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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°9, 7 mars 2011  >  «On a introduit le lynx artificiellement» [Imprimer]

L’homme est capable de fixer des priorités

Interview du conseiller national Ruedi Lustenberger, PDC, Lucerne

thk. Le 16 mars prochain, trois motions sur la gestion des grands prédateurs vont être discutées au Conseil des Etats. Après le Conseil national, c’est au tour de la Chambre des cantons de se prononcer. Alors que l’assouplissement du statut protecteur des loups ne fait pas problème, certaines questions concernant la gestion des lynx sont encore sans réponse. Au cours de ces dernières années, les lynx se sont considérablement multipliés et répandus et cette situation inquiète sérieusement les chasseurs et d’autres amis de la nature. Dans certaines régions, les chevreuils et les chamois ont presque disparu parce que les lynx peuvent y chasser librement. Cela rompt sensiblement l’équilibre et un gibier précieux se voit attaqué par un prédateur étranger à notre pays. Nous avons un urgent besoin de règlementation raisonnable.

Horizons et débats: La semaine prochaine, la question du loup et du lynx va être débattue au Conseil des Etats. Où en est-on dans cette affaire?

La commission préparatoire du Conseil des Etats a examiné les trois motions concernant l’attitude à adopter à l’égard des grands prédateurs et est arrivée à la conclusion que l’on devait assouplir la protection du loup et du lynx. Nous sommes donc en gros satisfaits du travail de la Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie (CEATE). Il y a toutefois un point qui ne plaît pas beaucoup, notamment aux chasseurs que nous sommes: La Commission a demandé un amendement des motions selon lequel les pertes importantes du produit de la chasse ne devaient pas entraîner un assouplissement de la protection du loup et du lynx. Les bergers d’alpages peuvent – et cela à juste titre – se faire rembourser les dommages subis par leurs troupeaux, mais les attaques du gibier par les prédateurs n’ont pas été prises en considération.

Qu’est-ce que cela signifie?

Selon l’amendement de l’Ordonnance fédérale sur la chasse, on peut intervenir quand des troupeaux d’animaux d’élevage, par exemple de moutons, ont subi d’importants dégâts. Pour le Conseil national, il faut agir – naturellement à la demande et avec la permission des offices concernés au niveau cantonal ou fédéral – lorsque le lynx cause des dégâts énormes dans les populations de chevreuils et de chamois. Il est inadmissible qu’une espèce animale prenne autant d’importance et fasse tellement de dégâts que les chevreuils et les chamois sont non seulement en danger mais tendent à disparaître. C’est pourquoi nous serions très reconnaissants si le Conseil des Etats tenait totalement compte de notre demande, comme l’a déjà fait le Conseil national.

Quels sont les cantons particulièrement touchés? Où la population des lynx s’est-elle particulièrement développée?

La situation est très inégale en Suisse. Il y a des régions où il n’y a pas ou presque pas de lynx. Sauf erreur, il existe un problème dans les cantons de Neuchâtel, de Vaud, de Fribourg et également dans certains endroits des cantons de Berne et de Lucerne, là où je vis, dans l’Entlebuch. Et ces derniers temps, on a constaté un accroissement dans la zone frontière entre les cantons de Soleure et de Bâle ainsi qu’entre Zurich, la Thurgovie et Saint-Gall. Je connais mal la situation dans les Alpes.

Comment la situation va-t-elle évoluer?

A mon avis, le nombre des lynx ne va pas régresser mais continuer d’augmenter. Il est évident qu’il faut agir. Aussi est-ce le moment de légiférer et cela par voie d’ordonnance fédérale, en collaboration avec les cantons.

Que veulent les chasseurs?

Ils ne demandent en aucun cas des dommages-intérêts pour les animaux tués, comme on le prétend à tort. Ils n’ont jamais réclamé cela. Ce serait d’ailleurs totalement déplacé. Ce que nous demandons, c’est une gestion raisonnable lorsque le lynx fait trop de dégâts parmi les populations de chevreuils et de chamois. Le devoir du chasseur est de maintenir un équilibre parmi les populations de gibier – c’est ainsi que je conçois entre autre la biodiversité dont on parle tant. Et il faut avant tout faire preuve de bon sens. Le Conseil national a montré ce qu’il était possible de faire et il serait souhaitable que le Conseil des Etats lui emboîte le pas.
D’ailleurs, c’est aussi ce que pense le Conseil fédéral. Il recommande au Parlement d’accepter les trois motions intégralement. L’Office fédéral de l’environnement a préparé un amendement de l’Ordonnance fédérale sur la chasse prête à être envoyée aux cantons pour consultation.

L’amendement a des chances d’être accepté par le Conseil des Etats, n’est-ce pas?

La décision de la Commission a été prise à une faible majorité et je suppose que nous aurons une discussion intéressante au Conseil des Etats. J’ai bon espoir que nous pourrons convaincre les conseillères et conseillers que les demandes des trois motions du Conseil national et les textes d’application de l’Office fédéral de l’environnement ne sont pas exagérés et qu’ils permettront de trouver un compromis durable entre les intérêts des chasseurs et ceux des protecteurs des animaux. Nous donnons ainsi la possibilité aux cantons de réagir en fonction des situations locales, là où les dégâts sont importants.

Quel rôle jouent les écologistes dans cette question?

Il y a deux sortes d’écologistes. Les pragmatiques, qui sont tout à fait conscients des problèmes. Ils ont encore quelque peine à passer de leur vision de protecteurs à celle des chasseurs. Je comprends cela, mais je constate qu’il y a des gens avec qui on peut discuter.
Et il y a les fondamentalistes qui ne comprennent pas le problème, qui ne veulent pas le comprendre. Mais ce n’est pas le seul domaine politique où l’on constate cette attitude. Il s’agit d’idéologie ou parfois tout simplement de conserver un emploi.

Comment le lynx est-il arrivé chez nous?

On l’a introduit artificiellement. Au début, en 1971, on en a importé quelques exemplaires dans le demi-canton d’Obwald. Et petit à petit, grâce à des mesures fédérales et aux frais des contribuables, on en a introduit dans de nombreuses autres régions. Ensuite, on a instauré une surveillance, on a équipé les bêtes d’un émetteur et on les a observées. Ce travail est effectué par des zoologistes spécialistes du gibier qui sont bien rémunérés par la Confédération et des cantons. Je me demande si nous n’avons pas de tâche plus importante en Suisse que prendre ce genre de mesures. Le bon sens dit que parfois, on exagère.
Ce qui a beaucoup étonné les chasseurs est le fait, confirmé par l’Office fédéral de l’environnement, que, dans plusieurs cas, on a introduit les lynx illégalement, ce qui a provoqué un certain mécontentement et une certaine méfiance chez les chasseurs.
Les émetteurs, l’implantation de nouvelles puces électroniques, l’observation sont actuellement des mesures exagérées. La population de lynx a atteint une ampleur qui fait qu’elle n’en a plus besoin. Je pense qu’un compromis pourrait être trouvé entre les protecteurs et les chasseurs sur des mesures de régulation restreintes. Chaque partie devrait faire un pas en direction de l’autre car elles sont en principe d’accord sur leur mission fondamentale.

Qu’entendez-vous par «mesures de régulation restreintes»?

En cas de dégâts importants, on devrait pouvoir intervenir, certes pas arbitrairement mais avec l’autorisation des offices cantonaux de la chasse.

Quelle est l’importance de la population de lynx aujourd’hui en Suisse?

Je l’évalue à 200 bêtes, mais le nombre a tendance à augmenter. Et si l’on considère qu’un lynx a besoin chaque année de 70 proies, chevreuils ou chamois, cela représente une perte considérable de gibier. Mais ce qui est problématique actuellement n’est pas avant tout cette masse mais le fait que la réduction du gibier est concentrée sur certaines régions et y entraîne des pertes massives.
Pour les chasseurs, le Conseil national et l’Office fédéral de l’environnement, il ne s’agit absolument pas d’exterminer les lynx mais de maintenir un équilibre judicieux entre le prédateur et ses proies. L’expérience nous montre – je viens d’une de ces régions – qu’en trois ou quatre ans, le gibier a considérablement diminué. Les premiers à en souffrir ont été les chasseurs de l’Oberland bernois. Les populations de chevreuils et de chamois ont diminué, surtout celle des lynx, parce que l’on n’a pas l’autorisation d’intervenir contre ces derniers. Il faut que les chevreuils et les chamois puissent coexister avec les lynx. Et on ne doit pas attendre que la situation soit partout en Suisse la même que dans l’Oberland bernois. Cela n’est ni dans l’intérêt des protecteurs des animaux ni dans celui des chasseurs.
Les dégâts causés par les lynx sont énormes. Et ce sera pareil pour les loups si nous ne changeons rien.
Le problème est évident. Au cours des 50 dernières années, d’importantes superficies qui étaient autrefois exploitées par l’économie alpestre sont retournées à l’état sauvage. Aussi devons-nous pouvoir faire paître des moutons sur les superficies existantes. Aujourd’hui, plus de 30 % du territoire suisse est constitué de forêts et 25 % ont toujours été improductifs. Pour éviter que ces proportions n’augmentent, nous avons besoin d’une économie alpestre saine et forte et donc d’éleveurs de moutons. Il est absurde d’une part de déplorer – à juste titre – la disparition importante de terres cultivables sur le Plateau et d’autre part d’accepter sans réagir le très rapide retour à la nature sauvage de zones alpestres. Je me demande qui, à l’avenir, va nourrir la population suisse. C’est une contradiction que tout enfant de 12 ans peut comprendre.

Revenons aux loups.

En ce qui concerne les loups, il s’agit également d’assouplir leur statut protecteur. Pour le moment, les loups inquiètent encore peu les chasseurs. Premièrement parce qu’ils sont beaucoup moins nombreux que les lynx et deuxièmement parce qu’ils se concentrent sur les moutons. Et ils ont un comportement de chasse très différent. Chaque fois que c’est possible, ils chassent en meute alors que les lynx guettent leur proie à la manière des félidés. L’idée qu’ils ne s’attaquent qu’aux faibles est une légende répandue volontairement.
En ce qui concerne les motions, la problématique des loups n’est pas controversée au sein du Conseil des Etats. Il s’agit maintenant avant tout d’approuver un texte prévoyant une gestion raisonnable des lynx.    •

Comment le lynx est arrivé en Suisse

ab. Dans les années 1960 et 1970, on ne pouvait pas encore faire appel à un hélicoptère à tout moment. Beaucoup d’activités dans les montagnes étaient plus difficiles à effectuer du point de vue humain et des efforts à fournir.
Quand les chasseurs rencontraient en haute montagne un animal sauvage mort, ils devaient clarifier s’il avait été victime d’un accident (par exemple une chute) ou d’une maladie, et si cela était le cas, de laquelle (par exemple une maladie contagieuse). Dans un tel cas, il fallait faire appel au vétérinaire cantonal. Bien sûr qu’il était autorisé à ignorer les panneaux d’interdictions et à avancer en voiture tant qu’il y avait un chemin carrossable. Mais après, c’était la montée à pied. Pour l’âme suisse qui aime les montagnes, cela représentait certainement un agréable changement par rapport au travail de bureau dans la vallée. Mais il y a parfois des gens qui deviennent vétérinaires cantonaux sans avoir cet amour dans leur cœur. Ce fut le cas dans un de ces cantons de Suisse centrale aux terrains escarpés. Les chasseurs en tout cas s’étonnaient lorsque le titulaire de ce poste arrivait près d’eux, en jurant et gémissant.
Un beau jour, il annonça qu’il allait introduire le lynx en Suisse pour que celui-ci le débarrassât de cette sacrée corvée d’évacuer ces bêtes et de même des risques de contagion. Quelque temps plus tard, en effet, un couple de lynx se retrouva dans le canton, comme envoyé par le Saint-Esprit. Mais ces deux-là ne respectèrent pas la carte des menus, qu’on avait prévu pour eux. Ils préférèrent les chevreuils, les chamois, les moutons et les chèvres en bonne santé, et de temps en temps aussi des veaux nouveau-nés. Et la descendance ne se fit pas attendre. Le vétérinaire cantonal était très content –les paysans et les chasseurs l’étaient moins. Ils ont essayé de discuter avec lui, de lui écrire, de déposer des motions au Grand Conseil. Mais on leur dit qu’il était déjà trop tard que le lynx était là et terminé! Mais chez les citoyens le feu couvait: «Il ne peut pas nous faire ça!»
A l’occasion d’une séance de travail, à laquelle participaient des vétérinaires, des chasseurs et des paysans pour élaborer et décider de certaines affaires, ce vétérinaire cantonal demanda la parole. Lorsque ce fut son tour, le président lui donna la parole avec les mots suivants: «Monsieur Luchsinger (le mot allemand pour lynx est Luchs!) désire nous adresser la parole…». Grande hilarité des délégués issus de son canton. Ce nouveau nom devint habituel à son égard, et à chaque fois son visage devenait tout rouge. C’était devenu une sorte de résistance à la mode de la Suisse centrale. Quelques années plus tard, il démissionna.
C’est une personnalité très réfléchie, un ancien conseiller aux Etats de ce canton, qui raconta cette histoire vraie, lors d’une conversation en privé. Lui-même a continué à participer jusqu’à un âge très avancé, aux assemblées des délégués du Groupement suisse pour les régions de montagne (SAB). Son récit est présenté ici, avant tout parce qu’il a encore ajouté: «Il semble que vous, de la jeune génération, aurez encore à livrer plus d’un combat dans des situations politiques difficiles. Dans des conflits, il est parfois presque impossible d’atteindre un résultat uniquement par les moyens classiques de politique d’Etat. Alors il faut trouver de nouvelles idées. C’est la raison pour laquelle je vous ai raconté cela!»

14 000 animaux sauvages

Un lynx consomme 70 ongulés sauvages en une année. Vu la population actuelle d’environ 200 lynx, 14 000 chevreuils et chamois sont tués ­chaque année en Suisse.