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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°5, 9 fevrier 2009  >  «Les êtres humains ne comptent plus du tout, l’important c’est le profit» [Imprimer]

Comment les Allemands de l’Ouest ne tiennent pas compte des mentalités de l’Allemagne de l’Est

par Maria Koch

Une fois de plus nous sommes à Wermsdorf, en Saxe et nous rendons visite à des gens dont nous avons fait connnaissance lors de notre premier voyage. Cette fois, nous habitons chez le couple Gruber.
Les hôtes extrêmement prévenants ont aménagé le rez-de-chaussée de leur petite maison en appartement de vacances. Nous recevons chaque matin un petit-déjeuner préparé avec beaucoup d’amour. Le soir quand nous revenons de nos excursions, Monsieur Gruber nous a déjà allumé le poêle de faïence et il fait douillement chaud. Cet ancien ingénieur dans la construction de puits nous montre avec fierté son grand élevage de lapins et la nouvelle installation de chauffage. Sur leur terrain, il y a eu de la place pour construire une autre maison individuelle pour la famille de leur fille. Cette dernière travaille en tant qu’assistante en radiographie, le beau-fils a son travail à Munich pendant la semaine. Il ne voit son petit garçon que le week-end et pendant les vacances. Heureusement que les grands-parents peuvent s’en occuper pendant que la mère est au travail. Cent mètres plus loin, Monsieur Gruber possède un grand jardin avec un potager, des arbres fruitiers et un puits qu’il a lui même installé. A côté de la haie, il y a un grand tas de bois mort. Monsieur Gruber coupe le bon bois dur lui-même en morceaux adaptés pour le poêle et a déjà prévu les années à venir. Il a pris en bail une grande partie du pré situé à côté de la maison et il y fait du foin pour ses lapins. Dans le jardin, il y a assez de place pour qu’il puisse cultiver pour ceux-ci de grosses betteraves et des carottes, qu’il peut stocker comme nourriture fraîche dans sa cave naturelle à côté de l’ancienne petite porcherie où il héberge ses lapins. Dans le garde-manger, il y a des bocaux et des conserves. Le couple de retraités est complètement axé sur l’autosuffisance. «Quelqu’un peut venir, tout est prévu.» Après une vie de dur travail, pendant laquelle il a pu installer à de nombreux endroits en RDA des puits de toute grandeur, il n’a pas perdu la fierté de son métier ni son optimisme bien qu’il soit assez malade. Tant que ça va, il s’occupe de ce qui est important pour lui et sa famille.

Diminution de moitié du nombre d’habitants

Nous traversons la région de la Lausitz. A Hoyerswerda, nous faisons la connaissance de nos interlocuteurs. Cette ville a énormément souffert au niveau social après la dés­agrégation du combinat de gaz «Schwarze Pumpe». Au temps de la RDA, on a essayé d’être aussi indépendant que possible du pétrole et on a utilisé les réserves de lignite de la région de la Niederlausitz pour fabriquer des briquettes et du gaz. La Schwarze Pumpe était la plus grande entreprise de transformation de lignite du monde. Jusque dans les années 80, une grande partie de la production de gaz et d’électricité de l’Allemagne de l’Est se concentrait ici. De nombreux procédés innovateurs dans la transformation de la houille et dans l’industrie chimique ont été réalisés ici pour la première fois à une échelle de grande ampleur technique. Le tournant a mis fin à cela. Le géant de l’électricité Vattenfall, ThyssenKrupp et d’autres se sont partagé le combinat Schwarze Pumpe entre eux et l’ont transformé en un parc industriel. Sur les 14 000 employés, il n’en reste plus que 3000. C’est seulement là un exemple de beaucoup d’entreprises qui ont été rachetées et assainies jusqu’au démantèlement ou éliminées. La région de Hoyerswerda a perdu entre 100 000 et 150 000 emplois dans tous les domaines. La moitié des habitants de Hoyerswerda est partie à cause du chômage très élevé – des 70 000 habitants en 1989, il n’en reste plus que 35 000. Ce sont avant tout les jeunes qui ont quitté la ville, plus de 27% de la population est âgée de plus de 65 ans. Malgré tout, la ville est à la troisième place au niveau de la pauvreté chez les enfants sur toute l’Allemagne. Dans les médias, on re­couvre globalement Hoyerswerda de critiques à cause de son extrêmisme de droite. Mais beaucoup trop peu s’occupent de donner aux individus ici, surtout à la jeunesse, un avenir, une perspective. Alors, les enjôleurs arrivent – par qui sont-ils envoyés? Par qui sont-ils payés? Dans quel but?
Nos interlocuteurs, citoyens de Hoyerswerda depuis des décennies, sont amers devant le déclin de la ville, déjà du seul fait qu’ils aient dû assister à la démolition de nombreux maisons et bâtiments qui avaient été constuits avec l’argent durement gagné par les habitants. Ils nous montrent des endroits vides partout dans la ville.
Ils nous disent que personne n’aide la population, seulement quelques anciens syndicalistes s’engagent pour les préoccupations de la jeunesse lors de petites démonstrations. La jeunesse elle-même y participe à peine, beaucoup de jeunes ne font plus que traîner, impuissants. La politique et même les chefs de syndicats ne s’intéressent pas aux préoccupations de cette région, ils sont tous corrompus. Monsieur Lang, un de nos interlocuteurs, fait partie du syndicat. Lui et ses collègues ne peuvent s’imaginer une amélioration que si les dirigeants de la politique, de l’économie et de la société sont renouvelés tous les deux ans pour empêcher ainsi la corruption. «Comment cela doit-il aller», dit-il «si déjà des présidents de syndicats de la circonscription, avec un revenu mensuel de plus de 30 000 euros, se laissent corrompre?» Même chez les députés municipaux de la Linke à Dresde, qui auraient voté pour la vente d’appartements municipaux appartenant à la population, on a découvert ultérieurement des versements plus élevés sur leurs comptes.

Le bébé derrière le tableau noir

Nous en venons à parler de ce qu’il leur est advenu après la guerre. Madame Lang raconte. A 22 ans, elle a terminé sa formation d’enseignante pour le primaire et pour le collège. Le mari était engagé comme plongeur sauveteur, il devait repêcher les blessés, même des cadavres, désamorcer des mines, dynamiter des bombes. Elle ne savait jamais s’il allait revenir. Ils avaient un bébé et elle devait enseigner. Alors, elle prenait l’enfant avec elle à l’école, elle le plaçait dans le landau derrière le tableau noir et elle donnait les cours. Nous lui avons demandé si le bébé restait tranquille. Elle a répondu que non mais «il n’y avait pas d’enseignants! Je devais enseigner et j’avais un enfant. Alors, il devait être avec moi.» Peu après qu’elle eût pris son poste, l’enseignant principal est tombé malade et il a manqué complètement. Elle devait donner les cours à toute l’école c’est-à-dire à deux classes, toute seule, sans expérience dans l’enseignement, seule avec son enfant. En outre, elle devait également remplir la fonction de maire, cela faisait partie là-bas de l’enseignement. Elle devait prendre des décisions à la campagne sur des choses dont elle n’avait aucune idée. L’ingénieur, qui était à ses côtés, a remarqué sa peur et il l’a tranquillisée: «On y arrivera. Si je fais un signe de la tête, vous approuvez. Si je vous marche sur le pied, ne dites encore rien, vous priez d’avoir un temps de réflexion, alors moi-même je dois encore réfléchir là-dessus.» Elle a exercé sa profession jusqu’à l’âge de 30 ans. Après, elle est devenue inapte au travail à cause de problèmes avec ses cordes vocales. Un monde s’écroula car elle aimait son métier. Que faire?

Formation professionnelle pour les rapatriés de guerre

Elle devait recommencer à zéro. Elle a travaillé dans des académies d’entreprises, elle a organisé des formations pour ceux qui travaillaient en entreprises après la guerre, mais qui ne possédaient pas ou pas assez de formation professionnelle. Elle coordonnait aussi bien les structures que les programmes d’études pour les académies d’entreprises et les a développées. Pour cela, elle est allée dans les entreprises et a cherché à savoir: «Quels employés avez-vous et avec quelles compé­tences, quel besoin avez-vous en personnel et avec quelle qualification?» Elle a donc organisé les formations et la transmission de personnel qualifié dans les entreprises. Avec beaucoup d’élan, elle s’est familiarisée avec ce domaine qui lui était complètement inconnu, elle a cherché de l’aide et du soutien auprès de personnes compétentes. Cette activité s’est finalement transformée en consultation pour l’orientation professionnelle au bureau de l’emploi.
C’est alors que le tournant arriva. Madame Lang nous décrit les drames qui se sont déroulés au bureau de l’emploi comme si c’était hier. Des femmes, à qui elle avait encore remis il y a quelques mois une attestation certifiant la réussite de l’examen pour le métier agricole et qu’elle avait félicitées, se trouvaient devant elle. Maintenant, elles pleu­raient désespérées: elles avaient été licenciées, elles étaient au chômage, leur existence était désastreuse.

«La prime du désert»

C’est alors que les collègues de l’Ouest arrivèrent. Ils obtenaient un revenu plus élevé s’ils allaient travailler à l’Est, ils désignaient cela par «prime du désert». Un Souabe l’avait remplacée lors de ses congés. Personne ne l’a compris, il portait un pantalon en cuir crasseux, il était négligé, arrogant et pédant. Déjà dans la semaine avant la fin de ses congés, les gens interpellaient Mme Lang dans la rue et lui demandaient quand elle revenait au bureau. Elle disait alors: «Mais Monsieur X est là». Les gens faisaient un signe de négation: «Nous devons parler avec vous, avec lui, ça ne va pas.» Lorsqu’elle est revenue de ses congés, les longs ciseaux avec lesquels elle devait couper les fiches de bristol n’étaient plus là. A cette époque, personne ne travaillait à l’ordinateur. Le Souabe avait caché les ciseaux ainsi que toutes les fiches tout au fond du rayon derrière des vieux papiers: Il justifiait cela en déclarant que les ciseaux étaient interdits, car un client soûl pourrait la poignarder avec. Elle a répondu que ses clients ne la poignarderaient pas car elle savait comment se comporter avec eux. Elle nous raconte comment elle faisait quand un ivrogne gueulait dans la salle d’attente. Elle disait aux autres clients qui attendaient: «Vous voulez certainement aussi être débarassés de ce gueulard. Vous n’avez sûre­ment rien contre si je le fais passer avant vous, même si vous devez attendre un peu plus longtemps.» J’ai parlé avec l’ivrogne: «Alors qu’avez-vous? De quoi s’agit-il? Que s’est-il passé?» Elle l’a d’abord tranquillisé, écouté et a cherché une solution. Ils se sont soûlés seulement parce qu’ils étaient dés­espérés.

Enseignement des bonnes manières par les Allemands de l’Ouest

Dans le couloir, elle rencontre un entrepreneur qu’elle connaît depuis 20 ans avec qui elle a beaucoup et bien collaboré. Elle le salue joyeusement et spontanément par son prénom et dit qu’elle se réjouit de le revoir. Son supérieur, un Allemand de l’Ouest, se tient discrètement derrière elle. Lorsqu’elle a salué cette vieille connaissance de manière si familière, l’Allemand de l’Ouest l’a apostrophé: «Que vous prend-il de tutoyer un chef d’entreprise? Vous devez le vouvoyer et l’aborder en lui disant ‹Monsieur le Directeur›.» Alors, à ce moment, elle craqua: «Vous n’avez pas à me dire, comment je dois parler avec des collègues.» Après cela, elle disparut dans son bureau. Sa vieille connaissance et ses collègues sont restés bouche bée. Elle était sûre qu’ainsi ces jours au bureau de l’emploi étaient comptés. Elle est à son bureau et attend les réprimandes et le licenciement. Pourtant, rien ne se passe. Pas un mot n’est soufflé. Elle évite l’Allemand de l’Ouest et lui fait de même. Ils ne se saluent plus une seule fois.
Un jour, on introduit les ordinateurs. Il y a trois jours d’initiation et ensuite toutes les fiches sont enlevées et tout le monde doit travailler à l’ordinateur. Notre interlocutrice est désespérée. Elle n’y arrive pas. Elle ne se sent pas à la hauteur. Une supérieure, qui la connaît depuis longtemps et qui estime ses compétences, voit sa détresse et demande: «Qu’allons-nous faire avec vous?» Elles trouvent une solution. Madame Lang travaille et transmet des emplois dans le cadre de me­sures de réinsertion de chômeurs. Elle traverse le pays, les villages et cherche d’éventuels travaux d’assainissement dans les villages et les communes, elle parle avec des maires et des entreprises, crée des emplois utiles pour les chômeurs de longue durée.

La prime par tête ou l’introduction du capitalisme au bureau de l’emploi

Après son départ à la retraite, elle va parfois encore rendre visite à d’anciens col­lègues au bureau. Alors, elle voit comment un jeune collègue dit avec fierté et plein d’enthousiasme à une collègue plus âgée: «J’ai rempli mon devoir pour ce mois!» Lorsqu’il sort, elle demande à sa collègue: «Que veut-il dire?» «Nous devons trouver chaque mois un certain nombre de fautes chez les chômeurs, alors, on leur réduit leurs allocations de chômage», lui explique sa collègue. Par exemple, si quelqu’un arrive en retard, s’il n’a pas indiqué une donnée correctement, s’il a manqué un rendez-vous, s’il ne s’est pas présenté quelque part pour obtenir un emploi – même s’il n’avait aucune chance – ou d’autres choses semblables, alors cela est considéré comme faute et on lui réduit l’allocation-chômage. Les employés du bureau reçoivent pour ainsi dire une prime par tête s’ils attrapent quelqu’un. Madame Lang est indignée: «Les êtres humains ne comptent plus, l’important c’est le profit. Que quelqu’un ait trois ou quatre enfants, que sa femme soit malade – cela ne me regarde pas. J’ai le pouvoir, j’ai mes règlements, alors je les pratique.» On remarque qu’elle trouve cela insupportable. Dans de tels cas, on devrait demander: «Que se passe-t-il? Pourquoi n’êtes-vous pas venu au rendez-vous? Etiez-vous malades? Vous ne pouvez pas venir à ce rendez-vous car les liaisons de bus sont mauvaises? Avez-vous des soucis dans votre famille?»
Bien sûr, cela ne fonctionne pas dans la compétition globale, c’est la recherche du profit maximum qui compte, l’enrichissement de quelques-uns. Les innombrables individus désespérés, qui passent à travers les mailles du filet, importent peu. Après le tournant, c’est incroyable à quelle vitesse le capitalisme sauvage a commencé à sévir et à quelle vitesse on a laissé tomber le masque social: on n’en avait plus besoin, l’ennemi sous la forme du communisme était éliminé, il n’était pas nécessaire de le concurrencer plus longtemps en se masquant d’un visage humain.
Madame Lang nous a raconté encore beaucoup de choses sur les Sorabes (un peuple slave occidental). Nous raconterons cette histoire passionnante la prochaine fois.    •