Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°11, 22 mars 2010  >  Du point de vue de l’intérêt général, notre système financier est un échec – Construisons-en un nouveau! [Imprimer]

Du point de vue de l’intérêt général, notre système financier est un échec – Construisons-en un nouveau!

par Dieter Sprock

Sur toute la planète, la crise financière a entraîné l’économie réelle dans ses déboires et privé d’innombrables êtres humains de leurs moyens d’existence; le chômage, la pauvreté et la faim ont connu partout dans le monde une dramatique aggravation. Mais elle a aussi conduit à penser qu’on ne peut pas continuer ainsi. De plus en plus de gens se demandent comment tout cela fonctionne. En ce sens la crise offre une chance de changer les choses, et il faut la saisir.
Lorsqu’à la mi-août 2008 la grande arnaque financière s’est découverte, d’innombrables banques partout dans le monde se sont trouvées menacées de faillite, dont quelques-unes des plus grandes banques états-uniennes, ainsi que d’autres qui faisaient dans les investissements spéculatifs à haut rendement à l’échelon international. Que s’était-il passé?
Depuis longtemps la Bourse jouait à l’économie de casino. On spéculait, on faisait des paris. Les chiffres avec lesquels on jonglait n’avaient plus qu’un lointain rapport avec l’économie réelle. Et voici que les titres délivrés par des banques de haut renom s’avéraient être des chiffons de papier, y compris ceux que les soi-disant agences de notation avaient déclarés auparavant particulièrement fiables et que les clients de banques avaient achetés sous cette garantie. Les plus touchés étaient les produits financiers «structurés» reposant sur la titrisation d’engagements de paiement à long terme, tels qu’hypothèques, contrats de leasing ou de partenariat public-privé, mais aussi les produits dérivés, fonds spéculatifs, fonds de «private equity» (capital fermé, non coté en Bourse, ndlt.) et autres produits financiers.
Un système boule de neige trompeur
Le facteur décisif est que les transactions n’étaient pas financées par les capitaux propres des acheteurs mais par les crédits accordés à des tiers. On créait ainsi en permanence une monnaie fictive qui ne représentait que des dettes. L’exemple le plus connu, ce sont les crédits hypothécaires accordés par les banques états-uniennes à des millions de citoyens sans vérifier leur solvabilité. Les banques ne se souciaient guère que ces crédits soient un jour remboursés; elles les ont revendus dès que possible à d’autres banques. Celles-ci les ont achetés en s’endettant auprès de troisièmes banques, puis les ont à leur tour revendus et ainsi de suite. L’ensemble du processus était une sorte de système de boule de neige que faisait avancer une armée de consultants, vendeurs, cabinets d’avocats et a­gences de notation qui se confirmaient mutuellement la bonité des produits et empochaient à chaque transaction de confortables provisions. Ceux qui achetaient des maisons étaient séduits par des taux d’intérêt très bas, mais valables seule­ment pour les premières années. Lorsque la croissance des intérêts les a empêchés de rembourser leur hypothèque, ils ont tout perdu. Aux USA, des centaines de milliers de gens qui ont perdu ainsi leur maison ou leur appartement vivent aujourd’hui sous des tentes.
Une bulle analogue est en préparation dans le marché de l’immobilier professionnel.

Conséquences pour l’économie réelle

Lorsque les bulles spéculatives ont éclaté dans plusieurs pays en même temps, quelques-uns des plus gros acteurs financiers avaient en dépôt des créances pourries pour un montant total de plusieurs centaines de milliards de dollars sans aucune contre-valeur. Par exemple Lehman Brothers, l’une des plus anciennes banques d’investissement des USA, fondée en 1850, s’est déclarée en faillite le 15 septembre 2008. Le bilan de faillite faisait état de 613 milliards de dollars de dettes. Environ 29 000 employés ont perdu leur travail.
Les marchés financiers se sont effondrés. Les banques ne se prêtaient plus entre elles et l’économie mondialisée, reposant sur d’incessants mouvements de capitaux, a rapidement plongé dans une profonde récession. On connaît les conséquences: fermetures et faillites d’entreprises, destruction massive d’emplois, licenciements, énorme montée du chômage, de la pauvreté et de la faim, et pas seulement dans les pays les plus pauvres.
Angel Gurria, Secrétaire général de l’OCDE, parle, pour les pays de l’OCDE de 17 millions de chômeurs supplémentaires par rapport à 2007. Il en escompte 5 de plus pour 2010 (Interview à la «Neue Zürcher Zeitung» du 29 janvier). Les économistes de l’OCDE s’attendent à «un durable socle de sous-emploi».

La dette publique

Pour empêcher un effondrement total du système économique et financier qui aurait pu conduire à la panique et au chaos, de nombreux gouvernements se sont vus contraints à intervenir. Ils ont soutenu les grandes banques pour qu’elles en reprennent de plus petites menacées de faillite, ont consenti à de grandes banques elles aussi en péril des aides de centaines, voire de milliers de milliards ou ont repris eux-mêmes les banques me­nacées. Ils ont injecté de l’argent dans les circuits économiques, par exemple sous forme de primes à la casse. Et ont fourni autant que pos­sible d’argent bon marché par le biais de leurs banques centrales.
Les programmes d’aide publique aux banques ont transformé les dettes accumulées en raison de la spéculation et des fraudes bancaires liées à l’économie de casino en dettes publiques, avec toutes les conséquences que l’on sait. L’endettement des pays a littéralement explosé. Angel Gurria estime que, fin 2010, la dette totale des pays de l’OCDE excédera leur PIB.
Dès aujourd’hui on procède à des coupes claires dans les budgets, en particulier ceux des prestations sociales, de l’éducation, de la santé et des retraites. On rogne à peu près partout. Quelques pays sont au bord de la faillite, qui entraînerait la perte de leur autonomie politique: par exemple la Lettonie, l’Islande, la Grèce. Tous trois passaient avant la crise pour des exemples de prospérité économique.
En Lettonie, le secteur public est pratiquement passé sous le contrôle du FMI et de l’UE. On a fermé des écoles et des hôpitaux en grand nombre, des milliers d’enseignants et de professionnels de la santé ont été licenciés, les salaires ont été divisés par 2. En Islande les contribuables, sous la pression de l’UE, doivent répondre des dettes de leurs banques privées dans une mesure telle que Bruno Bandulet parle de «réduire en esclavage financier une génération entière» et compare ce processus au diktat de Versailles (cf. Horizons et débats n°1 du 11/1/10). Et la Grèce subit de la part de l’UE un contrôle sévère qui doit garantir qu’elle se tient aux critères de stabilité européens. Ce qui implique des coupes dans les dépenses publiques et les traitements de fonctionnaires ainsi qu’une élévation de l’âge de la retraite.
Mais la résistance s’organise. En Lettonie, les gens manifestent pour de meilleurs sa­laires. Ils se dressent contre un gouvernement qui reconnaît une dette en réalité inexistante. En Islande, le peuple a clairement rejeté par référendum le remboursement des dettes de ses banques. Et en Grèce aussi le peuple se dresse contre le diktat de Bruxelles (cf. Horizons et débats n°5 du 8/2/10).

Les profiteurs sont les grandes banques

En pleine crise, alors que les gouvernements préparaient leur population à une nouvelle montée du chômage, on claironnait comme par raillerie des annonces de reprise économique – certes, uniquement sur les places boursières. «Les gros bonnets de Wall Street profitent de la crise. Les courtiers empochent des sommes lucratives» titre la «Neue Zürcher Zeitung» du 9/6/09. Et un mois plus tard, le gros titre du 17 juillet: «J.P. Morgan encaisse d’énormes bénéfices. La banque a totalement remboursé les prêts que lui a consentis l’Etat.» J.P. Morgan avait accru son bénéfice net de 36% par rapport à l’année précédente, et en outre provisionné 10 milliards de dollars après avoir déjà remboursé les 25 milliards de dollars de prêts publics avec les dividendes, se libérant ainsi de ses engagements envers l’Etat. Fin octobre c’était le Crédit Suisse qui annonçait des bénéfices du même ordre. Le bénéfice net – 2,4 milliards de francs suisses au troisième trimestre – était le plus élevé jamais encaissé par le CS au troisième trimestre et l’ensemble de l’année occupait le troisième rang dans toute l’histoire de la firme.
La majorité des bénéfices ont été réalisés par les banques d’investissement, c’est-à-dire justement le secteur qui avait été un an auparavant à l’origine des turbulences du marché. La «Neue Zürcher Zeitung» du 24/10/09 commente: «Ce sont précisément les banques d’investissement, qui avaient été l’an dernier la principale cause de la débâcle bancaire, qui s’avèrent aujourd’hui être la plus grosse machine à profits. Au CS, les deux tiers environ des bénéfices avant impôts proviennent du secteur de l’investissement. La fourchette du rendement avant impôt s’établissait selon le CS autour 37% du capital investi» (!).
L’affaire a prospéré, selon la «Neue Zürcher Zeitung», grâce à une réduction invraisemblable des coûts (salariaux), à la montée du cours des actions, à la politique d’argent bon marché des banques centrales, qui, combinée à une témérité croissante des investisseurs a été perçue comme un feu vert pour la planche à billets et – ce n’est pas le moins important – à la disparition d’acteurs de premier plan, repris ou affaiblis (Lehman Brothers, Bear Stears, Merrill Lynch, UBS).
De toute évidence il se livre une impito­yable course à la concentration. Depuis 2007 les seuls USA ont vu 187 banques fermer leurs portes («Neue Zürcher Zeitung» du 22/2/10). Et ce n’est pas fini. Les gros établissements financiers ont encore grossi et sortent renforcés de la «crise». Mais la véritable crise est une crise de l’emploi, qui a démarré dès le début des années 90 avec l’effondrement du concurrent, le régime communiste. Depuis, la chasse au profit a détruit en masse les emplois qualifiés. La crise a encore accéléré ce processus.

Et maintenant?

Si, avant la crise, les marbres des grandes banques en ont encore ébloui certains qui ont même rêvé de tirer eux aussi un petit profit de la bonne affaire et de faire travailler leur argent pour eux-mêmes, comme dit la publicité, même ceux-là ont dû ouvrir les yeux au plus tard aujourd’hui. Le système monétaire et financier actuel est une invention destinée dès le départ à accroître la richesse d’un petit nombre et à assurer leur pouvoir à l’insu de la grande majorité.1 Le chômage, la faim et la guerre ne sont pas les symptômes d’une crise qu’il traverse, mais partie intégrante du système.2 Un système criminel! Un système financier comme celui-ci, qui repose sur la tromperie et la fraude, ne deviendra pas plus honnête si l’on y adjoint quelques régulations. Il doit à plus ou moins long terme être remplacé par un autre, fondamentalement au service de l’intérêt général.
Nous pouvons nous y mettre dès au­jourd’hui. On n’a pas besoin d’inventer de nouveaux rouages. On dispose déjà de beaucoup de bonnes idées qu’on peut reprendre et développer. Quand les hommes se seront libérés de l’appât du gain pour faire confiance à leur intelligence et à leur créativité personnelles, on en trouvera un nombre incalculable de nouvelles qui pourront coexister dans une concurrence pacifique. On inventera nombre de bonnes solutions que l’on estimera uniquement à l’aune de l’intérêt général. De ce point de vue, notre système financier est un échec.
Il existe déjà nombre de petites banques qui ne jouent pas à l’économie de casino. C’est inutile pour une bonne gestion. Elles se cantonnent au rôle classique d’une banque: encaisser des dépôts et prêter de l’argent; et cela à des conditions raisonnables. Horizons et débats en a récemment proposé quelques exemples. Si nécessaire, on peut créer de nouvelles banques. Raiffaisen nous a montré la voie. Il a libéré les paysans des usuriers.3 Pourquoi cela ne marcherait-il plus aujourd’hui? En Allemagne, on trouve les banques GLS – Geben, Leihen, Schenken [donner, prêter, faire cadeau, ndlt.]. Pourquoi ne pas faire de cette devise le fondement de notre rapport à l’argent?
L’idée coopérative sur laquelle Raiffaisen s’est appuyé et qu’il a développée, inclut autre chose qu’un simple guide pour associations corporatives. Elle incarne les valeurs fondamentales d’une coexistence dans la liberté et l’égalité.
Partout des gens se groupent dans des coopératives artisanales, des aides de proximité, des associations de quartier, des partenariats de villes et de pays. La coopération traverse les frontières et tisse un réseau sur le monde entier. Elle ne doit plus être arrêtée par un système contraignant qui pour nous tromper brandit la bannière de la «Liberté» - mais cette liberté, c’est celle de réduire le monde en esclavage en soumettant toute pensée et toute action à la loi du profit.
Le Rapport sur l’agriculture mondiale, paru en anglais, dont nous possédons maintenant un excellent résumé en allemand [et que Horizons et débats à déjà présenté à maintes reprises entre mai 2008 et aujourd’hui, ndlr.], ouvre la voie à de nouvelles formes d’économie qui permettront aux peuples d’accéder par eux-mêmes à une alimentation saine et de vaincre la faim.4
Des villages en train de mourir pourront renaître. Ils offrent un large espace à l’arti­sanat et l’industrie manufacturière et peuvent connaître une seconde vie. Ce ne sera pas si difficile, dès lors qu’on aura abandonné la vieille manière de voir.    •