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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°29, 30 septembre 2013  >  L’éducation est un droit civique – la formation de citoyens conscients de leurs responsabilités [Imprimer]

L’éducation est un droit civique – la formation de citoyens conscients de leurs responsabilités

par Erika Vögeli

L’école obligatoire suisse, mais aussi les institutions d’éducation supérieure du niveau tertiaire, surtout les universités, ont totalement été retournés par d’innombrables réformes ces dernières années. Et d’autres doivent encore suivre. Entretemps, beaucoup de PME n’embauchent plus d’apprentis, parce que les jeunes gens ne satisfont plus aux conditions personnelles et scolaires exigées pour le travail dans une entreprise. D’autres ont commencé à effectuer des examens d’entrée ou des tests, car pour eux les notes scolaires n’ont plus de force d’expression.
L’introduction permanente de nouvelles méthodes et de manuels scolaires et l’effort administratif croissant, qui évince en beaucoup de lieux une véritable réflexion pédagogique, ont fait de l’école une formation comparable à juste titre aux papiers de camelote de la bulle financière. Les promoteurs – les USA, l’UE et l’OCDE avec la «charrue Bertelsmann» à l’avant – se réjouissent apparemment du succès. En outre, il y a un gonflement immense de mesures «thérapeutiques» – dans beaucoup de classes; il y a, à côté du professeur principal, toute une série de professeurs spéciaux et de thérapeutes. Si les enfants se développent dans un domaine ou l’autre un peu plus lentement ou un peu trop vite, les parents se voient vite confrontés à la question d’un quelconque dépistage de leur enfant, avec des diagnostics et des mesures corrélatives spéciales. S’ils ont de la chance, ils peuvent juste éviter une prescription de Ritaline.
Beaucoup d’enseignants, et surtout ceux qui sont très expérimentés, sont de l’avis que toutes ces réformes ont mené à la situation suivante: un apprentissage tranquille dans le cadre d’une classe et la constitution d’une véritable communauté de classe ne sont apparemment plus voulus d’en haut – jusqu’à présent, personne n’a osé se montrer avec une justification sincère dans les salles des professeurs –, avec toutes les conséquences que cela implique pour le côté émotionnel de l’école et de l’apprentissage et pour la démocratie. Les enseignants expérimentés déplorent que les enfants ne reçoivent plus de connaissances fondamentales solides et qu’ils ne soient pas assez préparés à la vie professionnelle, sans parler des devoirs du citoyen dans la démocratie. Les «réformes» soi-disant nécessaires pour l’économie en raison de la mondialisation ne servent ainsi pas du tout à l’économie réelle, et elles négligent un des plus importants devoirs de l’école obligatoire dans un Etat démocratique: la transmission du savoir comme droit civique et la formation de citoyens conscients de leurs responsabilités.
Dans les universités se manifeste également une opposition bien justifiée, autant chez les professeurs que chez les étudiants. Au lieu de larges études de premier cycle avec une spécialisation ultérieure, les étudiants sont maintenant à la chasse des credit points. Récemment, un professeur en sociologie à l’Université de Zurich a caractérisé sans fard la réforme de Bologne dans une interview: «C’est un apprentissage boulimique: bouffer, dégobiller, oublier.» La restriction de l’espace libre universitaire pour la recherche et la pensée «réduit l’université à une école où on ne fait que potasser» et: «L’apprentissage a été réduit au courant dominant. Le personnel enseignant est forcé de standardiser le savoir pour l’interroger par des tests à choix multiple.»1

Comment en sommes-nous arrivés là?

Différents papiers du Sonderforschungsbereich 597 [Domaine de recherches particulières] «Souveraineté en transformation – Transformation of the State» à l’Université de Brème, à l’Université Jacobs à Brème et à l’Université d’Oldenbourg, comme «Soft Governance in Education. The PISA Study and the Bologna Process in Switzerland» de Tonia Bieber2 et d’autres publications, éclaircissent les processus dans le système éducatif suisse des 15 dernières années. Ils retracent un processus et analysent comment des organisations internationales, des soi-disant «IOs», comme l’OCDE par l’étude de PISA et l’UE par le processus de Bologne, ont pris une énorme influence sur la réorganisation des écoles obligatoires et des universités en Suisse. Et pas seulement en Suisse. Ce processus se déroule dans toute l’Europe et a produit une masse de jeunes gens peu qualifiés, qui sont de ce fait «not employable» ou qui abandonnent leurs études.
Les analyses et les descriptions montrent clairement pour la Suisse, que de tel «IOs» influencent et dirigent non seulement le contenu de la politique d’éducation, mais aussi les structures de notre Etat démocratique: elles ont d’une part nouvellement défini la forme et le contenu des écoles et des universités, mais elles ont aussi pris énormément de l'influence dans la prise de décision et dans l’organisation de la politique et elles l’ont massivement déplacée – loin des bases démocratiques, loin du législatif et du souverain vers une prise d’influence dirigée à travers les exécutifs, vers des «acteurs» et des «IOs» démocratiquement illégitimes. Loin aussi de l’ancrage dans le droit constitutionnel en direction d’un chantier pour lequel il n’existe encore aucun ancrage juridiquement valide et qui ne permet pas donc le recours aux mécanismes de la démocratie directe. Ainsi, l’organisation de la politique d’éducation, qui «compte normalement parmi les devoirs centraux de l’Etat national et qui apparaît fixement ancrée comme partie de souveraineté dans le domaine culturel au sein des systèmes politiques nationaux respectifs», est remise à la compétence des organisations internationales, dont «aucune n’a une compétence juridique pour le secteur de l’éducation.» (p. 145 sq.)3
Dans ce processus, on a en Suisse (mais aussi dans d’autres Etats) surtout miné la structure fédéraliste, la souveraineté de des cantons sur l’éducation: les cantons ont été contournés, le peuple, le souverain, n’a pas vraiment été informé et impliqué aux décisions. Une discussion élémentaire et démocratique sur la question de savoir si le peuple veut abandonner par exemple la conception de l’éducation traditionnelle suisse et l’échanger contre le modèle anglo-saxon – n’a jamais été menée.

L’analyse du domaine de recherches particulières «Staatlichkeit im Wandel – Transformations of the State»

Comment fonctionne cette prise d’influence des organisations internationales sur un domaine comme le système éducatif, qui est dans tous les pays depuis toujours étroitement lié à la propre identité? Comment se fait-il que des organisations comme l’OCDE et l’UE, qui n’ont aucune compétence législative dans le domaine de l’éducation, puissent prendre une telle influence, et cela non seulement dans les pays membres de l’UE, mais aussi en Suisse?4
Bien que l’on doive aussi analyser le cadre de référence théorique du domaine de recherches particulières, que les auteurs déclarent cependant clairement, ils décrivent le déroulement de manière très réaliste. Qui s’occupe de l’école et de l’éducation et lit cette publication, sait de quoi il s’agit: dans chaque paragraphe, l’on se rappelle de propres expériences, dans son propre entourage ou des processus et déroulements observés dans d’autres domaines politiques. Ce que certains ont connu seulement comme un trouble constant et un tourbillon continuel de réformes, reçoit ici une explication sur un développement qui dépasse largement le domaine de l’enseignement. Les beaux mots-clés comme individualisation, intégration et apprentissage à vie, dont les arrière-plans sont peu compréhensibles, n’y changent rien.
«Dans le domaine de recherches particulières ‹Staatlichkeit im Wandel› (TranState), l’on examine depuis 2003 le changement de l’Etat dans le monde de l’OCDE de la fin du XXe et au commencement du XXIe siècle», peut-on lire dans la page d’accueil de l’Université de Brème.5 Le soi-disant «effilochage de l’Etat» – d’ailleurs très différent selon chaque domaine et pays – ne peut «pas être compris uniquement comme une réaction à un choc externe, mais pas non plus comme un changement institutionnel purement endogène».5 Par ailleurs, l’Etat n’effile pas simplement comme ça – ainsi que les papiers le montrent – il s’agit bien là d’un processus accéléré très ciblé.
D’un côté, ce sont plutôt des «acteurs» à l’intérieur de l’Etat, la plupart au niveau de l’exécutif, qui, d’une manière très consciente, «prétendent à l’échelon international et intergouvernemental afin de contourner les compétences en matière de politique éducative au sein de leur système politique et de pouvoir surmonter par cela les obstacles lors de l’imposition de leurs propres buts de réformes de la politique de l’éducation». (p. 146)3 Le procédé n’est bien sûr pas limité aux questions de politique de l’éducation, mais contient aussi tous les autres domaines – actuellement la politique des finances et de l’économie, ainsi que la politique de défense. Cette intégration stratégique à l’échelon supra-étatique, où les membres des gouvernements se rencontrent et «qui a visé à une manipulation des rapports de force nationaux en faveur des exécutifs nationaux» (p. 145)3, ne saisit qu’une partie du processus. Cela n’explique pas encore «la dimension, bien au-delà d’une instrumentalisation stratégique par des gouvernements, dans laquelle les deux organisations internationales (l’UE et l’OCDE) se hissent au niveau d’acteurs autonomes dans la politique de l’enseignement, lesquels conçoivent et pratiquent eux-mêmes des processus de réformes». (p. 146)3
En d’autres mots: le pas des exécutifs étatiques «d’évincer les opposants et les résistances institutionnelles à l’intérieur» (5, p. 57)3 par le biais des organisations internationales, et d’élargir ainsi leur propre marge de manœuvre dans la politique intérieure afin d’obtenir plus d’autonomie d’action, c’est-à-dire afin de pouvoir s’imposer, a finalement mené à une perte de contrôle étatique: les organisations internationales mènent la barque et ont entre autre déclaré la guerre aux structures fédéralistes des pays européens. L’échelon moyen – les cantons, les länder, les départements etc. – a fait partie, dans l’ordre européen après la guerre, d’une répartition bien réfléchie du pouvoir étatique, afin qu’un Etat centraliste, comme sous Hitler ou Staline, ne puisse plus s’élever si facilement. Dans la mesure où ce processus ruineux se montre dans les pays, l’opposition augmente également. Il n’empêche que la question reste de savoir comment cela a été possible. Par quels chemins l’organisation de la politique de l’éducation, étroitement liée à l’histoire et à la culture du pays, a-t-elle pu être reportée aux organisations internationales n’ayant aucune légitimation?
Pour mieux se mettre au courant de l’arrière-plan, nous estimons que les deux textes suivants sont une bonne initiation à la matière:
•    Langer, Roman. Warum haben die PISA gemacht? Ein Bericht über einen emergenten Effekt internationaler politischer Auseinandersetzungen. In: Langer, Roman (éd.) Warum tun die das? Governance­analysen zum Steuerungshandeln in der Schulentwicklung, Educational Governance, volume 6. Verlag für Sozialwissenschaften, Wiesbaden 2008.
•    Bieber, Tonia. Soft Governance in Education. The PISA Study and the Bologna Process in Switzerland. TranState Working Paper no 117, Brème 2010.
La Suisse de la démocratie directe est déterminée à récupérer le domaine de l’éducation à nouveau dans sa propre compétence, et c’est pourquoi elle examine de manière approfondie les ouvrages qui touchent notre Etat et notre souveraineté.    •
1     Interview de Kurt Imhof dans la SonntagsZeitung du 1/11/11
2     Bieber, Tonia. Soft Governance in Education. The PISA Study and the Bologna Process in Switzerland. TranState Working Paper no 117, Brème 2010. Le texte se trouve sur Internet à l’adresse: www.sfb597.unibremen.de/homepages/bieber/arbeitspapierBeschreibung.php?ID=159&SPRACHE=de&USER=bieber. Un groupe de travail de pédagogues l’a analysé et a rédigé un argumentaire pour les lecteurs suisses. www.zeit-fragen.ch.
3    Martens, Kerstin et Klaus Dieter Wolf. Paradoxien der Neuen Staatsräson – Die Internationalisierung der Bildungspolitik in der EU und der OECD.
In: Zeitschrift für Internationale Beziehungen.
13. Jg. (2006), cahier no 2
4     Dans le traité de Maastricht, quelques pays ont explicitement insisté pour mettre un verrou à une communautarisation rampante des compétences en politique de l’éducation. (cf. remarque 5, p. 153)
5    www.sfb597.uni-bremen.de/pages/forKonzept.php