exemple concernant l’UE, il y aura peut-être une UE «light» ou une UE Nord, ou une UE-Allemagne, tout cela peut changer. Au Moyen-Orient, un hiver arabe s’est répandu, mais sûrement pas un printemps arabe. Dans l’espace arabe, les problèmes ne sont pas résolus. La stabilité en Arabie saoudite ou en Egypte n’est plus celle d’autrefois. Au Moyen-Orient, l’Iran exerce un rôle de plus en plus important. En quelque sorte, l’Iran est aujourd’hui une puissance stabilisatrice. D’un côté, il est passionnant d’observer ce qui s’y développe, mais c’est aussi terrifiant, car on ne sait pas ce qui peut en résulter. Les grandes lignes directrices que l’on avait pendant la guerre froide et la période qui suivait, cette unipolarité, ne sont plus données aujourd’hui. Mais les Etats-Unis sont toujours acteurs. Certes, ils ont perdu considérablement en puissance, surtout dans le monde arabe et en Europe, mais ils l’acceptent, car leurs intérêts se trouvent à présent sans équivoque dans la région du Pacifique.

Que signifie ce bouleversement global pour la sécurité dans notre pays, et comment pouvons-nous continuer à assurer cette sécurité? Ici se pose aussi la question de savoir avec qui nous devons nous associer. Ne serait-ce pas une voie praticable pour la Suisse de se rapprocher davantage de la Chine et de la Russie?

En bref: la Confédération a deux options. Une possibilité est celle que vous avez mentionnée, c’est-à-dire de pratiquer une politique de sécurité et de l’extérieur active. C’est-à-dire de chercher des alliés. De chercher des puissances qui peuvent offrir quelque chose, que ce soit militairement, comme la Russie ou que ce soit économiquement ou d’un point de vue de politique financière, comme la Chine. Ça c’est le côté actif. On se donne la peine d’être actif, c’est d’ailleurs ce que la Confédération a toujours été depuis sa fondation et ce qu’elle a toujours fait. L’on essaie d’être actif. Nous n’y avons pas toujours réussi, mais c’était bel et bien possible. L’autre scénario est une dégradation vers un état vassal. Cela serait l’abandon de soi-même, et alors il ne resterait que l’Allemagne.

Cela ne peut vraiment pas être une alter­native!

C’est vrai, mais ce sont les réalités. Ce que nous avons offert les dernières dix années, et je ne parle pas des bagatelles, comme par exemple l’affaire de l’aéroport de Zurich, ce n’est qu’une partie de cela, c’est une déchéance et l’abandon d’une politique autonome de l’extérieur et de sécurité. Nous nous livrons à un grand, qui contrôle non seulement notre politique de l’extérieur et de la sécurité, mais aussi notre politique intérieure et de société. Alors nous serions un état vassal. Nous devons faire attention à cela. Depuis quelque temps, l’Allemagne ne permet plus que d’autres Etats pratiquent leur propre politique de l’extérieur et de sécurité, par exemple dans leur comportement envers la République tchèque ou la Slovaquie, partiellement aussi envers la Hongrie. L’on ne doit pas sousestimer ce danger.

Oui, je comprends ce que vous pensez. On trouve une certaine naïveté chez beaucoup de gens à cet égard.

Mais cela dépend finalement de nous. Si nous ne voulons plus rester indépendants, alors nous irons au bercail de la grande Allemagne. Et c’est elle qui décidera ce qui se passera. Aussi extrême cette alternative soit-elle, faut en être conscient. Il y a les deux possibilités: ou bien nous pratiquons une politique de l’extérieur et de sécurité indépendante, et cela signifie rester flexible et trouver les possibilités qui s’ouvrent, avec qui nous pouvons nous arranger et où nous pouvons en tirer un bénéfice pour notre pays. Cela est par exemple possible avec la Chine, et pas seulement avec la Russie, et peut-être aussi avec l’Iran, où nous pourrions être beaucoup plus actifs. Surtout au Moyen-Orient, nous pourrions jouer un rôle beaucoup plus actif, si nous le voulons. Mais si nous sommes devenus anxieux et craintifs au point de ne pas le vouloir, c’est notre décision. A priori, ce ne sont pas les autres qui dictent, mais c’est nous qui décidons de notre destin. Si nous acceptons une dépendance totale envers Berlin, c’est que nous nous sommes abandonnés nous-mêmes. Alors nous n’existerons plus comme Etat souverain, et la question de notre propre protection sera obsolète. Nous pourrions alors dire: «D’accord, maintenant c’est à vous de le faire.» Cela est la dernière conséquence. Là, Madame Merkel aurait beaucoup plus de possibilité…

…mais cela n’entre pas en ligne de compte pour la Suisse …

… bien sûr que non, mais il faut y réfléchir. Nous sommes à un tournant, et il faut que nous mettions tout sur la table.

Cela serait la perte totale de souveraineté.

Oui, mais c’est justement le point dont il est question. L’abandon de la souveraineté signifie que l’on s’engage et se rend dépendant des autres de façon telle que c’est eux qui décident de ce qui est à faire ou non. D’un point de vue historique, c’est pensable sans problème. Mais nous devons être sincères, car nous avons perdu l’honnêteté face à nous-mêmes. Nous devons dire ouvertement et sincèrement que nous voulons la souveraineté. Mais je dois vous avouer, qu’avec le gouvernement et l’administration que nous avons à Berne, je doute fort que la volonté d’agir d’une manière souveraine puisse être mobilisée. On parle toujours de Bruxelles. A Bruxelles siègent des fonctionnaires, qui veulent la fin de leur journée de travail, ceux-là ne sont pas importants. En Europe, la politique se fait en trois lieux, et si l’on y ajoute encore la Russie et les Etats-Unis, ce sont cinq lieux: Paris, Londres, Berlin ainsi que Washington et Moscou. C’est là que la politique européenne est pratiquée. Bruxelles est absolument insignifiant. L’UE est une institution qui a été fondée et qui est une fiction comme l’ONU. Cette dernière est une institution et là même une bureaucratie. La politique européenne n’a pas lieu à Bruxelles.

Maintenant nous avons parlé de la perte de la souveraineté, mais que faut-il pour que nous puissions maintenir notre indépendance?

La souveraineté comprend la politique de l’extérieur tout entière, la politique économique, la politique des finances, la politique sociale, la politique de l’éducation et bien sûr la politique de défense. Ce sont les éléments que l’on doit prendre en considération. Le meilleur exemple est notre politique monétaire. Notre franc est devenu pour ainsi dire un euro de remplacement, et cela seulement parce que tout le monde s’est lamenté sur la surévaluation du franc suisse. C’est une bêtise totale. Les autres pays ont une inflation, nous n’en avons pas, l’euro perd de toute façon en valeur. Ce sont là des facteurs qui sont tous très inquiétants.

Qu’en est-il de notre défense nationale?

En principe, nous avons besoin d’une armée crédible, qui soit en mesure d’assumer toutes les missions, qui soit apte à défendre notre pays, à apporter des prestations en faveur de la population et à maîtriser d’autres défis, qui n’ont rien à faire avec les situations de menaces classiques.
Pour atteindre ce but, nous devons soutenir l’armée.

Oui, l’on a affaibli l’armée …

… depuis 20 ans.

Cela a commencé avec l’initiative de la GSsA. C’était encore avant la chute du Mur de Berlin. A ce moment-là, la Suisse avait, surtout en ce qui concerne l’armée, le potentiel le plus fort en Europe. Nous avions en Europe la plus grande flotte d’obusiers blindés M-109. Pour une défense efficace, tout était disponible. Notre point faible était les avions. Pendant tout le XXe siècle, la Suisse a eu du mal à mettre sur pied une véritable force d’aviation. Le vote de 1993 sur l’achat de F/A-18 aurait pu mener à un changement de cap. Selon le message, une deuxième tranche de F/A-18 était prévue. Si nous nous l’étions procurée, nous aurions aujourd’hui une armée de l’air excellente. Malheureusement, en 1995, le conseiller fédéral Ogi a pris en charge le département militaire. Adolf Ogi, par ensemble avec le chef de l’armée de l’air, Carell, a laissé tomber la deuxième tranche prévue par crainte d’une nouvelle votation.

En quoi consistait notre armée de l’air en 1995?

Nous avions alors encore les éclaireurs Mirages, certes pas les plus nouveaux, mais toujours opérationnels. Malheureusement, Ogi et Carell les ont aussi éliminés après la suppression de la flotte Hunter. Ces deux messieurs ont alors affaibli notre armée de l’air d’une manière impardonnable.

Vous avez parlé d’autres fautes qui ont été faites.

Oui, et puis est venue la «fameuse» réforme de l’Armée XXI. Non seulement tout l’équipement a été réduit et des unités entières ont été dissoutes, mais aussi la formation de cadres a empiré et la durée de l’obligation de servir a été massivement diminuée. A l’âge de 34 ans, les soldats, les sous-officiers et les officiers subalternes devaient être congédiés. Toutes les richesses des connaissances acquises ainsi que les relations étroites entre l’armée et l’administration, les communes ainsi que les cantons, ainsi qu’avec la population, ont été éliminées. Cette réforme aurait dû mener à une «armée d’intervention». Le but en était l’intégration dans l’OTAN. Une armée de prestation en faveur des Etats-Unis, était le mobile derrière cette réforme. Là des gens étaient à l’œuvre, qui ont été formés aux Etats-Unis et ainsi endoctrinés. Ils ont poussé la réforme dans cette direction pour servir en même temps Adolf Ogi. Sous le conseiller fédéral Schmid il se révéla que l’armée avait une quantité énorme de déficits, notamment dans la formation et, ce qui est encore plus important, en matière d’aide pour l’administration civile ainsi que pour l’entretien du matériel. Lors des tempêtes de 2005, il se révéla que nous n’avions presque plus de troupes de sauvetage. La situation était précaire. L’armée avait un manque de conducteurs de pelles mécaniques. L’on disait que Schmid et ­Keckeis s’étaient mis à en chercher. Imaginez-vous ces conditions catastrophiques. Nous étions tombés si bas. Avec cette expérience, Schmid a voulu faire partiellement demi-tour avec le pas 08/11, afin de pouvoir corriger notamment le déficit en troupes de sauvetage.
C’est vraiment désillusionnant que nous n’ayons plus grand-chose de ce qui caractérise une bonne armée de milice.
C’était intentionnel. Avec le but de former une armée d’intervention, l’esprit de notre armée de milice a été détruit. Quand nous regardons en arrière dans notre histoire avant 1848, la Suisse avait deux types d’armée: l’armée de milice liée au territoire pour la défense de la Suisse et les troupes professionnelles des régiments dans des services étrangers. Les services étrangers avaient été interdits lors de la fondation de l’Etat fédéral. L’armée de milice avec la défense territoriale a été consolidée pas à pas. Schmid a voulu corriger les déficits de la réforme Armée XXI par le pas 08/11, mais cela n’a pas réussi. Maintenant nous avons un nouveau conseiller fédéral, Ueli Maurer, et lui – au lieu d’annoncer «demi-tour à droite, droite!» – apporte un rapport militaire, dans lequel on voit qu’il poursuit presque la même tendance que son prédécesseur en fonction. Le rapport DEVA (développement de l’armée) va dans la même direction. On continue à détruire des armes importantes et du matériel utilisable – en font partie les engins blindés légers 63/89, qui, dans le modèle de base sont en fonction dans d’autres armées. Tout est liquidé et l’on continue à réduire les stocks. Ainsi la partie de l’armée prévue pour la défense sera réduite à 25 000 hommes. Ainsi l’on crée, pour le coup dur d’une guerre, une meilleure troupe de police.

Qu’est ce qui change avec le DEVA?

Ce qu’on abandonne maintenant, ce sont aussi des biens fonciers et des cavernes d’aérodromes militaires, pour lesquels, pendant la guerre froide, la moitié du monde nous a admirés. On détruit du matériel important. C’est effrayant et il faut se demander qui prend de telles décisions.

Qu’est-ce que cela signifie pour la défense de notre pays?

Un Etat qui n’a pas d’armée va en direction d’un «failed state». L’Etat tombe en dépendance, il s’abandonne, il ne vaut plus rien. Comment veut-on gérer la défense de la Suisse avec 25 000 hommes? C’est tout simplement impossible. Même si actuellement il n’y a pas de défi militaire, nous avons en ce moment, en ce qui concerne l’Europe, sur ce demi-continent tant d’instabilités, que personne ne peut nous dire comment la situation sera dans 5 ou 10 ans. Ces prochaines années, la Russie ne va probablement pas devenir un défi militaire pour l’Europe, en ce qui concerne les armes conventionnelles. Mais la Russie peut aussi mettre sous pression d’autres Etats grâce à ses livraisons de gaz. Et puis il faut aussi tenir compte de sa collaboration de plus en plus étroite avec l’Allemagne, qui n’a jamais été aussi étroite qu’aujourd’hui. Œuvrer ensemble avec l’Allemagne, a toujours été le vieux rêve des tsars. Un Etat ne peut pas échapper à sa situation géographique. La géopolitique est l’étude des cartes. Les deux Etats se rapprochent de plus en plus, comme à l’époque du tsar Pierre III qui, pendant la guerre des Sept Ans, était un admirateur ardent de la Prusse. Depuis la Grande Catherine jusqu’en 1917, tous les tsars russes ont été des Allemands. Aujourd’hui, on l’oublie trop souvent! En ce qui concerne l’Allemagne, elle a toujours été une puissance terrestre avec, à sa frontière, une plus grande puissance terrestre, la Russie. Bismarck voulait entretenir de bons rapports avec la Russie. Hitler, par contre, voulait absolument conquérir la Russie. La Grande-Bretagne a depuis des siècles été une puissance maritime. Au cours de son histoire, la France a voulu être une puissance à la fois maritime et terrestre, et elle a aussi échoué dans ces prétentions. Dans la situation très confuse, où l’Europe se trouve actuellement, le Conseil fédéral décide qu’en principe la Suisse n’a plus besoin de capacité de défense. On détruit tout simplement du matériel d’armement important. Mais de quoi est-ce que nous avons encore besoin? Pourquoi devons-nous dépenser 5 milliards de francs par an? Pour quelques véhicules d’équipe blindés du type DURO?

De ce point de vue, on devrait dire au fond que la plus grande menace pour la Suisse se trouve dans le pays même. Nous ne pouvons pas dire que nous devons nous attendre à une «attaque» ici ou là, mais c’est la réduction continue de notre capacité de défense qui est la plus grande menace.

Oui, c’est comme ça. La plus grande menace pour la Suisse, ce ne sont pas les citoyens. La vraie menace pour la Suisse est le Conseil fédéral à Berne. Le Conseil fédéral agit par un démontage de l’armée et par une politique des finances et de l’économie irréfléchie.

A quoi pensez-vous par rapport à la politique des finances?

Un exemple concret était le contrat envisagé avec les Etats-Unis sur l’échange des données. Pourquoi est-ce que la ministre des Finances ne peut pas dire aux Etats-Unis: «Ce contrat est superflu, vous savez grâce à l’espionnage de la NSA déjà tout! Vous devez au maximum dire ce que vous ne savez pas encore. Cela nous intéresserait.» Telle devrait être la politique d’un Etat souverain. Le Conseil fédéral donnerait à l’ambassadeur des Etats-Unis un communiqué à l’adresse de son gouvernement, formulé clairement et sans équivoque. Tout au plus, le Conseil fédéral pourrait-il encore envoyer une dépêche à Obama.

Qu’est-ce qu’il faut faire? Vous avez démontré comment se présente la situation extérieure, globale et à quoi la situation ressemble dans le pays même. Vous avez mentionné des alliances, que la Suisse pourrait entamer avec d’autres pays, par exemple la Russie, la Chine ou bien aussi avec des Etats du Proche-Orient. Cela montrerait une action souveraine et renforcerait notre pays. Les situations de menace ne sont pas concrètes, mais nous vivons avec une menace latente. Nous ne savons pas comment tout cela se développera. Nous sommes confrontés avec la cyber-guerre dans le monde entier. Alors, pour nous citoyens, se pose de manière plus urgente que jamais la question de savoir où nous voulons aller et comment nous le ferons.

L’armée doit de nouveau être équipée de manière à pouvoir affronter un vrai défi militaire. Le défi militaire du présent, et là les spécialistes sont tous d’accord, n’est plus le grand combat des chars de la Seconde Guerre mondiale. A l’exception de la guerre de 2003 contre l’Irak, les guerres des dix dernières années ont été d’une autre sorte. Les unités d’élite des Etats-Unis s’y sont engagées, soutenues par une guerre aérienne massive, contre des personnes et des objets clés. Cela signifie que nous devons nous préparer à la défense contre les opérations de ces unités d’élite et contre des attaques aériennes. Nous devons avoir, en comparaison à la guerre froide, une toute autre conception de défense. Nous avons besoin de moyens et d’armes avec lesquels nous puissions protéger notre infrastructure, comme les centrales nucléaires, les centrales électriques, la communication, la conduite opérationnelle, les gares, les aéroports, etc. Pour une telle défense, les 100 000 hommes mentionnés dans le rapport DEVA ne suffisent pas. Pour une bonne protection de notre infrastructure, nous avons besoin d’au moins 200 000 hommes. C’est seulement comme ça que nous pouvons résister à un plus long défi. Avec 200 000 hommes, l’armée doit aussi être qualifiée pour pouvoir porter aide aux autorités civiles et à la population lors de catastrophes naturelles. Ceci doit être la deuxième, mais pas la première tâche de l’armée. Dans les années 1970, nous avons disposé des anciennes communications «point à point» des CFF pour des situations d’urgence. Dans le cas d’une guerre, les CFF faisaient partie intégrante de la défense complète. Ainsi nous disposions là d’un système redondant. Une redondance semblable devrait de nouveau être atteinte. Cela surtout en ce qui concerne la cyber-guerre. De la cyber-guerre font partie non seulement l’écoute, mais aussi la manipulation de comptes bancaires, des perturbations de la conduite opérationnelle etc.

Mais cela veut dire que nous serions donc sans autre en état de nous protéger nous-même; mais il devrait exister alors un consensus commun signifiant que nous voulons protéger notre pays.

Si la volonté politique est de nouveau là, ça devrait être possible.
Cela veut dire que c’est à nous les citoyens de veiller à ce que notre volonté politique soit appliquée.
Oui, et dans deux directions: politique mais aussi sociale. Aux élections, il faudra à l’avenir veiller à élire les bonnes personnes au Parlement et non pas des poupées de cire qui apparaissent comme des animateurs et disent des choses à propos de la défense et de l’armée n’ayant aucune importance pour la réalité. Pendant la guerre froide, il a toujours été possible d’atteindre un consensus entre la gauche et la droite en ce qui concerne la défense. Ainsi, l’on avait atteint en 1973, par la conception de défense complète 73, un rapprochement entre les bourgeois et la gauche. A partir de 1989, il n’y a eu sous Adolf Ogi plus que des tentatives embarrassées pour la recherche de consensus. La polarisation a augmenté. Il y a bien eu le soi-disant soutien du conseiller fédéral Ogi par le PS Suisse pour sa réforme de l’Armée XXI, mais son propre parti a accepté pour des raisons opportunistes et passé sous silence le fiasco de la réforme. Le PLR et le PDC sont devenus, au sujet des questions de défense, de plus en plus insignifiants.

Quelles sont les conséquences pour notre pays?

La Suisse doit-elle se retrouver et ainsi se réinventer. Nous devons à nouveau pouvoir décider comment nous voulons vivre. Si nous abandonnons ce but, nous vivrons comme les autres le veulent. C’est ce dont nous devons être conscients. Jusqu’à aujourd’hui, notre système politique et social était unique au monde.

Monsieur Stahel, merci beaucoup pour cet entretien détaillé.    •

Interview réalisée par Thomas Kaiser.