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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°6, 11 fevrier 2008  >  Comment vont les enfants en Irak? [Imprimer]

Comment vont les enfants en Irak?

Entretien avec un pédiatre irakien

as. Un pédiatre qui travaille en Irak nous parle de l’état psychique des enfants en Irak. Ce qu’il nous rapporte montre clairement que les problèmes évoqués ne pourront pas être résolus si l’humanité ne revient pas à la raison, si chacun ne fait pas son bilan personnel à propos de ce qu’il fait ou ne fait pas face à ce grave problème humanitaire, s’il se sent concerné ou s’il se détourne, s’il élève la voix contre la guerre ou s’il se tait.

Horizons et débats: Vous venez directement d’Irak où vous travaillez en tant que pédiatre dans un hôpital. Des nouvelles nous par­viennent sur les graves problèmes de santé des enfants et le manque d’assistance médicale. Quel est l’état psychique des enfants?

Dr M.: En tant que pédiatre, je vois des enfants qui viennent dans notre hôpital pour des troubles organiques. La plupart du temps, les mères restent avec eux et leur prodiguent les soins que nous ne pouvons malheureusement pas leur offrir. Ils sont 8 à 10 patients dans une chambre, sans compter les mères.
Les mères ne peuvent pas toujours accompagner leurs enfants. Certaines sont veuves et même si le père est encore là, il n’y a personne pour garder les autres enfants. Aussi certains enfants sont-ils seuls à l’hôpital. Personne ne s’occupe d’eux pendant leur séjour. Souvent, heureusement, les mères des autres patients s’occupent d’eux. Les familles vivent pour la plupart dans une grande pauvreté, si bien que beaucoup d’enfants ne viennent pas à l’hôpital parce que leurs parents ne peuvent pas payer le transport.
Les enfants que je vois à l’hôpital sont souvent très craintifs. Ils pleurent en silence, on ne peut pas leur parler, ils ne peuvent pas dire comment ils vont. Bien que nous ayons une salle de jeux à l’hôpital, la plupart du temps, les enfants n’y vont pas. Souvent, ils ne ­veulent pas jouer pendant des jours et ne s’intéressent pas aux autres enfants. Quand ils parlent, c’est de la guerre, des armes, de la mort. Certains sont tellement atteints psychiquement qu’ils refusent de manger. Ils souffrent beaucoup de blessures invisibles dues à la guerre. Ils sont traumatisés. Je vois également que certains deviennent agressifs même contre leur propre famille et les autres patients. On leur a volé leur humanité.

Ces enfants ne vivent pas une enfance normale. Si nous pensons à ce que signifient ces graves traumatismes psychiques pour leur vie future et pour la société dans son en­semble, nous pouvons supposer que leur misère psychique ne finira pas même si la situation devait s’améliorer un jour. Pouvez-vous nous parler de quelques enfants en particulier?

Une fillette de 13 ans venue dans notre hôpital pour une blastomycose de la rétine (tumeur maligne de la rétine) pleurait tout le temps. On suppose que son traumatisme a commencé il y a dix ans avec l’assassinat de son père. Sa mère était veuve et devait la laisser seule chez nous car elle n’avait personne pour s’occuper de ses demi-frères et sœurs plus petits. Sabrin pleurait, ne s’intéressait pas aux autres enfants. Pendant deux jours, elle a refusé de manger jusqu’à ce que la mère d’un autre patient parvienne à l’approcher et à la faire manger.

Quelle est la situation des mères?

Beaucoup de mères ont également perdu l’envie de vivre, elles sont épuisées et elles-mêmes traumatisées. Elles ont perdu leur maison, elles n’ont plus d’endroit sûr où elles pourraient vivre, elles sentent le danger d’un environnement incertain. Beaucoup vivent de la mendicité ou de la vente – difficile – dans la rue de bidons en plastique remplis d’essence ou de petits travaux manuels. Cer­taines ­femmes sont veuves: leur mari a été tué à la guerre ou en est revenu malade ou handicapé. Alors les mères s’occupent souvent seules des enfants pour qu’ils ne meurent pas de faim. Un grand-père de 78 ans a amené un garçon dans notre hôpital. Mais quand celui-ci est tombé malade à son tour, personne n’a pu accompagner le garçon pour un traitement postopératoire absolument nécessaire et il est mort.
Quand la mère est elle-même rongée par la peur et la dépression, nous voyons que l’enfant est également anxieux et désespéré.

La proportion d’enfants traumatisés psychiquement en Irak est-elle documentée quelque part?

C’est une catastrophe que nous n’ayons pas dans notre pays de pédopsychiatres et naturellement pas non plus de thérapeutes pour les traumatismes.
Je ne dispose pas de statistiques. Nous n’avons pas de spécialistes qui pourraient conduire une telle recherche. Quand j’ai des contacts avec des enfants également d’âge scolaire à l’extérieur de l’hôpital, j’observe les symptômes de traumatismes psychiques: ils restent aux côtés de leur mère, se cachent derrière son dos. Ils s’intéressent peu à leur entourage, pleurent sans raison, sont tristes et découragés. Je suppose que seuls 20% des enfants qui grandissent en ce moment en Irak vivent une enfance dépourvue de trauma­tismes psychiques graves. Mais je ne suis même pas certain que ces 20 % soient exempts de dommages psychiques. Dans chaque ménage, il y a un fusil, une arme. La guerre est omniprésente et avec elle l’insécurité, la détresse et la peur.

Vos descriptions nous préoccupent beaucoup. En 2004, les traumatismes infantiles dus à des actes terroristes, à la guerre et aux catastrophes a été abordé lors du Congrès mondial de pédopsychiatrie. On y a insisté sur le fait que les enfants victimes de traumatismes graves doivent absolument être traités si l’on ne veut pas qu’ils en souffrent toute leur vie.

Malheureusement, notre pays se trouve dans la détresse au niveau économique, au niveau du personnel, parce que la moitié de nos spécialistes, notamment les médecins, ont quitté le pays, au niveau social parce que beaucoup de femmes sont veuves et que leurs maisons ont été détruites, et au niveau sanitaire à cause du manque de matériel médical comme les médicaments et les seringues. Ainsi, les enfants atteints psychiquement ne peuvent pas être traités. Nous prions le monde occidental de réfléchir à la question et de nous apporter son soutien.    •