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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°36, 20 septembre 2010  >  Un lourdaud à Pékin [Imprimer]

Un lourdaud à Pékin

Satire

par Thomas Brändle

Le ministre Gunter Verleugnen et sa suite sont accueillis aimablement, comme d’habitude, à l’aéroport de Pékin. Accompagné par des clones vêtus de manière identique qui ne cessent de saluer, le groupe gagne la sortie où une file de limousines l’attend, les portières tenues grandes ouvertes par leurs chauffeurs.
–    Ah, vous avez adopté les Mercedes, dit Verleugnen en s’adressant au délégué chinois avec un sourire d’approbation.
–    Ce ne sont pas des Mercedes, explique un laquais en chuchotant, il s’agit d’imitations étonnamment ressemblantes.
Consterné, Verleugnen s’installe avec son homologue chinois à l’arrière d’une de ces limousines stretch made in China. Il l’inspecte en caressant les cuirs du doigt et jette un regard sur le tableau de bord.
–    Vraiment pas des Mercedes? demande-t-il, incrédule.
–    Presque, affirme le délégué chinois avec assurance, juste une variante quelque peu améliorée et bien meilleur marché.
Déconcerté, Verleugnen ajoute:
–    Elles sont aussi pour l’exportation?
La file de voitures se met en marche pour gagner la capitale.
–    C’est ce que le fabricant voulait initialement, mais le gouvernement de Pékin n’est pas d’accord.
–    Ah oui, et pourquoi?
–    Eh bien, cela relève du sujet des entretiens qui se dérouleront ici, je ne crois pas que je sois... pour le moment... vous avez fait bon voyage?
–    Oui, merci, M. Tse-Wong … Mais qu’est-ce que c’est que ça, là-bas? demande Verleugnen, touchant presque la vitre de son visage.
–    C’est notre nouveau chantier aéronautique. Nous sommes en train d’y produire une sorte d’Airbus d’une capacité de 1800 passagers. Naturellement, il sera bien meilleur marché que celui du concurrent européen qui, d’ailleurs, est en train de chercher un site de production plus avantageux. Et plus loin, vous voyez le chantier des navires de croisière, eux aussi beaucoup plus avantageux, naturellement...
–    Vous semblez avoir fait des progrès énormes en technologie de pointe, dit Verleugnen en déboutonnant le haut de sa che­mise, car il transpire un peu.
–    Oui, en effet, la production d’appareils électroniques de loisir, de frigidaires et de vêtements de sport ne nous satisfaisait plus. Depuis que nous avons transféré de plus en plus de savoir-faire des Etats-Unis et d’Europe, des champs d’activité entièrement nouveaux s’offrent à nous.
Entre-temps, les voitures ont rejoint l’autoroute et se dirigent, à une vitesse plus élevée, vers la silhouette de Pékin perceptible à l’horizon si l’on regarde bien.
–    Votre production bat donc son plein. Par conséquent, j’ai du mal à comprendre les problèmes de livraison vers l’Europe qui se répètent ces derniers temps.
–    Nous comprenons que cela vous agace. Les Américains s’en sont plaints également.
–    Ah oui?
–    Voilà, notre gouvernement communiste reconnaît pleinement l’efficacité du système économique capitaliste, mais il estime que face à la raréfaction des ressources fossiles, nous devrions nous concentrer d’avantage sur le marché intérieur. Après tout, nous avons 1300 millions de consommateurs.
–    C’est compréhensible, mais …
Verleugnen a le souffle coupé en apercevant un immense fast-food:
–    Comment? McWongald’s?
–    Oui, nous avons prié McDonald’s de chercher un marché ailleurs.
–    Et il était d’accord?
–    Pas vraiment, mais que pouvait-il faire d’autre? Chez nous, c’est le parti qui commande.
–    J’ai du mal à imaginer que le gouvernement américain, à Washington...
–    C’est pourquoi, auparavant, nous leur avons acheté le savoir-faire nécessaire à produire la bombe nucléaire. Et puis, au cours des négociations, nous leur avons laissé entendre discrètement que notre armée se composait de 80 000 000 soldats, argument qui s’est avéré durablement convaincant.
–    Vous avez acheté aux Américains les plans de fabrication de la bombe nucléaire?
M. Tse-Wong s’adresse, dans un chinois très rapide, au chauffeur qui semble répondre nerveusement, pour revenir à son hôte européen.
–    Oui, en effet, les avantages du marché sautent aux yeux, n’est-ce pas? Pourtant, suite à nos exportations excédentaires, nous disposons d’une réserve de devises d’un billion de dollars. Nous n’avons donc aucun intérêt à poursuivre nos exportations.
–    Et les relations commerciales entre le Chine et l’Europe?
–    Eh bien, notre gouvernement est d’avis qu’elles sont un peu unilatérales. Nous produisons, pour ainsi dire, pour le globe tout entier, nous travaillons durement pour obtenir des prix très bas et le reste du monde semble croire qu’il peut s’élever dans des sphères supérieures. Je crois que vous appelez ça société de services, d’information et de sciences. Très amusant.
–    Vous voulez dire que vous n’êtes pas non plus intéressé par notre argent?
–    Voyez-vous, je ne suis qu’un simple serviteur de mon peuple. Nous disposons maintenant de vos usines, de votre savoir-faire dans la plupart des domaines: technologie, médecine, pharmacie. Nous disposons d’un marché intérieur deux fois plus important que celui des Etats-Unis et de l’Europe réunis. Que pourrions-nous faire de votre argent? Nous pourrons très bien en imprimer nous-mêmes. Nous avons acheté toutes les réserves d’or de vos banques centrales et, je le répète, les ressources fossiles ne suffisent plus pour tout le monde.
Le ministre Verleugnen est devenu silencieux. Alors, on entend quelques notes d’un tube d’Elton John et il sort son portable de la poche intérieure de son veston.
–    Allô? Ah oui, bonjour madame Märklin... bien, merci...oui, un accueil très chaleureux.
Il écoute un moment avec attention.
–    Je crains que nos négociations ici à Pékin soient plus difficiles que prévu.
Il écoute de nouveau avec attention en grimaçant légèrement.
–    Parce que je suis un lourdingue, chuchote-t-il… Comment? Non, pas vous, madame la Chancelière, j’étais perdu dans mes pensées … Je n’y manquerai pas … A vous aussi.
Le délégué chinois, assis juste en face de lui à l’arrière de la limousine, regarde Verleugnen d’un air d’autosatisfaction et de curiosité.
–    La chancelière européenne vous présente ses hommages.
Tse-Wong approuve d’un hochement de tête puis sourit.
Le laquais de Verleugnen se penche brièvement vers son ministre.
–    Il trouve amusant que nous soyons gouvernés par une femme.
Les voilà arrivés au centre de Pékin, où les limousines ne roulent que très lentement.
–    Eh bien, M. Tse-Wong, peut-être que nous trouverons des accords dans de nouveaux domaines commerciaux?
Tse-Wong sourit comme s’il trouvait cette nouvelle idée européenne particulièrement amusante.
–    Les Américains nous ont fait la même proposition.
Le Chinois sourit à nouveau tandis que Verleugnen le regarde d’un air moins sûr de lui, comme s’il était pressé de poursuivre.
–    Et qu’est-ce qu’ils vous ont proposé, les Américains?
–    Eh bien, ils n’ont plus grand-chose à offrir, vu l’état actuel de leur économie. Notre intérêt pour les camions gigantesques gros consommateurs d’essence est limité. Nous ne comprenons pas la musique rock et pop américaine et nous n’avons pas non plus besoin de séries télé, de concepts d’émissions d’humour ou de talk-shows. Nous voudrions plutôt que notre peuple lise, qu’il se cultive.
–    Vous voulez dire que vous n’avez rien ­trouvé à acheter aux Américains?
–    Comme vous le savez probablement, les Américains disposent d’une industrie porno très efficace et …
Elton John se fait de nouveau entendre dans le portable de Verleugnen.
–    Excusez-moi une seconde, M. Tse-Wong.
–    Naturellement, dit l’interlocuteur chinois d’un ton légèrement agacé.
–    Bien sûr que c’est moi, Gunter Verleugnen, qui voulez-vous que ce soit d’autre?
Le ministre s’éponge le front.
–    Non, je ne suis pas énervé du tout, M. Barbarosso. Ça m’est égal que vous... Ecoutez, je vous rappelle dans un instant, je suis en plein entretien important.
Le Chinois continue de le regarder droit dans les yeux sans sourciller.
–    Pourquoi ne pas éteindre votre portable s’il vous énerve à ce point, monsieur Verleugnen?
–    Où en étions-nous restés?
–    Vous vous demandiez ce que l’Europe pourrait bien nous offrir en échange de nos produits.
–    Ah oui, c’est ça.
Verleugnen regarde ses accompagnateurs qui ne réagissent guère que d’un léger haussement d’épaules.
–    Des fraises? demande-t-il.
Le Chinois sourit.
–    Une fraise sur quatre est d’origine chinoise, M. Verleugnen.
–    Vraiment?
–    Mais j’ai une idée, dit le Chinois en mettant fin à une pause pénible.
Verleugnen commence à rayonner de joie. Il adresse des signes de tête approbateurs à ses accompagnateurs et se montre intéressé.
Tse-Wong se fait remettre son attaché-case, l’ouvre et en sort des documents ressemblant à des dépliants touristiques. Il déplie le premier et le tend à Verleugnen.
–    Un dépliant sur Venise? Voulez-vous faire un voyage en Europe?
Le Chinois regarde au dehors pour voir où ils sont avant de s’adresser de nouveau à son hôte européen.
–    Non, nous ne voulons pas visiter l’Europe, nous voudrions l’acheter, répond Tse-Wong d’une voix extrêmement calme et posée.
–    Quant à Venise, elle va de toute façon s’enfoncer prochainement dans l’Adriatique. Il serait plus sensé de l’importer tout de suite ici, en Chine. Notre population n’aime de toute façon pas les longs voyages.
Verleugnen avale sa salive:
–    Vous voulez acheter Venise?
–    Oui, nous sommes également intéressés par l’achat du bâtiment du Parlement londonien, de la Tour Eiffel, du dôme de Milan, ajoute le Chinois sur le ton d’un homme d’affaires.
–    Et c’est tout? s’enquiert Verleugnen. En fait, il ne cherche pas à savoir, mais il ne savait pas quoi dire.
–    Non. Notre population manifeste un grand intérêt pour les biens culturels européens, mais vu le coût accru des déplacements – le moment viendra où le sol africain sera complètement foré –nous ne voyons pas d’alternative.
–    Cela veut dire que les touristes chinois ne visiteraient plus l’Europe? demande Verleugnen tout en connaissant la réponse d’avance.
Le Chinois se contente de secouer légèrement la tête.
–    Cela dit, je pourrais vous demander de nous louer quelques authentiques Bavarois pour notre Fête de la Bière. Et je suis certain que dans un proche avenir, vu l’amélioration du niveau de vie, nous serons intéressés par des produits européens bon marché, peut-être dans le domaine des sous-vêtements ou des jouets …
Le portable de Verleugnen sonne. Il appuie sur la touche réception.
–    Un instant, s’écrie-t-il d’un ton brusque. Il couvre le récepteur de sa main et demande à M. Tse-Wong où ils en sont avec les universitaires européens.
–    Maintenant, chaque année, plusieurs dizaines de milliers de scientifiques sortent des universités chinoises, et leur qualité est excell …
–    Bien, monsieur Tse-Wong, merci.
Il retire sa main de son portable et écoute silencieusement ce que dit son interlocuteur apparemment impatient, tandis que son visage passe du rose au rouge.
–    Venise, voilà ce qu’ils veulent, Venise, finit-il par crier dans son portable avant de le remettre dans sa poche sans prendre congé de son interlocuteur.
–    Seriez-vous peut-être intéressé par des hommes politiques pour les employer comme guides touristiques. Je pourrais vous offrir une chancelière corpulente et un président de commission malheureusement antipathique mais amusant et à l’accent portugais.
Le Chinois hésite un moment et semble réfléchir:
–    Helmut Kohl est-il encore vivant?     •

Extrait de Thomas Brändle, Armaturen aus Plastik. Satiren. Wolfbach Verlag, Zurich
(Traduction Horizons et débats)