Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°40, 18 octobre 2010  >  La crise de la laïcisation et le retour de la théologie politique [Imprimer]

La crise de la laïcisation et le retour de la théologie politique

Ou, pour citer Nietzsche, «il semble que l’homme soit arrivé à une pente qui descend, – il roule ­toujours plus loin du centre …»

par Paolo Becchi*

Un des piliers de l’Occident moderne a été décrit de manière exemplaire par Max Weber comme un processus de rationalisation et de désenchantement du monde. Ce modèle d’identité laïque du monde moderne n’a pas seulement entraîné l’éclatement de la métaphysique en diverses sciences mais également la relégation au domaine privé de la conscience individuelle de la religion et, d’une ma­nière plus générale, des valeurs et des normes. Parallèlement à l’apparition du positivisme scientiste axé sur le paradigme rationnel d’une science axiologiquement neutre, on a assisté à la perte de la dimension publique de la religion qui, comme l’éthique, a été réduite à une affaire privée. Contrairement à la rationalité de la science et de la technique, les choix éthiques et religieux reposent sur des décisions individuelles issues de sentiments personnels, et finalement irrationnels.
Depuis longtemps, l’éthique essaie de se détacher de ce schéma. Mentionnons ici John Rawls et sa théorie de la justice, Hans Jonas et son principe de responsabilité et Karl-Otto Appel et son éthique de la discussion. C’est chez ces auteurs que les efforts pour trouver une ultime justification rationnelle ont atteint leur point culminant. Leurs tentatives de réhabiliter la philosophie pratique (en partie seulement chez Jonas) rencontraient un horizon dépourvu de transcendance. Il semblait que le bon Dieu eût perdu sa fonction et le paradigme de Weber, du moins en ce qui concerne la religion, devait continuer à ne pas être mis en doute. L’éthique pouvait sans difficulté devenir publique mais la religion restait dans le domaine privé.
Cependant en raison du fait incon­testable que, ces dernières années, le sentiment religieux avait pénétré sous diverses formes dans le domaine public, cette façon de penser est entrée en crise. Ce phénomène nouveau a produit ce qu’on peut appeler une «réhabilitation de la théologie politique». Pour beaucoup de personnes, cela signifie un dangereux retour en arrière, voire un grand danger pour la démocratie. Mais à mon avis, la démocratie est aujourd’hui menacée par tout autre chose, par exemple quand il suffit à une agence de notation américaine d’élever la voix pour ­mettre l’Union européenne à genoux. Quoi qu’il en soit, il ne se passe pas de jour sans que la presse ne publie un plaidoyer en faveur de la raison laïque, lequel fait renaître un fatras idéologique néo-rationaliste tout à fait inapte à permettre de comprendre la réalité. Mais la question principale reste la suivante: L’Occident est-il sérieusement menacé par la théologie politique ou le paradigme de la laïcisation poussé à ses extrémités est-il au bord de l’effondrement? Voici quelques idées à ce sujet.
L’absence de Dieu, ou du moins sa relégation loin des événements humains, doit être remplacée par le report de sa toute-puis­sance sur l’homo creator. C’est la dernière étape audacieuse de la laïcisation. La vo­lonté humaine devient une copie de la volonté di­vine.
La recherche obstinée d’une libération de toute dépendance extérieure, caractéristique du monde moderne, se révèle actuellement être l’illusion d’une liberté absolue créant les monstres d’une quête de pouvoir qui se dresse non seulement contre la nature extérieure mais aussi contre la nature intérieure, c’est-à-dire la nature humaine. Le fait de se libérer de la transcendance, le caractère absolu donné à l’immanence ont pour conséquence paradoxale un avilissement de ­l’homme. Et pour citer Nietzsche, «il semble que l’homme soit arrivé à une pente qui descend, – il roule toujours plus loin du centre…». De sujet dominateur qu’il était, il est devenu un objet dominé, un instrument passif et sans dé­fense servant à réaliser des expériences techniques de plus en plus sophistiquées et consternantes.
Il s’agit là du projet du génie génétique et de ses nombreux partisans, projet qui représente le plus grand danger de notre ­époque car il remet véritablement en question la survie de l’homme sur Terre. Nous sommes tous reliés les uns aux autres mais prisonniers de ce réseau. Présents partout et nulle part, nous avons déjà perdu le sens de l’espace et nous sommes sur le point de perdre le sens du temps. L’espèce humaine semble avoir atteint le point final de son évolution et une nouvelle réalité se prépare déjà: la création d’une espèce nouvelle, post-humaine, grâce à une intervention directe dans le code génétique de l’espèce actuelle. Peut-on faire quelque chose contre cette évolution insensée vers le néant?
A cet égard, l’éthique et le droit montrent leur faiblesse: Dans les époques de grand danger, on a besoin d’un antidote plus efficace. Et je ne pense pas à la théologie poli­tique au sens d’un instrumentum regni, c’est-à-dire à une reconquête de la religion en tant que simple servante du pouvoir politique. L’ouverture à la transcendance, refoulée et pourtant toujours présente, pourrait peut-être se révéler une importante force motivante. En effet, l’intangibilité de l’homme peut-elle être fondée autrement que par une redécouverte, éventuellement sous forme de théologie négative, cette catégorie du sacré dont on s’est débarrassé trop vite?
Avant qu’il ne devienne un sujet avec Descartes, l’homme n’avait jamais trouvé sa mesure en lui-même, dans le fundamentum inconcussum de sa propre assurance, mais dans l’espace religieux. Afin d’éviter qu’aujourd’hui le processus d’absolutisation de l’homme, le mythe du surhomme, ne se transforme paradoxalement en son anéantissement total, nous devrions redécouvrir le sens religieux de nos limites et le frisson éprouvé devant le sacré en tant qu’ultime horizon du sens. La rationalité ne suffit pas, elle doit se nourrir de quelque chose qu’elle ne peut pas produire elle-même.
Certes, il serait naïf de penser qu’on peut combattre le nihilisme qui gagne du terrain grâce à une synthèse entre la foi et la connaissance. Dans les premiers siècles de notre culture, c’est effectivement la synthèse, réa­lisée par la théologie, entre le christianisme et le platonisme qui l’a emporté sur le premier nihilisme (celui de la gnose). Mais, après le scepticisme radical de ­Nietzsche et de ­Heidegger, cela paraît maintenant impos­sible. Nous devons nous accommoder de l’ab­sence de Dieu, de la présence de cette ab­sence. Mais cela ne signifie de loin pas que «tout soit possible», que l’évolution soit maintenant entre les mains de la volonté de puis­sance d’un homme qui, pour prendre la place de Dieu, irait jusqu’à mettre en jeu son propre avenir. Cela signifie plutôt que nous ne pouvons pas nous empêcher de vivre dans une perspective de doute radical dans lequel il n’y a pas de certitudes et de garanties métaphysiques ultimes mais uniquement une quête de sens permanente. Ce sens n’est pas introduit dans les choses par l’homme mais il existe et l’homme est seul à pouvoir le découvrir.
Dieu ne nous a pas légué son rôle de créateur mais a créé l’homme «à son image» et lui a par là même prêté une dignité transcendante grâce à laquelle il a pu occuper une place particulière dans la nature. Avant toute valeur et au-delà, la référence à la spécificité de la condition humaine, c’est-à-dire à sa signification ontologique, nous permettra peut-être de freiner, voire de stopper la course folle de la société biotechnologique vers l’autodestruction. Cela représente peut-être un espoir pour les générations futures: nous n’avons pas le droit de les priver de la dignité qui nous caractérise et de faire de l’espèce humaine une antiquité dans l’histoire de l’évolution.    •
(Traduction Horizons et débats)

* Paolo Becchi est chargé de cours de philosophie du droit à l’Université de Gênes depuis 1999. Depuis octobre 2006, il est titulaire de la chaire de philosophie du droit et de l’Etat à l’Université de ­Lucerne.
Ses nombreuses activités de chercheur et d’intervenant lors de congrès l’ont mis en contact constant avec la culture juridique de langue allemande. Aussi a-t-il traduit en italien des ouvrages de Hegel, de Hans Jonas et de Kurt Seelmann. Il est membre de l’Istituto Italiano di Bioetica, de la Hans-Jonas-Gesellschaft, de la direction de l’Institut für angewandte Ethik (Grünstadt), de l’Interdisziplinäres Zentrum Medizin-Ethik-Recht de l’Université Martin-Luther de Halle-Wittenberg, du comité scientifique des Rechtsphilosophische Hefte et rédacteur de la revue Ragion Pratica. Ses principaux domaines de recherches sont la philosophie du droit de Hegel, celle des Lumières, l’histoire de l’élaboration des codes aux XVIIIe et XIXe siècles, et certains sujets de bioéthique et de droit de la médecine.