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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°7, 20 février 2012  >  Lors d’attaques venant de l’extérieur, il n’y a qu’une chose à faire: se serrer les coudes! [Imprimer]

Lors d’attaques venant de l’extérieur, il n’y a qu’une chose à faire: se serrer les coudes!

Importance de la neutralité pour la Suisse

Extraits du livre «La Suisse avant et pendant la Seconde Guerre mondiale» de Christian Favre

C’est en voulant en savoir plus sur la réalité et la vérité de notre histoire pendant la guerre que je me suis mis à lire tout ce qui me tombait sous la main: biographies, rapports commandés, témoignages, interviews, etc., dont la liste figure à la fin de ce livre.
Pendant toute la durée de la polémique autour des fonds juifs, la parole a été donnée essentiellement aux historiens et politiciens révisionnistes qui ont pu largement évoquer les aspects négatifs de cette période. Mon texte tente de montrer qu’il existe d’autres témoignages et qu’aujourd’hui, en 2008, des historiens suisses et étrangers élargissent le champ de vision en nous dévoilant la complexité d’une pareille histoire, sans toutefois aller jusqu’à nier les faits négatifs. L’historiographie prend le dessus sur la subjectivité et l’interprétation, encore faut-il que l’on s’y intéresse. Or cette histoire est mille fois plus intéressante que ce qui en a été dit.
C’est en fouillant dans un dépôt-vente que je suis tombé sur le livre de Werner Rings «La Suisse et la guerre, 1933–1945». J’ai eu de la chance car ce livre, bien que non réédité, est encore le plus complet, si l’on excepte l’«Histoire de la neutralité», d’Edgar Bonjour. Voulant en savoir plus, j’ai continué à fouiller dans les dépôts-ventes, pour en ressortir, à chaque fois, avec un autre livre introuvable en librairie. Puis j’ai visité plusieurs bibliothèques, acheté quelques livres récents pour compléter mes connaissances. Sur Internet, j’ai également pu lire ou consulter quelques rapports et thèses. Un jour, saturé d’Histoire, j’ai fouillé dans un rayon de livres de poche pour y trouver un roman et je suis tombé sur … Allen Dulles: «Les secrets d’une reddition»! Il est clair que ces lectures ont largement influencé mon opinion, il ne pourrait en être autrement. Si mon texte peut encourager les lecteurs à lire quelques-uns des ouvrages de référence, j’estimerai alors avoir atteint mon but: à savoir que la vraie histoire de la Suisse pendant la dernière guerre soit enfin connue. Les refoulements et le commerce avec l’Allemagne font partie de cette histoire, tout comme la volonté de résistance, l’aide discrète de l’armée aux Alliés et aux mouvements de résistance, le travail de la Suisse en tant que puissance protectrice auprès de 43 pays, l’aide humanitaire et le travail du CICR, sans compter l’espionnage. Le resserrement politique au centre et le rejet des extrêmes méritent aussi d’être connus.
Le contexte est important, c’est pourquoi je suis parti de la fondation de la Confédération, en passant par la Première Guerre mondiale ainsi que par le déroulement des premières attaques et annexions allemandes, soviétiques et italiennes. Tout ceci évidemment très succinctement – il ne pourrait en être autrement. En conséquence de quoi mon texte n’est pas destiné à réécrire l’histoire de la Suisse pendant la dernière guerre mais à seulement, à travers quelques lignes et remarques, inciter le lecteur à lire un ou plusieurs ouvrages de référence.
L’histoire de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale a été utilisée à des fins idéologiques. En prétextant que les autorités politiques et militaires étaient pro nazies, la minorité politique d’extrême gauche a démontré sa force et souligné la faiblesse de la majorité politique. Voici une intervention dans un blog, qui en dit long sur ce qu’a été ce combat:
On reconnaît qu’un camp a perdu la guerre des idées quand tous ses efforts ne sont que pour rejouer indéfiniment ses vieilles batailles perdues […].
La révision était donc une guerre des idées et non l’histoire de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Puisse ceci être entendu …

Particularité helvétique et neutralité

Rappelons en quelques lignes comment s’est construite la Confédération suisse. Cela a débuté par un pacte conclu entre les habitants des vallées entourant le lac des Quatre-Cantons – soit initialement Uri, Schwytz et Unterwald. Cela s’est passé en août 1291, aussitôt après la mort de l’empereur Rodolphe de Habsbourg, le 15 juillet. Ces vallées étaient alors soumises à l’autorité des Habsbourg. Après plusieurs batailles, les Waldstätten – c’est ainsi que l’on désignait les habitants de cette région – réussirent à se libérer seuls de la tutelle habsbourgeoise et à devenir ainsi entièrement libres. Il faut ajouter qu’auparavant, l’empereur leur avait accordé une franchise, laquelle en général concernait plutôt une seigneurie qu’une communauté paysanne, mais l’intérêt de l’empereur était surtout de s’allier une population gardienne de l’axe du Gothard. Ce fait n’est pas un mythe mais bel et bien la réalité d’une guerre de libération. Ces gens étaient avant tout des paysans et des bergers. Par la suite des cités également en vinrent à se libérer, soit de seigneurs, soit aussi des Habsbourg autrichiens, cela se fît aussi avec l’aide des Waldstätten, souvent dans la douleur. Des événements assez complexes amenèrent plus tard les premiers Suisses à combattre le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire et à le vaincre.
Cela eut pour conséquences à la fois l’extension vers la Suisse romande et la paix avec l’Autriche. Les conséquences des guerres de Bourgogne furent bien mauvaises pour la jeunesse des cantons confédérés qui abandonna les travaux des champs pour s’engager dans les armées de tous les princes de l’Europe. Batailler était son plaisir, piller trop souvent sa récompense. Au problème du partage du trésor de Charles le Téméraire s’ajouta la demande de Fribourg d’entrer dans la Confédération. Il n’était pas évident pour les Waldstätten d’accepter un élément francophone dans leur Confédération – on peut le comprendre, ce d’autant plus que Fribourg allait renforcer le clan des villes contre celui des campagnes. On frisa la guerre civile. Le miracle eut lieu en la personne d’un ermite totalement ascète, Nicolas de Flüe, qui réussit à mettre tout le monde d’accord en un temps record. Vu le contexte et la somme extraordinaire d’éléments de dissensions, on peut effectivement parler de miracle.
Une telle capacité guerrière ne pouvait laisser indifférentes les autres puissances européennes; c’est ainsi que ces dernières engagèrent de nombreux Suisses en tant que mercenaires. Cette activité, somme toute malsaine, devint une véritable industrie; des officiers possédaient un régiment de mercenaires, comme un patron d’entreprise des ouvriers. Ces hommes, qui quittaient leur village, délaissant les indispensables travaux, n’avaient plus aucun goût au travail à leur retour... quand ils revenaient. On dit que le mercenariat et l’argent qu’il rapportait ont été à la base des banques suisses. Peut-être. La bataille de Marignan, en 1515, qui se solda par la victoire de François 1er, mit un terme aux interventions guerrières des Suisses.
La neutralité fut proclamée, pour la première fois, lors de la conquête de la Franche-Comté par la France, en 1674. Jusqu’à la Révolution française, la Confédération n’était pas formée de cantons ou de régions égales en droit. En effet, les cantons suisses possédaient des «colonies»: Vaud et Argovie appartenaient à Berne, le Bas-Valais au Haut-Valais (cependant le Valais ne faisait pas encore partie de la Confédération), le Tessin à plusieurs cantons de Suisse centrale. De plus, le pouvoir au sein de la Confédération était aux mains de familles patriciennes. La Révolution française attisa la révolte en Suisse. La Suisse doit à Napoléon d’avoir compris l’esprit fédératif du pays, malgré les combats héroïques des Nidwaldiens – hommes et femmes – contre l’armée française. L’Acte de médiation imposé par Napoléon posait les bases de la nouvelle Confédération. Pour autant, la Suisse avait perdu sa liberté et payait un lourd tribut, en argent et en hommes (16 000), à la France. Sa liberté, la Suisse la doit à l’arrivée des coalisés – Autriche, Prusse et Russie –, aussitôt après la chute de Napoléon. Ils chassèrent les Français et empêchèrent les «cantons colonisateurs» de reconquérir leurs anciens sujets.
Vaud et Argovie doivent au tsar Ale­xandre 1er le maintien de leur indépendance vis-à-vis de Berne. Genève et le Valais, qui avaient été purement et simplement rattachés à la France, devinrent cantons suisses. Le 30 mai 1814, les coalisés concluaient à Paris un premier traité avec la France. L’article 5 du traité stipulait que «La Suisse, indépendante, continuera de se gouverner elle-même», mais un article secret ajoutait qu’elle serait «neutralisée et placée sous la sauvegarde et la garantie des puissances». Les Suisses se réunirent à Zurich où ils élaborèrent un nouveau pacte fédéral qu’ils allèrent présenter au Congrès de Vienne où se réunissaient les grandes puissances. Ce congrès reconnut la neutralité de la Suisse et sa nouvelle constitution, qui fut désignée sous le nom de Pacte fédéral de 1815.
Après la défaite de Napoléon, les coalisés restaurèrent le plus possible les Etats, les gouvernements et les institutions, tels qu’ils existaient avant la Révolution. D’où le nom de «Restauration» donné à cette époque. Il est clair que cette période de restauration fut tout sauf démocratique: les anciennes familles patriciennes revinrent à la charge; la torture, abolie par la Révolution, refit son apparition … Le régime conservateur triomphait. Il faut donc rendre hommage à certains hommes politiques de l’époque – et en particulier aux radicaux – d’avoir amené petit à petit le pays à la démocratie moderne.
La Constitution actuelle date de 1848. Ce XIXe siècle marque aussi la création de la Croix-Rouge par Henri Dunant. Cette institution donne une touche romande à ce que l’on peut appeler les valeurs suisses (tout pays possède ses propres valeurs). C’est aussi l’interdiction du mercenariat en 1859: les Suisses se débarrassaient définitivement de l’acte de tuer en dehors de la défense du pays et l’on imagine bien que la Croix-Rouge développa à l’intérieur du pays un sentiment de compassion envers les victimes des guerres. A partir de là s’est développé dans l’esprit des Suisses un rejet à participer à une action extraterritoriale pouvant entraîner des morts civils ou militaires. Mais en même temps s’est développée une extraordinaire capacité morale de défense du pays, où tout sentiment de culpabilité disparaît quand il s’agit de tuer un militaire ennemi. Voilà enfin une attitude en concordance avec la pensée du théologien Erasme, pacifiste déclaré, admettant l’existence d’une armée uniquement pour se défendre. On remarquera d’ailleurs que les Suisses, lorsqu’ils étaient la première puissance militaire d’Europe, du temps des batailles de Grandson et de Morat, n’ont à aucun moment eu une envie quelconque d’étendre leurs territoires, à quelques exceptions près, comme Berne sur le Pays de Vaud. C’est donc une attitude bien spécifique, bien particulière, qu’on appelle neutralité suisse, pouvant bien sûr être interprétée autant négativement que positivement.

Valeurs suisses

Au XIXe siècle, des révolutionnaires vinrent en Suisse, soit pour s’y réfugier soit pour préparer la révolution dans leur pays. Ce fut le cas pour de nombreux Russes dont le plus célèbre était Lénine. La guerre franco-allemande de 1870 s’est terminée par l’épisode sanglant de la Commune de Paris, qui a provoqué un exode de Communards en Suisse. Des mouvements anarchistes virent le jour, surtout dans les montagnes neuchâteloises. Cet accueil d’un genre particulier n’était pas pour plaire aux autorités des pays d’origine de ces futurs révolutionnaires. Ils manifestèrent plus d’une fois leur agacement vis-à-vis de la Suisse, qualifiée de cloaque de l’Europe. Lire à ce sujet: «Autour d’une vie» (de Pierre Kropotkine).

Approvisionnement du pays à la veille de la Première Guerre mondiale

Cela pour comprendre qu’à la veille de la Première Guerre mondiale, la Suisse rencontra fort peu de compréhension auprès de ses voisins pour négocier son approvisionnement, sans compter qu’elle n’y était pas préparée.
Aussitôt la guerre déclenchée, en 1914, la Suisse fut sévèrement soumise à toutes sortes de contrôles par les belligérants qui veillaient à ce que leurs fournitures ne servent pas à l’ennemi. Des contrôleurs étrangers vérifiaient tout ce qu’ils pouvaient à l’intérieur du pays, limitant en cela fortement notre liberté. Durant cette période, ce sont les Etats-Unis qui livrèrent la plus grande part de charbon. Ces difficultés de livraison entraînèrent des pénuries dans tous les secteurs, aggravant la situation des ouvriers. En même temps, comme cela arrive partout et toujours en période de guerre, certains profiteurs s’enrichissaient malgré l’augmentation de l’impôt de guerre. Une situation qui atteignit son paroxysme à la fin de la guerre, en octobre 1918, sous forme de grève nationale. La révolution ayant déjà eu lieu en Russie une année auparavant, c’était l’occasion d’en marquer l’anniversaire. La mobilisation de l’armée, importante, mit fin au conflit. Dans les années qui suivirent, cet événement marqua fortement les esprits, tant à gauche qu’à droite – par exemple, à droite, avec le Fribourgeois et futur Conseiller fédéral Jean-Marie Musy, fer de lance de l’anticommunisme qui, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a cru au nazisme et au fascisme comme antidote au communisme.
Nous observons donc, pendant la Première Guerre mondiale, un antagonisme prononcé entre la gauche et la droite. Un autre antagonisme vint s’y ajouter: en effet, la Suisse était gravement divisée entre pro-allemands et pro-français. Une division qui s’aggrava lors de l’attaque de la Belgique, fort peu déplorée par les Alémaniques. Malgré tout, cette situation pouvait très bien s’expliquer puisque les causes du conflit ne concernaient pas la Suisse et qu’il n’y avait pas, comme plus tard avec le nazisme, une idéologie totalitaire à rejeter. Il n’y avait pas atteinte à la culture française et/ou allemande. La neutralité était mal acceptée par les Britanniques – Churchill en tête, qui ne pouvait concevoir cette attitude, malgré les nombreux services que la Suisse pouvait rendre, à commencer par la Croix-Rouge internationale. L’exemple de la Première Guerre mondiale montre, de façon particulièrement claire, qu’un engagement militaire, d’un côté comme de l’autre, aurait aussitôt entraîné la guerre civile en Suisse … Nous n’avions pas d’autre choix que la neutralité.     •

Source: Christian Favre, La Suisse avant et pendant la Seconde guerre mondiale, Lyon 2011, p. 7–14, ISBN 978-2-35508-841-4