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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°19, 18 mai 2009  >  Il faut élaborer des perspectives agissantes contre la ruine menaçante causée par le gros capital [Imprimer]

Il faut élaborer des perspectives agissantes contre la ruine menaçante causée par le gros capital

Le développement de stratégies en Amérique latine contre la dépendance – un exemple

par Titine Kriesi

En automne 2008, l’Islande, la petite île dans l’Atlantique du Nord, a été le premier pays touché par la crise financière globale, crise délibérée et planifiée. Vers la fin de l’année 2008, l’Irlande a été le deuxième pays durement atteint par la crise économique. Peu après, c’était le tour d’autres pays. Le Japon a également été atteint durement. Maintenant, plus d’une voix s’élève en disant: «La politique actuelle des […] politiciens naviguant sur le courant du gros capital conduira à une banqueroute économique suivie d’une banqueroute politique.»1 Aux USA, la crise financière semble déclencher des troubles sociaux qui ont crû de manière latente. Il s’agit de la «confiscation frauduleuse de l’épargne d’une vie entière, de caisses de retraite et de l’accaparement de recettes fiscales, des billions de dollars pour ‹le sauvetage› des banques, qui servent finalement à remplir les poches des plus riches Américains.»2 C’est un procédé qui vise des populations entières. Même si dans la logique de l’économie du marché libre, des restrictions sociales et salariales sont «douloureuses», mais sont vendues comme «nécessaires» et «loyales»(!), elles sont en fait pour toutes les personnes touchées un choc, sinon un arrêt de mort. Partout avec de graves conséquences pour le quotidien et l’avenir des êtres humains. En même temps, celui qui est tombé dans la détresse et qui souffre de la faim, n’arrête pas d’entendre quotidiennement les médias parler des milliards qui sont donnés aux banques – comment cela peut-il aller ensemble?

Jusqu’à maintenant, les stratégies adoptées par les gouvernements ne semblent pas avoir d’effets. En tout cas, pas en faveur des personnes touchées. Au contraire. Des alternatives ne sont pas encore en vue ou pas encore saisissables.
Les villes américaines remplies de tentes pour abriter ceux qui ont tout perdu est une «solution» tout aussi inhumaine que les plans américains visant à l’édification de «camps d’internement» (HR 645, Acte de constitution de centres nationaux de secours d’urgence) qui visent à limiter les troubles sociaux et les protestations de masses attendues, éventuellement en utilisant des armes «non mortelles».3
Des centaines de milliers de personnes protestent dans les rues – notamment de Madrid, Bruxelles et Berlin –  contre la méthode employée par les gouvernements pour faire face à la crise. A qui sert cette crise délibérée et planifiée? Fait-on tomber les pays et les citoyens dans la détresse afin de les rendre dociles? Pour établir par exemple un nouvel ordre mondial? Cui bono?
En se référant au livre de Naomi Klein «La stratégie du choc. La montée du capitalisme du désastre» (ISBN 978-2-7427-7544-6), le soupçon se confirme que ces évènements actuels dramatiques constituent des man­œuvres tactiques dans le cadre d’objectifs straté­giques.

Qui sera le prochain?

Klein démontre comment depuis le milieu des années 60 tout autour de la planète, des pays sont pris en tenaille selon le modèle de l’économie de marché libre établi par Milton Friedman. Le mode de l’attaque varie selon les pays. Les procédés suivent pourtant le même schéma:
(1) On met un peuple dans un état de choc, si possible d’un jour à l’autre. (2) Tandis que la population est encore à moitié endormie par ce coup de massue, complètement inconsciente, confuse et désorientée, on tire les plans de réformes des tiroirs qu’on aurait voulu réaliser il y a longtemps déjà, si la résistance démocratique de citoyens conscients n’avait pas toujours barré le chemin. A grande vitesse et en utilisant la recette du capitalisme du désastre, on exploite le pays systématiquement jusqu’à ce que tout soit mis à plat. (3) Paralèllement, on reconstruit selon les principes du capital international. Dans les formes extrêmes du capitalisme du passé, les profiteurs «de l’avant-crise» ­étaient toujours aussi les profiteurs «de l’après-crise». Ceux qui venaient juste de faire consciemment tomber un pays dans la misère, se profilaient désormais comme «sauveurs» de la misère et se remplissaient de nouveau les poches en profitant du chaos. Voulons-nous cela aujourd’hui? L’Islande, l’Irlande … le Japon? Qui sera le prochain?

Pénétrer les stratégies du choc et …

Les pays qui ont été récemment précipités dans une crise grave et qui sont en train d’être poussés au bord de la ruine, ont été pris au dépourvu par des «nouvelles» provoquant la peur et suscitant un danger existentiel. Encore assommés, ils sont directement confrontés à des augmentations de prix incessantes sur les produits de première nécessité, par exemple, puis les prestations sociales – comme maintenant en Irlande – sont prises dans le collimateur et respectivement supprimées. Au moyen de la dérégulation et de la déstabilisation d’institutions protégeant ou favorisant la communauté, l’Etat est affaibli jusqu’à la privatisation de son bien national. L’Etat est endetté, cela veut dire, il faut donc «aider» – «aider» au détriment des plus pauvres et au profit des plus riches. Un procédé qui a jeté les êtres humains en Amérique latine et plus tard dans d’autres pays dans un bain de sang et de larmes avant qu’ils puissent commencer à réfléchir: le maintien de l’emploi était devenu incertain ou bien le chômage se propagea comme la peste. Des milliers et des milliers de personnes furent rejetées à elles-mêmes, sur leur propre existence. Pour elles, il était tout à fait incertain de retrouver un travail – quand et où? –, d’arriver à payer leur loyer et leurs factures, et à sauver leur famille. Tout cela avec la belle promesse que bientôt tout irait mieux, et qu’on devait encore surmonter la traversée du désert.  

… en tirer la leçon …

En fait, Klein n’a pas parlé de notre crise économique actuelle, bien qu’on puisse souvent le penser, mais de notre monde qui est devenu témoin, depuis bientôt cinq décennies, de procédés catastrophiques identiques ou semblables dans différents pays. Les annonces de catastrophes qui surgissent dans le monde entier actuellement montrent cependant des ressemblances frappantes si bien qu’on a tendance à se frotter les yeux. Ce qui apparaissait hier encore comme un spectre dont on se détournait et qu’on ne prenait pas vraiment au sérieux, devient une réalité brutale le lendemain. Toutes les tentatives d’apaisement des politiciens n’y changeront rien.

… et devenir résistant contre la stratégie du choc

Ce ne sont pas seulement les Etats d’Amérique latine qui ont été soumis aux tortures du capitalisme international, plus tard ce fut entre autres le tour de la Pologne, la Russie, l’Indonésie, la Chine, la Thaïlande ou le Sri Lanka. Le problème est seulement qu’ici ou là les acteurs de la catastrophe ont buté contre une résistance si bien qu’ils ont dû s’interrompre. Il faut bien remarquer que dans les différents pays, les profiteurs n’ont pas pu réaliser tout ce qui leur plaisait. La résistance de la population, là où elle était possible, les en a empêchés. Mais attention! Le destin des êtres humains a toujours été bien égal au capitalisme brutal. Ce qui sommeille prêt à servir dans les tiroirs, doit en être rapidement extrait et devenir loi – au mépris des structures démocratiques – si possible sans discussion, sans consulter le Parlement ni le souverain. Ce qui ne simplifie pas les choses pour nous autres, citoyens, et ce à quoi nous devons nous attendre, est que la brutalité, aujourd’hui dissimulée sous le masque du pouvoir soft, s’approche. Il faut devenir, comme l’exprime Klein (p. 549) un «amortisseur» du choc.

Comment l’Amérique latine développe des stratégies contre la doctrine du choc …

Après que l’Amérique latine soit devenue, à la suite de plus de cinq siècles de pillage, un continent pauvre après avoir été un continent riche, elle est devenue au milieu des années 60 un laboratoire de tests des Chicago Boys, envahie consciemment par le meurtre, la torture, le kidnapping et l’amère pauvreté, tout cela sous prétexte de réformes relatives à l’économie de marché (beaucoup des prétendus experts en économie redoutés ont étudié à l’Université de Chicago et étaient les élèves de Milton Friedman). Lorsque le continent commença à se remettre de son état de choc, les pays se sont souvenus de leur souveraineté nationale et se sont davantage avisés de leurs propres forces. Ils se sont rendus compte qu’ils devaient absolument se protéger contre la forme de choc qu’ils ont subie dans le passé. Ils se sont initiés «à l’art d’intégrer des amortisseurs à leurs modèles d’organisations.» (p. 549) L’une des forces les plus déstabilisatrices a été pour eux la rapidité avec laquelle une fuite de capitaux a été organisée par les investisseurs américains. Beaucoup de personnels d’entreprises ont fondé à la suite de cela, par exemple en Argentine et dans d’autres Etats, des centaines de coopératives (cf. p. 551). Des sociétés en faillite ont été ressuscitées par leurs «anciens» travailleurs sous forme de coopératives au fonctionnement démocratique – maintenant, elles n’ont pas à craindre l’exode des investisseurs … ceux-ci ont déjà déguerpi. Le Venezuela, le Costa Rica, l’Argentine et l’Uruguay se sont mis déjà d’accord pour ne plus envoyer les étudiants à la School of the Americas où autrefois beaucoup de leurs meurtriers ont été formés aux méthodes de l’anti-terrorisme.

… pour en finir avec la dépendance de l’argent international

L’Argentine, par exemple, a commencé à se distancier courageusement et consciemment des expériences de l’économie du marché libre selon Friedman (p. 548). Dans la révolte contre le néolibéralisme, l’opposition aux privatisations est devenue l’enjeu capital sur le continent (cf. p. 547). En Bolivie, il y a eu une insurrection populaire contre la privatisation de l’approvisionnement en eau qui a conduit à ce que par exemple l’entreprise américaine Bechtel quitte le pays. Au Brésil, «des privatisations majeures ont été bloquées par une série de référendums» (p. 542). Au Venezuela, selon Klein, «les citoyens ont retrouvé leur foi dans la démocratie comme moyen d’améliorer leur qualité de vie» (ibid.). «Ils sont moins centralisés qu’autrefois [...]. Pour les démobiliser, on ne pourra plus se contenter de supprimer quelques dirigeants.» (p. 550) Ils ont ainsi réparti les pouvoirs au niveau local et communautaire par l’intermédiaire de milliers de coopératives et de conseils de quartier (cf. p. 550), ce qui a contribué à réaliser la solidarité et l’égalité. Ils se sont souvenus de leurs bonnes vieilles économies régionales et se sont engagés par exemple au Brésil à réactiver des terres en friche sous forme de centaines de coopératives.
Beaucoup de ces pays ne veulent plus conclure d’accord avec le FMI ou la Banque mondiale. Le Brésil «refuse de conclure un nouvel accord avec le FMI» (p. 553). «Le Venezuela a quitté le FMI et la Banque mondiale.» (p. 553) L’Argentine s’est inscrite dans ce courant. «En 2005, l’Amérique latine comptait 80% du portefeuille de prêts de l’organisation; en 2007, la proportion n’est plus que de 1%»! (p. 554) Ainsi, le FMI n’a presque plus de signification sur ce continent aujourd’hui. L’Equateur a appelé à «vaincre les illusions du néolibéralisme» (p. 548) et a «annoncé que l’accord autorisant la présence d’une base militaire US sur sol équatorien qui arrive à échéance en 2009, ne sera pas renouvelé.» (p. 550–551) Ainsi, maintenant, plus d’un pays en Amérique du Sud a développé consciemment et avec succès des contre-stratégies pour se rendre plus indépendant de l’argent international.
Nous tous, qui figurons sur la liste des pays que le gros capital veut ruiner, devons développer un raisonnement fondamental pour nous sortir de la misère dans laquelle on nous force. Dans cette situation, les contre-stratégies de l’Amérique latine mentionnées plus haut peuvent nous indiquer des issues de secours qui valent la peine d’être examinées de plus près.    •

1    Coughlan Anthony, director of The National Platform EU Research and Information Centre: Solving Ireland’s Banking Crisis, 2/4/09.
2     Chossudovsky Michel: Les Etats-Unis se préparent pour l’implosion sociale, www.mondialisation.ca, 30/3/09.
3     cf. ibid.