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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°27, 11 juillet 2011  >  Donner une patrie à la jeunesse [Imprimer]

Donner une patrie à la jeunesse

Interview de M. Edgar Most, ancien Vice-président de la Banque d’Etat de la RDA et ancien directeur de la Deutsche Bank à Berlin

M. Edgar Most, né en 1940, a grandi en Allemagne centrale entre Rhön et la forêt de Thuringe. Il fit toujours preuve d’indépendance d’esprit, apprit les secrets de la banque sur le tas, fut le plus jeune directeur de banque en RDA; lors de la phase de transition 1989/1990, il fut vice-président de la banque d’Etat de la RDA, fondateur de la première banque privée en RDA, puis directeur de la Deutsche Bank à Berlin. Il est à la retraite depuis 2004, mais encore très actif. Il connaît aussi bien l’Allemagne de l’Ouest que celle de l’Est. En Allemagne de l’Est, on dit qu’un emploi sur trois a été créé suite à ses décisions en tant que banquier. Lors d’un passage en Suisse, il s’est exprimé sur la question de la «réunification», sur ses racines, sur ses activités – et sur la jeunesse.

Horizons et débats: Peut-on estimer que la réunification fut un succès?

Edgar Most: Politiquement oui, mais du point de vue de la politique économique c’est un désastre. Quand l’économie ne joue pas, les populations sont laissées sur le carreau, ce qui fait que la réunification n’est pas entrée dans les esprits. Il est bon de s’en rendre compte.
On a certes conclu un Traité de réunification et entrepris pas mal de travaux, mais finalement la RDA a jeté aux orties 40 années de savoir et d’expérience – plus ou moins réussis – pour ensuite se soumettre au capital de l’Europe occidentale. Le capital n’est pas social, il n’a pas de patrie, pas plus que le marché.

Qu’auriez-vous souhaité?

Premièrement: qu’on redonne une patrie aux gens, que notamment les générations montantes ne se dispersent pas dans le monde, mais restent sur place. Certes, on peut aller découvrir le monde, satisfaire sa curiosité, c’est incontestable, mais on doit aussi savoir où on est chez soi. On doit s’investir pour son pays, entreprendre quelque chose pour lui.
Deuxièmement: être capable de reconnaître qu’il y a eu des erreurs dans cette réunification. Je ne propose pas de chercher les coupables de ces erreurs, mais simplement de corriger ces dernières.
Le point suivant serait alors de décider d’un Traité Est, qui permettrait de donner une structure au pays: Où voulons-nous nous trouver dans 20 ou 30 ans? Par quelles méthodes? On doit commencer par la formation, les bases se posent dans la famille. Mais les enfants doivent aussi être éduqués dans la société pour apprendre dès leur plus jeune âge à vivre en communauté. Si les enfants ne grandissent que comme individus – se rendant pour les uns dans une école privée, chacun s’adonnant à ce qui lui convient – ils ne seront jamais capables de s’engager en faveur de la société. Ils ne dépasseront pas leur propre égoïsme. En notre temps, c’était différent. Nous ne possédions pas grand-chose, nous devions nous entraider. Il est vrai que le Parti se mêlait trop des affaires de la population, c’est incontestable. De temps en temps, j’en avais plein le dos. Mais aujourd’hui, nous pourrions nous engager dans de nouvelles voies et nous en aurions bien besoin.

Nous aimerions parler de vos activités personnelles. Dans quelles valeurs avez-vous été éduqué et comment les avez-vous vécues?

Je suis né pendant la guerre, en 1940, et je suis entré à l’école en 1946. J’ai grandi dans une ferme comportant quatre hectares et demie de terrain – c’était en somme un métier secondaire, que nous menions à part. Chacun avait son propre métier. Mon père était électricien, l’un de mes grands-pères était maçon, l’autre peintre. Ce sont surtout les grands-parents qui nous ont élevés, mon père n’étant rentré de captivité qu’en 1949. Il avait été le dernier prisonnier allemand à Grozny, en Tchétchénie. Quand il est revenu, nous étions déjà presque indépendants.
Mon grand-père était le doyen de l’église dans notre commune de 4000 habitants, dans les parages de Wartburg près d’Eisenach; il était luthérien. J’ai donc été éduqué dans cet esprit, j’étais membre de la Communauté des jeunes.
C’est ainsi que j’ai grandi au village. Quand je rentrais de l’école, je trouvais un billet sur la table m’indiquant tout ce qui était à régler. Personne ne rouspétait, on travaillait. Il en était de même pour mon grand-père, pour mon père, une fois revenu chez lui, ainsi que pour nous, les enfants. C’était une grande communauté.
Après la guerre, alors qu’on manquait de tout, on vivait finalement mieux dans une telle ferme qu’en ville. Nous avions aussi beaucoup de réfugiés de l’Est dans notre village. Une femme venait régulièrement demander du lait à ma grand-mère, laquelle, en tant que chrétienne, ne le lui refusait pas et y ajoutait un petit rien, ne fut-ce qu’une pomme de terre, un morceau de pain ou une tasse de lait. Nous autres, enfants, avons vécu cette solidarité qui consistait plus en actes qu’en paroles. Cela a imprégné nos caractères, le mien et celui de mes frères et sœurs. De ce fait, nous sommes restés les mêmes, alors même que la vie devenait plus facile.

«Je me demande depuis 1990: Pourquoi ne profitons-nous pas du cadeau de la réunification de l‘Allemagne pour souder mentalement notre pays en une nation? Au lieu de cela, on a tout fait pour diviser la population en vainqueurs et vaincus et pour étiqueter une deuxième fois l‘Allemagne de l‘Est comme perdante. Quand on perd une guerre, on se relève, même blessé, assez vite des ruines. Mais quand on perd dans une guerre froide, les vainqueurs piétinent pendant des générations le vaincu. C’est ce que j’ai clairement ressenti à la suite de la réunification allemande.»
Edgar Most: Fünfzig Jahre im Auftrag des Kapitals. Gibt es einen dritten Weg?
[Cinquante ans au service du capital. Y a-t-il une troisième voie?] 2009, p. 9s.

Nous avons également appris à respecter l’éthique et la morale dans le travail. Mon grand-père était contremaître-maçon dans une firme privée, autrement dit l’adjoint du patron. Je l’ai souvent accompagné dans les rues, où il passait sur les dalles comme s’il caressait un animal. C’était son travail, sa vie et cela me plaisait. Il accomplissait son travail avec dignité, qu’il se soit agi de réparer une cheminée ou de mettre en place un fourneau ou de bâtir une maison. Il ne travaillait pas que pour gagner de l’argent, mais pour s’investir. Je constatais la même attitude chez mon père qui travaillait comme électricien. Cette éducation qui consiste à considérer le travail non seulement comme un gagne-pain, mais comme un service à la communauté, permet de prendre conscience de ses responsabilités envers la société. Je n’ai compris tout cela que plus tard; comme enfant, on se contente de le vivre. Ce n’est que plus tard, pris dans la vie d’adulte, que j’ai compris tout ce que mes parents et grands-parents m’avaient apporté. Ce fut véritablement un don et je leur en ai toujours été reconnaissant. Le soir, nous nous retrouvions à table, quatre enfants, les grands-parents, les parents, pour un souper en commun. Chacun avait sa cuillère, un peu de lait caillé et la casserole. C’était notre vie.
Cette expérience de vie nous a marqués. Dans notre société de consommation, on a de la peine à se l’imaginer. J’ai emporté cette façon de vivre de nos ancêtres dans ma propre vie: s’engager pour la société, pas forcément consciemment, mais du fait de mon éducation. De plus, je m’engageais dans un domaine inconnu des autres, dans la banque, ce qui fit de moi, dans mon entourage, un marginal. Tout le monde était engagé dans l’artisanat, moi dans la banque.

Comment êtes-vous devenu banquier?

Ce fut le cas du fait que, pour la première fois, des hommes purent entrer en apprentissage. Auparavant on était soit soldat soit mineur, alors que par la suite on a pu entrer en apprentissage de banque. En fait, j’étais destiné à devenir électricien, mais je demandai à être pris comme apprenti dans une banque. On me prit parmi 18 autres candidats, du fait que j’étais bon joueur aux échecs. Je fus deux fois champion de Thuringe en tournoi Blitz et trois fois champion junior à l’école où nous disposions de notre propre équipe. Comme beaucoup d’employés de la banque étaient joueurs aux échecs, dont le directeur de la filiale lui-même, il estima que «c’est toi qu’il nous faut, car tu as une pensée logique, tu sais prévoir – que se passera-t-il après-demain et plus tard – de ce fait tu donneras un bon banquier.» C’était l’opinion de mon patron d’alors.
C’est ainsi que je devins banquier. Je ne me contentais toutefois pas d’y mettre le pied, je voulais davantage. Une fois mon apprentissage terminé en tant qu’employé de banque, je voulus entreprendre des études. Mais cela me fut interdit du fait que j’étais membre d’une église, membre de la Communauté des jeunes. Puis vinrent les chefs des cadres supérieurs, liés à la sécurité de l’Etat qui prétendirent: «Toi, tu vas sûrement filer à l’Ouest». Nous habitions près de la frontière de l’Etat de Hesse. On manquait de confiance en moi. «Tu écoutes plus les curés et ton bon Dieu que nous». C’était idiot et hors de toute réalité. Nous étions des jeunes qui, comme tous ceux de notre génération, voulions vivre, jouer au football, aux échecs, à la boxe, participions à toutes sortes de sociétés. La sécurité de l’Etat m’a poursuivi pendant trois ans par des interrogatoires, alors que j’avais 14, 15 et 16 ans, et chaque fois au même jour de l’année où j’avais, prétendument, commis des actes contre les jeunesses communistes (FDJ – Freie Deutsche Jugend), alors que je faisais partie moi-même de ce mouvement comme secrétaire au sein de la banque.
Je me révoltais et me jurais de leur faire voir que j’étais attaché à mon pays, que je ne partirais pas, que je resterais chez moi, ayant des responsabilités envers les générations précédentes, celles qui s’étaient occupées de moi et auxquelles je me devais du fait qu’elles vieillissaient. C’est ainsi que je passai une maturité, poursuivis une école spécialisée, l’université, obtins un diplôme d’école professionnelle en gestion d’entreprise, un diplôme supérieur en économie, en finance et en crédit, le tout en cours par correspondance, cela pendant 12 ans – il fallait le faire!
Mais après la chute du Mur, j’ai pu constater qu’on ne reconnaissait plus mes diplômes. Il fut simplement décidé que les diplômes de telles écoles et universités n’étaient plus valables, ceci en toute arrogance et en toute ignorance. On prétendit que certaines écoles étaient «rouges», alors que j’y avais étudié en tant que chrétien. Voilà ce qu’était la «réunification»!

«Cela aurait été plus sensé de transformer l’ex-RDA de l’intérieur et de ne pas la traiter comme un accessoire de la République fédérale. [...] Aucun d’entre nous n’était opposé à l’introduction du D-Mark ou à la réunification. Mais il aurait fallu adapter les conditions à la réalité de l’Allemagne de l’Est.»
Edgar Most: Fünfzig Jahre im Auftrag des Kapitals. Gibt es einen dritten Weg?
[Cinquante ans au service du capital. Y a-t-il une troisième voie?] 2009, p. 165s.

Vous vous en êtes certainement défendu!

A ce moment, j’étais déjà chef de la Deutsche Bank et de la Deutsche Kreditbank; j’ai donc écrit au ministre-président de Thuringe, Monsieur Vogel, pour lui communiquer que j’avais suivi des études dans l’école spécialisée en gestion d’entreprise à Gotha et que je ne comprenais pas en quel honneur on pouvait décider que ce soit valable ou non. Je lui écrivis: «Je refuse cela catégoriquement et exige qu’on le rétablisse.» Ce qu’il fit. Me connaissant, il voulut uniquement savoir, ce qu’il en était advenu de moi.
A propos de l’Université, j’ai aussi écrit à Eberhard Diepgen, le maire de Berlin. J’avais poursuivi des études à la faculté d’économie et passé mes examens à l’Université Humboldt. En un premier temps, on voulut aussi refuser de reconnaître ce diplôme, mais on revint en arrière au bout de trois ou quatre ans. En fait, personne ne l’avait remarqué. Pour moi cela avait été une humiliation, notamment en ce qui concernait mes performances, alors que j’avais passé 12 ans à étudier par correspondance et grimpé échelon après échelon dans mon métier, que j’avais fondé une famille avec deux enfants. Puis, d’un jour à l’autre, quelqu’un te dit: tout cela ne vaut plus rien, tout ça pour des prunes !

«Les causes de l’endettement mondial et de la croissance proportionnelle des richesses sont étroitement liées aux déficits budgétaires et aux dépenses militaires des USA, ce qui se manifeste à l’occasion des dépenses pour les guerres au Vietnam, en Afghanistan et en Irak. N’est-ce pas plus que schizophrène que, suite à l’anéantissement des valeurs au cours des guerres, la concentration des capitaux et la richesse des fortunés augmentent?»
Edgar Most: Fünfzig Jahre im Auftrag des Kapitals. Gibt es einen dritten Weg?
[Cinquante ans au service du capital. Y a-t-il une troisième voie?] 2009, p. 246.

Je me suis efforcé de perpétuer ce que j’avais appris à la maison de la part de mes parents et de mes grands-parents et de rendre les bienfaits reçus, ce qui n’est pas forcément facile. Toutefois, ce n’était pas imposé: «Tu dois le faire maintenant». C’était tout naturel. Lorsque je quittai la Thuringe pour me rendre à Schwedt, ma grand-mère me souhaita de vivre des expériences, ce qui ne pouvait que rendre plus intelligent, mais je ne devais surtout pas oublier d’où je venais.
Et j’ai fait mon chemin qui m’a conduit jusqu’à la vice-présidence de la banque d’Etat. Il n’y avait plus de président, donc au moment le plus difficile, je fus l’homme le plus puissant dans le domaine monétaire de l’Est. J’avais la responsabilité de 13 000 personnes et de bien d’autres choses encore, à part l’économie, où au travers des crédits je pouvais décider entre la vie et la mort. C’est alors, dans cette fonction, que je pris vraiment conscience que je ne devais pas oublier d’où je venais, que j’étais ici-bas pour les autres. Il m’arrivait d’être plongé dans mes réflexions: «Quelle eut été la réaction de mon grand-père, celle de mon père?» C’était un monologue, qui n’était pas forcément une aide, mais tout de même servait à prendre conscience de soi, à se demander comment on avait réagi après la guerre, quelles décisions avaient été prises. Et je me rends compte que j’ai agi comme eux, non pas consciemment, mais comme mes ancêtres et ainsi que je me l‘étais fixé. Ce ne fut jamais imposé «tu dois ceci, tu dois cela». Ce fut la vie, qui s’impose et oblige à réagir.

Pouvez-vous en donner un exemple?

Je me rappelle, quand j’étais directeur de banque à Schwedt, de l’agence avec le meilleur bilan, à 26 ans, j’étais le plus jeune directeur de la RDA, j’avais deux chauffeurs et deux secrétaires. L’un des chauffeurs a eu un accident. Il avait doublé un camion à seuil surbaissé qui avait chargé des dalles. Devant le camion, un vélomoteur surgit et s’écrasa contre la Wolga. Il eut un genou cassé et pas mal d’autres choses encore. Il fût hospitalisé. C’était juste avant les élections. C’est alors que le procureur général a voulu en faire un exemple et a engagé une procédure contre mon chauffeur. Il voulut prouver que la RDA était un Etat de droit. Je me suis porté avocat de la défense de la partie civile parce que je savais que mon chauffeur n’était pas coupable. On m’a donc accusé parce que je me permettais de m’opposer au procureur etc. En tout cas, on me reprocha de ne pas envoyer régulièrement mon chauffeur aux stages de formation continue et des tas de trucs pareils qui n’avaient rien à voir avec l’accident. A mon chauffeur j’aurais confié ma vie. Des nuits entières, j’ai traversé la RDA avec lui, à Leuna, à Buna. Pour moi c’était impensable qu’il y ait quelque chose comme le procureur le prétendait. Cependant, il fut condamné à un an et demi de prison ferme, sans sursis. Qu’est-ce que je devais faire? J’allais régulièrement lui rendre visite à la prison, à Stendhal. J’ai pensé qu’il n’allait pas survivre. En prison, il a dépassé toutes les normes, ils y fabriquaient du mobilier. Il fût chargé par les autres prisonniers parce qu’il travaillait trop bien, eux ne voulaient pas de cela. Alors je me suis dit: «Il faut que tu fasses quelque chose. L’homme va mourir en prison, il ne tiendra pas le coup.» Je suis allé voir le procureur général de la RDA parce que j’avais un Laisser-passer rouge qui me permettait d’entrer partout, j’entre chez le procureur général – je n’étais pas annoncé, parce que, si on s’annonçait, on n’arrivait pas à entrer. Ainsi j’y étais, au secrétariat. La secrétaire ne voulut pas me faire rentrer. Quand il allait sortir de son bureau je l’ai accosté, il m’a fait entrer et m’a posé quelques questions. Il m’a demandé: «Est-ce qu’il était soul? Des antécédents?» Et une troisième question. Puis il a dit: «Alors il ne doit pas être condamné, tout au plus avec sursis, mais jamais de prison ferme». Pour moi, ça servait de point de départ. Il m’a dit: «Monsieur Most, je vais faire venir tous les documents et je vous assure qu’il va être libéré tout de suite.» Puis j’ai répondu: «Bon, alors je souhaite une procédure de cassation à la charge de l’Etat, afin que le jugement soit cassé.» Il m’a répondu: «Non, cela c’est trop, je ne le ferai pas. Mais le procureur qui l’a condamné, c’est lui qui doit confirmer la mise en liberté. Je l’appellerai, je vais faire le nécessaire.» Mais ce procureur de Schwedt a dit d’abord: «Attendons Noël.» Et mon chauffeur dut passer encore Noël et le réveillon en prison. On le libéra au courant de la première semaine de janvier. Uniquement de la tracasserie!

«Avec la crise financière actuelle, nous avons frôlé de très peu l’effondrement total, mais il ne faut pas croire que nous avons déjà surmonté cette crise, et ceci aussi longtemps que les prémisses fondamentales d’un accord entre l’économie financière et l’économie réelle ne sont pas atteintes.»
Edgar Most: Fünfzig Jahre im Auftrag des Kapitals. Gibt es einen dritten Weg?
[Cinquante ans au service du capital. Y a-t-il une troisième voie?] 2009, p. 244s.

En tant que jeune directeur de banque j’aurais pu la fermer et me retirer. Mais j’étais trop proche de cet homme, il avait, finalement, ma vie entre ses mains. Et je savais qu’il n’était pas coupable. Toutes les photos de l’accident avaient été faites de façon bâclée etc.
Puis, ayant réussi à le faire sortir, je dus prouver qu’il avait un travail, sinon il n’aurait pas pu être libéré. J’ai téléphoné au directeur général des constructions et il m’a répondu: «D’accord, il va d’abord travailler pour moi. Conduire des véhicules lourds etc.» Mais il est décédé cinq ans plus tard, il n’avait pas pu supporter ce qu’il avait vécu.
Cela a marqué une coupure dans ma vie et je me suis dit: «Tu n’as pas assez lutté, tu n’aurais jamais dû accepter que la procédure soit menée à sa fin. Ils n’auraient pas dû en arriver au jugement.» Mais j’étais encore trop jeune et inexpérimenté. J’avais eu le courage d’aller jusqu’au procureur général d’un Etat et d’exiger une mise en liberté; et j’avais réussi. Mais les quelques semaines qu’il avait passées en prison l’avaient détruit.
De telles histoires nous marquent. J’ai toujours essayé d’assumer la responsabilité pour d’autres, quand j’en étais persuadé.

Aussi dans le cas de familles et de jeunes?

Assumer ses responsabilités face aux jeunes, c’était aussi important. J’étais parrain d’une école toute entière, et aussi de plusieurs classes. Là, je devais y aller tous les mois, me montrer, faire quelque chose avec les enfants, manigancer des trucs, m’occuper de la formation – et j’étais informé par l’école si cela n’allait pas bien avec les enfants.
S’il y en avait un qui ne suivait pas bien lors des cours, on faisait des démarches, ah bon, la maman travaille chez nous. A-t-elle un problème? Y a-t-il des problèmes familiaux? Faut-il leur parler, les aider? Faut-il lui donner une semaine de libre pour qu’elle puisse s’occuper de ses enfants et pas seulement de son boulot? Parce que toutes les femmes travaillaient. Aujourd’hui, c’est très difficile à comprendre. Nous avons vécu comme société et comme une grande entité communale. Pas tout le monde était capable de faire ça, était doué pour ça, avait le pouvoir nécessaire. Mais c’est ainsi que je l’ai vécu. Et j’ai essayé de m’y investir dans ce sens. En fait, comme j’avais été élevé dans mon petit village.
J’ai vécu beaucoup de choses et j’ai essayé d’investir ce que j’avais appris à la maison. Et j’espère que mes enfants aussi ont vécu cela avec leur père et que maintenant, qu’ils ont leurs propres enfants, ils continuent à le vivre. Mes enfants disaient toujours: »Papa, tu étais trop dur! Avec toi, on devait toujours...» Je ne les ai jamais battus, mais je disais: »Si l’on fixe l’heure de rentrée à dix heures, alors vous êtes de retour à dix heures.»
Mais quand ils furent mariés à leur tour et que leur propres enfants, mes petits enfants, grandissaient, ils sont venus vers moi et m’ont dit: »Papa, tu as eu raison, tu as bien fait.»
Maintenant, qu’ils sont dans la quarantaine, on peut discuter de beaucoup de choses. Je me réjouis de voir que les petits-enfants marchent sur les traces des vieux, bien sûr d’une façon nouvelle, adaptée à notre temps. Mais je suis reconnaissant de pouvoir observer que beaucoup a été transmis. Pas comme je suis moi, mais certains points. Si toutes les familles avaient cet atout, avaient la chance de pouvoir transmettre cela, la société serait en meilleur état.

«Les hommes ont droit à ce que leurs problèmes soient entendus et pris aux sérieux. [...] Ce n’est pas en dernier lieu, suite à l’exigence de toute-puissance d’un parti, que le socialisme d’Etat a péri. Le néolibéralisme, accompagné de sa foi en le marché, a aussi fait faillite. En raison des nouvelles structures sociétales dans les domaines du travail et de la démographie, on ne peut plus financer l’économie de marché sociale. Ainsi, nous nous trouvons devant de nouveaux défis fondamentaux. La crise financière et systémique ne produira pas de gagnants, mais elle va réveiller brutalement un grand nombre de personnes. Voilà peut-être leur véritable chance: Trouver la volonté de changer quelque chose, ce qui est en vérité notre devoir à tous.»
Edgar Most: Fünfzig Jahre im Auftrag des Kapitals. Gibt es einen dritten Weg?
[Cinquante ans au service du capital. Y a-t-il une troisième voie?] 2009, p. 259s.

Mais malheureusement, les familles et la société se sont divisées. Et comme chez nous, à l’Est, les jeunes s’en vont, la famille ne peut plus vivre en commun. La vie et le travail communs entre grands-parents, parents et enfants n’est plus possible. Les générations se sont dispersées dans le monde entier. Comment pourrait donc fonctionner la vie en famille, en société? Dans les villages, cela fonctionne encore, parfois, parce qu’il y a encore les vieux chez qui les petits-enfants peuvent être déposés de temps en temps. Mais en somme, c’est la catastrophe. La société, surtout à cause de l’internationalité et de la mondialisation, se développe dans la mauvaise direction.
C’est ma conclusion après une vie de 70 ans, et je dois me dire: Tout cela, autrefois, c’était plus facile à faire – et à influencer. Mais aujourd’hui, même l’influence est minime. C’est pourquoi il faut essayer de nouvelles choses et dire: «Jusqu’ici mais pas plus loin. Et là, on arrête. Et là, ce n’est plus le fric ni le capital qui commandent mais c’est la société.» Et alors c’est la responsabilité de tout un chacun pour le tout. Cela n’a rien à voir avec le socialisme. Quand je discutais de ces thèmes chez nous à la Deutsche Bank, on me disait toujours: «As-tu la nostalgie de la RDA ou est-ce le socialisme qui t’importe?» Je ne me soucie pas du socialisme, ils vont tous à l’église, sont tous chrétiens – prétendument. L’église le prêchait déjà il y a plusieurs siècles. Marx a pris la doctrine sociale de l’Eglise catholique pour base de son manifeste communiste, créé avec Engels. Assurer l’égalité des hommes sur terre, cela, beaucoup le prêchent de nos jours. Je dis toujours ceci: »Il ne s’agit pas de la RDA, il ne s’agit pas non plus de socialisme bien qu’il y ait beaucoup d’éléments qui feraient du bien à la société. Pour moi, il s’agit d’apporter quelque chose de neuf par les expériences que j’ai faites, c’est pour cela que nous avons vécu.» C’est à cause de cela que je me suis toujours dit: »J’ai vécu pour travailler et pas vice-versa comme la plupart des gens. Pour moi, c’était toujours cela, la mesure. Mais à vrai dire, c’était aussi le cas de mes parents et grands-parents. Voilà, et c’est là qu’on peut faire bouger les choses.

Monsieur Most, nous vous remercions de cet entretien.    •