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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°9, 3 mars 2008  >  Recours à la propagande des stratèges de la guerre mondiale [Imprimer]

Recours à la propagande des stratèges de la guerre mondiale

Comment Henry Kissinger veut appeler les Allemands à la guerre

par Karl Muller, Allemagne

Lorsque, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Américains avaient disputé aux Britanniques leur empire mondial, lorsqu’ils avaient évincé les puissances coloniales d’antan, notamment la France, et commen­cèrent à construire leur propre hégémonie qui, d’ailleurs, ne reposait pas moins sur la suppression et la domination, la violence et l’exploitation, ils se heurtèrent à un problème majeur: avec l’Union soviétique, ils avaient affaire à un deuxième vainqueur de la guerre qui, quoique complètement exsangue, poursuivait sa propre politique impériale qui reposait sur des données matérielles aussi bien qu’idéologiques.
Une nouvelle guerre qui se dirigerait ouvertement contre cette grande puissance n’était pas soutenable, même si, au sein de l’administration étatsunienne, il y en avaient qui caraissaient cette idée et qui auraient applaudi si la guerre froide qui s’annonçait s’était transformée en guerre chaude. Mais on se défendait pourtant de pousser la folie à ce point-là.
Déjà à cette époque-là, les Etats-Unis offraient au monde le répertoire particulier à eux, connu entre-temps partout: on affichait une idéologie recousue en patchwork – à l’époque il s’agissait de celle du «containment» qui exigeait d’endiguer la communauté des Etats socialistes représentée comme entièrement méchante (Le communisme mondial est comparable à «un parasite malin se nourrissant uniquement de tissu malade», selon George F. Kennan, à l’époque conseiller de la politique étrangère américaine, dans une affirmation de 1946 qui se trouve dans pratiquement tous les manuels d’histoire), tandis qu’on réalisait en effet une politique ultra-rigide de pure défense de ses propres intérêts et d’hégémonie. Ce même George F. Kennan a déclaré, à cette même époque, pendant une audition du Congrès non publique: «Nous devons, partout et sans relâche, diriger notre attention sur nos aspirations nationales imminentes. Nous ne devons pas être dupes de l’illusion de pouvoir nous payer le luxe de l’altruisme et de la bienfaisance à dimension mondiale. Nous devrions arrêter de nous répandre sur des buts tellement vagues tels que les droits de l’homme, l’augmentation du niveau de vie et la démocratisation. Le jour s’annonce où nous serons contraints à baser notre action sur la seule philosophie sobre de l’hégémonie.»
Les méthodes de l’exercice du pouvoir étatsunien varient de continent en continent et de pays en pays. En Asie, en Afrique ou en Amérique latine, on était prêt à mener soi-même la guerre si nécessaire ou à inciter des régimes fantoches à mener la guerre à sa place. Quant à la partie européenne ne se trouvant pas sous l’administration soviétique, on misait entièrement sur les liens très étroits qui existaient dans les domaines politique, culturel et économique, sur l’alliance militaire de l’OTAN présidée par les Etats-Unis et l’infiltration des services secrets. Le but en était de trouver des partisans – peut-être pas dans les détails, mais dans l’essentiel.
L’Allemagne a toujours été un cas à part. Si au début, la politique américaine avait comme but l’entière soumission et l’épuisement de l’ancien ennemi, la guerre froide en a marqué un tournant stratégique. Les anciennes zones occidentales d’occupation, réunies en 1949 sous forme de République fédérale, devaient être la place forte européenne contre le communisme, en même temps les nouvelles (et les anciennes!) élites allemandes devaient s’aligner au point qu’on puisse exclure à jamais que l’Allemagne ne redevienne le centre d’une politique autonome au sein de la partie européenne sous contrôle américain. On attendait un maximum d’avantages d’une Europe organisée de manière supra-nationale, le plus centraliste possible et fustigée par la bureaucratie dans laquelle se retrouvaient solidement intégrés les ennemis ­d’antan, la France et l’Allemagne.
C’est un fait établi, aujourd’hui, que les administrations étatsuniennes de l’époque ont exercé une influence décisive sur les débuts de l’Europe moderne des CE et UE (ainsi l’idée forte du mémoire de qualification pour l’enseignement supérieur de Beate Neuss, datant de 1999 et intitulé «Geburtshelfer Europas? Die Rolle der ­Vereinigten Staaten im europäischen ­Integrationsprozess 1945-1958», 1997, ISBN 3-7890-6384-3; (­Accoucheurs de l’Europe? Le rôle des Etats-Unis dans le processus d’intégration européen des années 1945 à 1958))
Les stratégies américaines jusqu’à celle de Zbigniev Brzezinski («Le Grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde», ISBN 2-2271-3519-0) ont prôné «l’engagement américain en faveur de l’unité européenne», mais seulement à condition que cette Europe unifiée soit conforme aux intérêts des Etats-Unis: «Avant que les Etats-Unis participent à la construction de l’Europe, ils doivent se rendre compte de quelle Europe ils veulent et savoir quelle Europe ils sont prêts à favoriser.»
Dans les décennies passées, notamment depuis le temps de la transformation de la politique étrangère des Etats-Unis en pure poli­tique de force à la suite de l’écroulement des Etats socialistes au début des années 90, la circonstance qu’on leurrait les peuples européens avec l’idée que l’Europe unifiée serait le grand projet européen de la paix représentait toujours un obstacle considérable. On légitimait donc les restrictions des droits nationaux souverains avec la nécessité des pays européens à contribuer, après les innombrables sacrifices de deux guerres mondiales, à ce que l’Europe redevienne le continent de la paix.
C’est cette légitimation-là qui explique en partie pourquoi les Allemands, en dépit de toute critique concrète, ont toujours pris une attitude en principe positive quant à l’Union européenne. Et il n’est pas de pays dans l’Europe de l’UE où l’acceptation de mener des guerres dans des pays lointains soit aussi mince que parmi la population allemande. Il s’agit là de l’acquis le plus précieux des expériences allemandes, extrêmement amères.
Le sinistre maître-penseur de la stratégie étatsunienne, Henry Kissinger, a compris qu’il n’arrivera pas à appeler les Allemands à la guerre au nom de l’Europe. Or, rhétoriquement il remonte aux temps avant 1945 (« … que la nation a le droit de leur imposer des sacrifices»), essayant de réveiller les esprits qui ont entraîné l’Allemagne, deux fois au cours du XXe siècle, dans des guerres les plus «riches» en victimes et les plus mensongères de l’histoire de l’humanité, et exigeant de l’Allemagne une fidélité de vassal, mortelle à elle-même et aux autres, dans le seul but que les Américains évitent, en Afghanistan, un autre désastre stratégique, et peut-être conduits aussi par l’arrière-pensée de laisser saigner, lors du compte final, les Allemands.
Mais Kissinger va plus loin que les autres démagogues de guerre étatsuniens. Il ne parle plus de «Guerre contre la Terreur», mais, entièrement sans ambages, de la «Guerre contre l’Islam radical», il parle d’une guerre mondiale. C’est dans ce but-là, en faveur de la guerre mondiale des Etats-Unis, qu’il requiert de la chair à canon allemande. Kissinger se réserve une attitude plus massive que celle de l’administration Bush. Il reproche aux stratèges de la guerre en Irak de l’avoir entreprise avec «insuffisamment de troupes».
Il faut que chacun le sache: à un individu machiavellique comme Kissinger – et il faut se rendre compte qu’il ne se fait que l’écho du discours des cercles très puissants qui veulent continuer à donner le ton aux Etats-Unis – tous les moyens sont bons pour contraindre les Allemands à la bataille. N’importe lesquels!    •