Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°33, 18 août 2008  >  Comment la Suisse s’est prémunie contre l’Allemagne nazie en 1939 [Imprimer]

Comment la Suisse s’est prémunie contre l’Allemagne nazie en 1939


par Friedrich Traugott Wahlen, conseiller fédéral de 1958 à 1965

hd. Les événements relatifs au tunnel de base du Lötschberg, le projet de mainmise de l’Alle­magne sur un des importants tunnels alpins creusés avec l’argent des contribuables éveille chez tous les citoyens suisses le souvenir désagréable d’une époque d’arrogance allemande que l’on croyait surmontée depuis longtemps. Il y a quelque soixante-dix ans, la Suisse, gardienne des cols et des tunnels alpins, suscitait déjà des convoitises présomptueuses chez nos voisins du Nord. Mais alors, l’arrogance d’Hitler se heurta à un mur de résistance et de détermination dans la population suisse. On se prépara de manière prudente et réfléchie à une attaque de l’Alle­magne devenue mégalomane.
Afin de permettre à ses lecteurs de bien situer ces événements dans leur contexte historique, Horizons et débats publie ci-dessous un texte du conseiller fédéral Wahlen qui passe remarquablement en revue les grands dangers du XXe siècle et s’interroge sur les possibilités qu’avait un petit Etat comme la Suisse de s’affirmer à une époque tourmentée. Un grand nombre des questions soulevées sont plus actuelles que jamais et de nature à fournir également à la jeune génération des informations importantes et à renforcer sa détermination à conserver sa dignité.

Au cours de ce siècle, notre peuple a dû surmonter diverses épreuves difficiles dont les plus importantes ont été les deux guerres mondiales. Etant donné les incertitudes de la situation politique actuelle dans le monde, nous ne savons pas si nous n’allons pas nous trouver confrontés à des événements simi­laires avant la fin du siècle. Au bout de trois décennies d’une prospérité toujours grandissante et d’une insatisfaction qui augmente parallèlement, la question se pose de savoir si nous serions préparés à faire face à des tâches aussi difficiles. La crise qui se dessine depuis quelques mois rend cette question particulièrement actuelle. Un regard en arrière jeté sur les difficultés que nous avons surmontées peut-il nous aider à nous préparer à affronter correctement de nouveaux défis?
Nous avons une nouvelle science, la futurologie, qui se penche sur un large éventail de questions concernant l’avenir. Mais elle a recours, pour envisager les événements futurs, essentiellement à des critères d’ordre technologique et cybernétique; elle est incapable de prévoir le facteur le plus important, c’est-à-dire le comportement de la société humaine. Il est plus facile de tirer de l’histoire des conclusions valables pour l’avenir, à condition de la prendre au sérieux. Elle peut nous apprendre combien la maîtrise des tâches dépend de l’attitude spirituelle de chaque citoyen et du peuple en tant que tout et combien il est important que le peuple et les autorités, même en négligeant les intérêts individuels et de groupe, visent le même objectif. De ce point de vue, le regard rétrospectif jeté sur l’époque du service actif (1939-1945) présenté par les textes et les illustrations du présent ouvrage est extrêmement utile. Il correspond, en particulier pour la jeune génération, à un besoin de notre époque pleine de menaces.
Une comparaison entre l’attitude du peuple et des autorités lors des deux guerres mondiales illustrera mon propos. Dans la première décennie du XXe siècle, il y eut souvent des tensions entre les grandes puissances européennes mais malgré les signaux d’avertissement des deux guerres des Balkans et des efforts d’armement qui s’intensifiaient considérablement de toutes parts, on ne croyait pas à la possibilité d’une guerre d’ampleur mondiale. En 1914, la Suisse, mal préparée, se trouva face à de graves problèmes économiques et surtout sociaux qu’elle ne put résoudre qu’imparfaitement. Dans le domaine militaire, nous avons pu nous estimer heureux de ne pas être exposés à une épreuve de force – destin favorable auquel a contribué de manière importante notre armée de milice malgré sa préparation incomplète. Mais les tensions sociales augmentèrent d’année en année pendant la guerre, surtout parce que les soldats ne pouvaient plus guère nourrir leur famille à la suite du renchérissement et de l’absence de compensation de salaire. L’insatisfaction fut à son comble en 1914 lors de la grève générale dont les effets sur la politique intérieure persistèrent jusque dans les années 1930.
Il en alla différemment dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale. On peut dire qu’aucun autre pays que la Suisse s’est rendu compte de manière aussi nette des dangers de la politique de Hitler et de Mussolini et les a pris aussi au sérieux. Certes, dans les années 30, la crise économique et l’important chômage qu’elle a entraînés ont provoqué des tensions intérieures et des inquiétudes que certains mouvements politiques, principalement les Fronts, ont tenté d’utiliser à leur avantage, comme Hitler l’avait bien compris, mais notre peuple, malgré de nombreux signes de faiblesse, s’est montré à la hauteur des dangers. Les tensions politiques et sociales se sont apaisées parce qu’il a pris conscience à temps des dangers en matière de politique extérieure.
Dès 1935, le Parti socialiste, abandonnant l’attitude qu’il avait adoptée depuis la grève générale, se prononça en faveur de la défense militaire du pays. Au plan social, la «Convention de paix sociale» de 1937 inaugura une période de relations nouvelles entre les syndicats et le patronat qui fut marquée non seulement par la réduction des tensions à l’intérieur mais par une résistance plus forte aux influences étrangères. Le conseiller fédéral Obrecht traduisait bien l’opinion du peuple lorsqu’en 1938, lors d’une manifestation publique, il déclara que le gouvernement suisse n’irait pas en pèlerinage à l’étranger. Le lieu de pèlerinage des Suisses fut plutôt l’exposition nationale de 1939 qui contribua grandement à renforcer l’unité dans la diversité de la Confédération.
Mais les conseillers fédéraux directement responsables de la volonté de résistance du pays, Minger et Obrecht, et leurs collègues ne se contentèrent pas de belles paroles; ils agirent. Prenons le domaine économique. Le 1er avril 1938 entra en vigueur la Loi fédérale sur l’approvisionnement du pays en denrées vi­tales. Immédiatement, un organisme clandestin d’économie de guerre fut créé qui, faisant appel à des personnalités du monde de l’économie, accomplit un important travail préparatoire et dont la structure se maintint pendant toute la durée de la guerre. Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans le détail des innombrables mesures de cette économie de guerre.
Mentionnons toutefois les directives adoptées en 1938 sur le maintien de stocks obligatoires de denrées alimentaires et de matières premières indispensables, l’extension aux ménages de l’obligation de faire des réserves et les préparatifs relatifs à l’extension des cultures indigènes sur la base d’un cadastre agricole. Très importante fut, dans le domaine de la protection sociale, l’Ordonnance sur les allocations pour perte de gain aux travailleurs en service actif, instituée en décembre 1939, qui libéra les citoyens appelés sous les drapeaux de bien des soucis à propos du bien-être matériel de leur famille et constitua un premier pas vers la création de l’AVS.
N’oublions pas non plus la mise en pratique exemplaire du rationnement qui tenait compte non seulement des différents besoins physiologiques en fonction de l’âge notamment mais également des différents aspects sociaux et des habitudes alimentaires régionales. La Suisse fut le seul pays d’Europe qui réussit à exclure du rationnement les pommes de terre et les autres légumes, présents en quantités suffisantes, ce qui permit de mettre un terme au marché noir.
Le présent ouvrage nous permet également de faire des constatations réjouissantes quant à la préparation militaire. C’est surtout à la popularité du conseiller fédéral Minger que l’on doit le fait que dans ce domaine, le peuple fit preuve de compréhension plusieurs années avant le début de la guerre. La formation des troupes fut modernisée, la durée des écoles de recrues et des cours de répétition fut allongée et l’emprunt de défense nationale de 1936, souscrit par un nombre réjouissant de personnes, permit le renouvellement absolument nécessaire d’éléments importants de notre matériel militaire. La préparation de notre armée, compte tenu des nécessités des deux périodes, fut meilleure qu’en 1914 bien qu’il ait fallu la compléter sur bien des points.
Deux jours avant l’agression allemande contre la Pologne, le 28 août 1939, furent mobilisées les troupes de protection des frontières nouvellement formées et le 2 septembre eut lieu la mobilisation générale qui appela sous les drapeaux 450 000 soldats. Quiconque put participer à la prestation de serment des unités de l’Armée reste impressionné par l’état d’esprit unanime avec lequel nos soldats ont pris leur service pour défendre leur patrie.
Le 30 août 1939 eut lieu la session extraordinaire de l’Assemblée fédérale qui conféra les pleins pouvoirs au Conseil fédéral et procéda à l’élection impressionnante du général Guisan. Chaque Suisse sait combien sa droiture et sa proximité avec le peuple dans toutes les régions du pays, fortifiée par ses connaissances linguistiques, ont contribué à la volonté de défense non seulement de l’Armée mais de toute la population. C’est à sa personnalité et à sa réputation que l’on doit le fait que le retrait de l’Armée dans le Réduit alpin, annoncé dans le Rapport du Grütli du 25 juillet 1940, n’a pas provoqué de crise de confiance dans la population du Plateau, qui aurait pu prendre des formes fatales. Les textes et les illustrations du présent ouvrage montrent ce que notre armée de milice accomplit durant la période de service actif (plus de 5 ans), quel dévouement on put attendre de chaque soldat, quel que fût son grade. L’Armée a largement contribué à faire de ces années de guerre mondiale, malgré de nombreuses faiblesses et le comportement désagréable d’une minorité, une période dont nous pouvons être fiers.
Mais la protection du pays n’était pas uniquement l’affaire de l’Armée. La population civile se montra, malgré de nombreuses tentatives de déstabilisation, à la hauteur de sa tâche. La participation de la population tout entière à la sécurité de l’approvisionnement du pays grâce à l’extension des cultures fut très impressionnante. Fait unique dans l’histoire suisse contemporaine, ce n’est pas en premier lieu la peur d’avoir faim qui incita les femmes, les hommes et les jeunes à s’investir tous ensemble. Ce travail d’extension des cultures offrait plutôt une possibilité de résistance active contre le danger extérieur.
Tandis que l’armée était sur la défensive, s’attendant à une attaque possible de la part du dictateur imprévisible, le travail des paysans et paysannes ainsi que des jeunes des villes allant travailler à la campagne avaient un caractère offensif. Les cultures dans les parcs publics, la pelouse labourée devant le Palais fédéral devinrent des symboles de la volonté de résister qui parlaient à tous les citoyens. Du général aux simples soldats en service complémentaire, du Conseil fédéral aux femmes âgées qui cultivaient des légumes dans des pots de fleurs sur le rebord de leurs fenêtres, tout le monde contribuait à sauvegarder l’indépendance de notre pays et la liberté de ses citoyens.
Face à des dangers similaires, souhaitons qu’il nous soit donné de trouver, après avoir surmonté l’insatisfaction très répandue aujourd’hui, l’unité de volonté et d’action qui nous a préservés, de 1939 à 1945, des effusions de sang, des destructions, de la détresse et de la faim.     •

Source: Wahlen, Friedrich Traugott. Zum Geleit. In: Peer Andri. Der Aktivdienst. Die Zeit nationaler Be­währung 1939–45. Luzern 1976. ISBN 3-85859 016 9