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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°50/51, 4 janvier 2010  >  «Nous devons oser mener notre propre politique» [Imprimer]

«Nous devons oser mener notre propre politique»

Jean-Pierre Roth s’exprime sur les avantages d’une monnaie indépendante, l’affaiblissement de l’Europe et la coopération entre les banques centrales

Jean-Pierre Roth, président du Directoire de la Banque nationale suisse (BNS) prend sa retraite à la fin de l’année. Interviewé par les journalistes de la Neue Zürcher Zeitung, il montre dans quelle situation difficile les banques centrales vont opérer prochainement.

NZZ: Vous vous retirez au moment où les banques centrales ont plus d’importance que jamais.

Jean-Pierre Roth: Les banques centrales ne sont pas si dominantes. Elles ont certes joué un rôle important, mais j’ai l’impression que l’heure est aux ministres des Finances. C’est à des questions politiques que nous devons répondre, non à des questions monétaires. Les banques centrales ont agi de manière indépendante dans le cadre de leur mandat, c’est tout.

Pourtant, nous vivons une situation tendue.

Certes, elle ne va pourtant pas durer 12 mois seulement, mais plusieurs années. Je suis content de céder ma place au Directoire.

Quittez-vous vos fonctions sans nostalgie?

Après 30 ans passés dans un établissement, il est impossible de ne pas éprouver de sentiments nostalgiques. Ce sont 30 ans de vie remplis d’émotions. Ce n’est pas une séparation banale, mais la composition du Directoire est idéale et le moment est favorable: à la fin d’une crise, une nouvelle phase commence.

La crise est-elle vraiment passée?

Il existe des risques d’aggravation de la situation mais certains aspects positifs sont perceptibles. 2010 est l’année d’après la crise, ce ne serait pas le moment propice pour un changement au sein du Directoire.

Pourquoi les banques centrales n’ont-elles pas agi plus tôt?

Prenons les années autour de 2005–2006. En 2004, l’inflation était négative, puis elle a augmenté peu à peu pour redescendre à près de zéro en 2007. Nous n’avons eu à aucun moment de raisons d’adopter une politique restrictive, sinon nous aurions dû nous fixer comme objectif une inflation zéro. Certes, les cours des Bourses montaient mais aurions-nous pu influencer l’évolution boursière au moyen d’une politique monétaire resserrée? Non.

La BNS non, mais la banque centrale américaine?

Je ne me prononcerai pas sur le travail des autres banques centrales.

Après la crise, l’indépendance des banques est-elle renforcée?

Elle n’a pas été touchée dans la mesure où les banques agissaient dans le cadre de leur mandat. Lorsque la crise est arrivée, elles ont dû intervenir en faveur de la stabilité des prix, et en partie de la conjoncture. Il ne s’agissait pas seulement de stabilité financière, il y avait là une nécessité monétaire. Mais on pourrait dire que les banques centrales n’ont pas été tout à fait libres en matière de politique de liquidités, parce qu’elles étaient presque contraintes par la crise d’injecter des liquidités dans le système financier.

De nombreux Etats vont au-devant de dettes et de déficits budgétaires incroyables. Cela complique-t-il la politique monétaire?

Cela ne concernera pas directement la poli­tique monétaire mais la consolidation représentera une charge gigantesque pour l’économie, particulièrement en Europe. Je suis absolument convaincu que l’Europe sortira affaiblie de cette crise. Les Américains ont une aptitude à résoudre les problèmes qui nous étonne toujours un peu. L’Europe n’aime pas beaucoup les réformes et quand on voit que beaucoup d’Etats sont très endettés, que le financement de l’assurance-vieillesse n’est pas garanti, que les coûts de la santé augmentent et que le chômage va rester important, des tensions considérables sont prévisibles, et surtout quand on considère le Traité de Maastricht. Cela freine la croissance. La politique monétaire va vraisemblablement opérer dans un contexte de faible croissance, surtout en Europe. La Suisse est en meilleure posture car elle maîtrise ses dépenses. Et il est frappant de voir combien la demande intérieure est restée forte. Les stabilisateurs automa­tiques fonctionnent et l’Etat n’a pas dû la stimuler particulièrement.

Un Etat endetté a intérêt à avoir de l’inflation. La Banque centrale européenne (BCE) peut-elle augmenter les taux d’intérêt pour empêcher l’inflation?

La situation nécessite une normalisation des taux. Si la politique ne fait pas son travail et cherche à répartir en catimini les coûts au moyen de l’inflation, il est évident que les banques centrales ne doivent pas les y aider. Il n’est pas agréable d’augmenter les taux quand la croissance est faible, mais nous avons bien vécu dans l’euphorie. Maintenant, c’est l’heure de la normalisation. La BCE a un mandat. Ce serait une catastrophe si elle ne parvenait pas à maintenir le cap.

L’opinion publique s’intéresse soudain énormément aux activités de la BNS parce qu’elle se préoccupe de la stabilité du système financier et des banques.

La crise a ouvert les yeux à beaucoup de monde, mais nous savons qu’après une crise, on doit rapidement tirer des conclusions. Dès que la situation s’améliore, on a tendance à mettre de côté la question, mais une banque centrale doit penser à long terme et dire: «La situation actuelle exige que l’on traite certains problèmes.» C’est ce que nous avons fait en juin. Il est évident que des correctifs sont nécessaires et nous ne devrions pas attendre que la situation se consolide, car il sera alors trop tard. Les banques centrales étaient habilitées à jouer ce rôle. Finalement, elles ont mis des milliards dans la lutte contre la crise et elles ont le droit de dire comment faire pour éviter une telle situation à l’avenir.

Mais en faisant des propositions de réforme, vous jouez un rôle politique.

Les opérations réalisées contribuent à la stabilité et les propositions visant au renforcement du système sont également une contribution à sa stabilité. Nous ne sommes pas là en marge de la politique, c’est notre mission. De plus, il y a notre collaboration avec la Finma que nous avions intensifiée longtemps avant la crise. En 2002, lors de la révision de la Loi sur la banque nationale, nous avons pris l’initiative d’introduire un passage sur la stabilité du système financier. En même temps, nous avons commencé à mettre sur pied des équipes, d’accroître nos res­sources monétaires et de présenter un rapport sur la stabilité financière. L’intérêt de l’opinion a été nul. Ce n’est pas la crise qui nous à forcés à nous préoccuper de la stabilité du système financier: dès avant la crise, il était évident que nous avions une mission à accomplir dans ce domaine.

Est-il judicieux de réagir à la crise par des régulations qui n’empêcheront pas la prochaine crise?

Ce serait une grave erreur de penser que l’on élimine les crises pour l’éternité. Nous ne savons pas où nous guette la prochaine crise; aussi disons-nous: le secteur bancaire a besoin de plus de capitaux, il lui faut une meilleure capacité d’absorption que jusqu’ici car nous ne savons pas d’où viendra la prochaine crise. C’est le point principal. Il y a naturellement d’autres aspects, par exemple les mauvaises incitations. Certains reproches ont ici un caractère populiste mais il est fâcheux que ceux qui ont créé les problèmes n’en paient pas le prix.

On essaie maintenant de maîtriser la crise par la coopération. Cela ne conduit-il pas à une politique monétaire moins autonome?

La crise a contraint les banques centrales à coopérer et cela a bien fonctionné. Nous nous connaissons bien, nous avons de bons échanges intellectuels. Par exemple, lors de la préparation du programme de sauvetage de l’UBS, nous avons dialogué avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Le Financial Stability Board est une bonne chose. La Suisse a tout intérêt à ce que le système financier international soit stable. Avec nos deux grandes banques, nous avons de grandes difficultés lorsque quelque chose va mal. Une collaboration internationale efficace est bonne pour nous. Je ne vois là aucune perte d’autonomie.

Les solutions communes ne neutralisent-elles pas la concurrence des systèmes?

Si nous pensons que les règles internatio­nales ne sont pas assez bonnes pour nous, nous devons oser mener notre propre politique, ajouter dans certains domaines le «poli» typiquement suisse. La Suisse a toujours eu des exigences particulières à l’égard de ses grandes banques. Il n’y a rien de nouveau ici.

Est-ce que ce ne sont pas les grandes banques centrales qui déterminent une politique que nous sommes plus ou moins forcés de suivre?

Non. Pendant la crise, nous avons pu mener une politique différente de celle de la BCE. Dans la gestion du libor, nous avons appliqué une autre politique, meilleure pour la Suisse. Sur notre marché des crédits, nous avons maîtrisé les taux, alors qu’en Europe, les taux ont augmenté. Nous n’avons pas perdu notre indépendance mais nous avons manifesté notre solidarité à bien des égards, notamment en soutenant le Fonds monétaire international (FMI) et son financement ou en collaborant avec les banques centrales pour mieux approvisionner les marchés en dollars. Quand la coordination est la meilleure solution, nous la pratiquons.

Mais en ce qui concerne les programmes de stimulation économique, on reproche à la Suisse de ne pas avoir assez collaboré.

Ce reproche consistant à dire que la Suisse a cherché à profiter de la situation n’est pas justifié. Ce ne sont pas les exportations qui soutiennent l’économie mais la demande intérieure. Nous ne profitons pas simplement des programmes des autres. Nous nous en tirons mieux dans cette crise que beaucoup de pays européens, notre commerce extérieur est plus diversifié.

L’indépendance était-elle un avantage ou la Suisse aurait-elle eu une plus grande stabilité si elle avait adopté l’euro?

Une plus grande stabilité? Qu’est-ce que cela veut dire? L’Allemagne, la Grande-Bretagne sont elles plus stables que la Suisse? Je ne comprends pas cet argument. Voudriez-vous que nous disions que l’euro a joué un rôle si positif que nous allons l’adopter en guise de remerciement? La Neue Zürcher Zeitung m’a posé une question semblable il y a 10 ans déjà et je lui donne la même réponse: Tant que le franc sera plus favorable que l’euro à l’économie suisse, il restera un facteur positif pour notre économie.

L’est-il vraiment?

Nous avons des taux inférieurs et moins d’inflation. Si nous voulons des taux et une inflation plus élevés, adhérons à l’euro. La situation n’a pas changé au cours des dix dernières années. Il y a dix ans, on pouvait penser que les différences de taux et d’inflation disparaîtraient peu à peu, mais il n’en a rien été. En réalité, nous n’avons aucune raison d’adopter l’euro car nos résultats économiques sont meilleurs.

Récemment, certains ont reproché à la BNS d’affaiblir le franc à dessein.

Cette critique est venue tôt mais l’OCDE recommande maintenant à la Suisse de faire ce que nous avons fait. En mars, avec un taux d’intérêt zéro, nous étions en récession et le cours du franc montait. Nous ne pouvions stopper le cercle vicieux qu’en agissant sur le taux de change. Nous poursuivons cette politique. Ce n’est pas une dévaluation concurrentielle. Nous aurons sans doute assez longtemps une inflation inférieure à celle de nos voisins, ce qui tend à pousser le franc vers le haut.

Dans quelle mesure votre point de vue a-t-il changé au cours des dix dernières années?

Avant tout, l’introduction de l’euro a créé une situation toute nouvelle. Nous avions cer­taines craintes auparavant mais elles se sont révélées infondées. Toutefois les principes sont restés les mêmes. Nous mettons peut-être l’accent ailleurs, mais la Suisse a toujours été cette petite économie qui doit réagir aux évolutions et aux pressions de l’étranger.

Le monétarisme est-il toujours efficace?

Nous n’avons pas oublié les agrégats monétaires, nous les intégrons dans nos mo­dèles de prédiction de l’inflation. Nous n’avons pas tout jeté par-dessus bord avec le nouveau concept, nous disposons d’une base plus large que précédemment, toute une série de modèles nous apportent des informations sur l’inflation à venir. Avec le monétarisme, les agrégats monétaires constituaient de facto le pronostic de l’inflation. Maintenant les choses sont plus compliquées.

Les actifs en capital sont-ils compris dans ces pronostics?

Si, par «actifs», vous entendez les cours boursiers, j’ai des doutes. Peut-être qu’un jour, la science nous apportera de nouvelles règles, mais vouloir influencer l’évolution de la Bourse avec les taux d’intérêt me paraît douteux. L’évolution boursière est internationale. Comment pourrions-nous agir avec nos taux sur l’euphorie mondiale des marchés financiers? C’est irréaliste. Pour l’immobilier, il y a le taux hypothécaire, et là il s’agit d’économie intérieure. Mais qu’est-ce que notre taux peut bien faire dans l’euphorie boursière mondiale?

Quand même: ne devrait-on pas tenir compte directement des prix des actifs?

On peut imaginer arriver à de meilleurs pronostics qu’aujourd’hui en matière d’inflation. Peut-être qu’on pourrait tenir compte d’autres variables que la masse monétaire et les crédits, mais la logique reste la même: l’ob­jectif est la stabilité des prix à la consommation. Les prix des actifs sont un autre objectif. On ne devrait pas essayer de viser deux objectifs avec un instrument unique. Vous savez que ça n’a jamais bien marché.

Quel est le défi le plus important pour le nouveau Directoire?

Le défi est la politique monétaire dans un contexte aussi difficile. Notre mission est d’assurer la stabilité. Au cours des pro­chaines années, il s’agira donc d’arriver à une normalisation de l’approvisionnement monétaire avec le moins de turbulences possible. Si à cela s’ajoutaient des objectifs de stabilisation des prix des actifs, ce serait un défi gigan­tesque. En outre, il y a la collaboration avec la Finma en matière de stabilité du système financier.

Le cours du change par rapport à l’euro et au dollar pourrait-il devenir un problème?

Le cours du change est toujours un problème, mais notre concept actuel permet de mieux en tenir compte que le modèle monétariste. La Suisse est petite et le monde de demain ne sera guère plus stable qu’au cours des dernières années; au contraire: sans le lubrifiant de l’euphorie financière, certains problèmes pourraient surgir et ce sera désagréable pour nous. L’important, c’est la zone euro. Les échanges avec elle représentent 70 % de notre commerce. J’ai confiance dans la convergence des philosophies entre la BCE et la BNS. Je ne crois pas que l’Europe va connaître une phase inflationniste. Ce serait mauvais pour la réputation de la BCE si elle cédait lors de sa première épreuve de vérité. Le dollar évolue différemment. C’est un autre monde, une autre économie.

Qu’est-ce qui a été particulièrement important pour vous ces dernières années?

Pour moi, il était essentiel que la BNS fonctionne bien. Je crois que nous avons toujours eu une bonne équipe constituée de personnalités diverses et la collaboration a été bonne. Je voulais aussi que la banque ne fasse pas entendre plusieurs voix à l’extérieur et ça a marché. A tous les niveaux, nous avons travaillé intensément.

Quelle fut la décision la plus difficile?

Lorsque le Directoire décide d’accorder à une banque un crédit de 60 milliards de dollars, ce n’est pas une séance banale, mais le terme de «décision» n’est pas correct. C’était l’aboutissement d’un processus qui a duré plusieurs mois. Nous étions mentalement pré­parés, nous avions travaillé pendant des mois. Nous sommes profondément convaincus que c’était juste, bien organisé, de sorte que l’accord final a été facile.

Et quelle fut votre opération la plus difficile?

En 2003, lorsque le franc suisse était si fort et la conjoncture si mauvaise. Ce ne fut pas une période agréable.
Quels conseils donnez-vous à votre successeur? Qu’est-ce qui vous tient à cœur?
La continuité est assurée. Mes deux col­lègues sont pleinement intégrés dans le processus décisionnel, depuis des années. Les conseils des aînés sont importants pour les plus jeunes, mais voulez-vous vraiment que je m’adresse à mes collègues à travers la Neue Zürcher Zeitung?    •

Source: Neue Zürcher Zeitung du 28/11/09