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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°28, 16 septembre 2013  >  «Ne laisse jamais sombrer notre Patrie dans des querelles pour le pain, voire pour l’intérêt et l’opulence!» [Imprimer]

«Ne laisse jamais sombrer notre Patrie dans des querelles pour le pain, voire pour l’intérêt et l’opulence!»

Extraits du mandat du Jeûne fédéral* de 1862 de Gottfried Keller

Concitoyens! Nous avons aujourd’hui le plaisir de vous adresser la parole à l’occasion du Jeûne fédéral qui approche.
Lorsque les Confédérés instituèrent cette journée, ils ne le firent pas pour s’adresser à un Dieu, afin qu’il les favorise face à d’autres peuples et qu’il les protège dans leur comportement juste ou injuste, sage ou faux. Là où il l’a quand-même fait et quand ils lui ont rendu grâce en toute humilité, ils ont fait de ce jour un jour de pénitence, lors duquel il voulurent opposer l’éphémère à l’infini, leur conscience – qui était si souvent partiale et induite en erreur par les intérêts terrestres, les considérations des besoins personnels ou d’apparente utilité – à l’éternel et l’infaillible.
Concitoyens! Quand, au cours de ces heures graves, chacun de vous se demandera: quelles sont mes valeurs personnelles en tant qu’individu, quelle est la valeur de la famille dont je suis responsable? alors il se pose ces questions – à la différence des autres jours fériés de notre église – avant tout en relation avec sa patrie et se demande: me suis-je comporté et ai-je dirigé ma famille en contribuant suffisamment au développement et au profit du pays, pas aux yeux du monde ignorant mais aux yeux du Juge suprême? Et quand ensuite tous se demandent: quelle est notre situation en tant que peuple face aux autres peuples, comment avons-nous administré les biens qui nous ont été confiés? alors nous n’avons aucun droit de nous présenter devant le Seigneur de tous les peuples en nous glorifiant nous-mêmes de manière vaniteuse, car il reconnaît toutes les insuffisances et sait différencier entre la chance et les véritables efforts, entre la réalité et les apparences.
Il est vrai que ces derniers temps notre peuple a eu l’honneur de pouvoir profiter de la reconnaissance de nobles et grands peuples, qui aspirent à obtenir ce que nous possédons et qui ont fait l’éloge de nos représentants en tant que modèles pour tout ce qui touche à la vie nationale; et des érudits éclairés dans le domaine des affaires d’Etat attirent l’attention des peuples sur nos institutions et nos coutumes en tant que modèles. Mais soyons conscients que, comme un de nos orateurs l’a exprimé lors de notre dernière fête populaire, le grand Maître d’œuvre de l’histoire qui a créé au sein de notre Etat fédéral non pas un modèle en grandeur réelle, mais un essai en petit format, tel un petit modèle de construction, peut à tout moment détruire ce modèle aussitôt qu’il ne lui plaît plus, aussitôt qu’il ne correspond plus à son plan global. Et ce modèle ne lui conviendra plus le jour où nous n’aspirerons plus avec un grand sérieux à remplir ses attentes, où nous tiendrons des décisions non éprouvées pour des faits accomplis et où nous récompenserons tout propos émis gratuitement par une fête de joie.
L’épanouissement de notre vie publique s’exprime avant tout dans l’éducation de nos enfants à une existence digne de l’homme, dans les buts suprêmes de notre Etat et dans l’élaboration et la mise en œuvre de notre législation.
Notre église avancera doucement mais constamment sur la voie de cette purification de l’arbitraire des chimères et des disputes humaines en s’occupant affectueusement du monde, ce qui lui rendra enfin le pouvoir général sur les esprits et l’eloignera de la menace de se disperser. L’enseignement primaire et secondaire, surveillé de près par le peuple zurichois, évoluera de façon à pouvoir garantir à chaque membre de notre communauté une bonne situation de vie qui le rende heureux.
En considérant la vie rapide et changeante de notre législation, en sachant à quel point elle préoccupe la majorité de nos cantons et les fait avancer et reculer, en constatant à quel point le changement des besoins et des points de vue, les transitions rapides entre les époques et les situations font naître et disparaître des lois avant que le peuple ait eut le temps de s’en rendre compte, en réalisant à quel point de petits désirs peuvent inciter à remettre en question même la Constitution fédérale obtenue de haute lutte et ainsi le fondement même du vivre-ensemble confédéral: alors nous trouverons les critères qu’il faut appliquer à notre réelle maturité et nous devrons nous demander: sommes-nous un peuple d’hommes capable de créer une loi qui, ancrée dans nos cœurs, soit conçue pour la durée d’un seul siècle seulement? La réponse nous révèlera qu’en tant que communauté, nous ne disposons pas encore de la culture générale indispensable, de la raison et de la constance, de la volonté et de la fidélité au contrat nécessaires pour respecter et assimiler une loi convenue, simple et bien définie, sans nous plaindre. Nous avons donc un objectif devant nous que nous devons encore atteindre; et c’est un devoir digne du Jeûne fédéral, de réfléchir à la force intérieure nécessaire, dont actuellement nous ne disposons pas encore.
Entre-temps, nous devons continuer à développer nos institutions publiques en notre âme et conscience et observer l’esprit voyageant à travers le temps, en étant animé uniquement par l’amour du prochain et le respect du droit. […]
De l’autre côté de l’océan résonnent jusqu’à nous les bruits de guerre, ceux d’une guerre fratricide meurtrière, qui ne représente pas seulement un gros souci quotidien pour des milliers de nos compatriotes, mais qui touche aussi durement notre cœur patriotique.** Il n’y a que quatre-vingts ans que de vrais sages et héros ont fondé sur ce continent la plus grande et la plus libre République du monde, un refuge pour les persécutés de tous les pays. Maintenant, nous voyons cette immense Fédération d’Etats prospères – possédant la liberté la plus illimitée, le don le plus créateur pour développer les infrastructures ainsi que les moyens de transports et de travail divers, un territoire incommensurable, sans voisin puissant et liberticide à ses frontières – fendue en deux parties, qui s’étripent tels deux bêtes féroces. Quelle est la puissance inouïe qui produit une telle aberration? C’est la demande du pain quotidien transformée en avarice, c’est la querelle pour le profit et pour les avantages terrestres qui, sous prétexte de la nécessité économique, nie les plus anciens et plus importants fondements de la conception chrétienne du monde et les étouffe dans des fleuves de sang.
Chers concitoyens, face à un tel sort, nous allons, pour le Jeûne fédéral, lier la prière pour notre pain quotidien à la prière suivante: «Ne laisse jamais sombrer notre Patrie dans des querelles pour le pain, voire pour l’intérêt et l’opulence!»
Si vous implorez du ciel le bien-être de la Patrie et le maintien de son honneur et de sa liberté, alors pensez aussi aux peuples, qui luttent actuellement dans des convulsions de fièvre avec les ennemis de leur liberté, et pensez à cette sœur malade en outre-mer, qui compte tant de vos frères dans ses rangs!
Espérons que lors de ce dimanche du Jeune fédéral notre église régionale puisse unir dans ses simples locaux un peuple pieux et bien intentionné! Espérons aussi que le citoyen qui ne se sent pas proche de l’église n’utilise pas sa liberté de conscience pour passer cette journée dans une distraction agitée, mais qu’il prouve par son recueillement silencieux son respect de la Patrie!    •

Source: Gottfried Keller. Ein Bettagsmandat. In: Gottfried Kellers Werke. Edité par Gustav Steiner. Septième volume, réimpression inchangée. Editions Birkhäuser, Bâle 1966.
(Traduction Horizons et débats)

*    Un projet non-imprimé du mandat pour le Jeûne fédéral fixé au 3e dimanche du mois de septembre de l’an 1862.
**    Référence à la guerre civile américaine pour l’abolition de l’esclavage (1861–1865).