Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°47, 6 decembre 2010  >  Attaquer les bâtiments des médias est un crime de guerre [Imprimer]

Attaquer les bâtiments des médias est un crime de guerre

par Jörg Becker, Martin Hartlieb, Bernadette Linder*

Les bibliothèques et les bâtiments des médias et des télécommunications jouent depuis toujours un rôle décisif dans les troubles sociaux, les révolutions, les guerres civiles et autres. Souvenons-nous de l’insurrection sanglante des combattants irlandais pour l’indépendance de Dublin à Pâques 1916, à l’attaque du central téléphonique de Petrograd pendant la Révolution russe le 11 novembre 1917, à l’attaque, au début de la Seconde Guerre mondiale, par les troupes allemandes, de la station de radio de Gleiwitz, le 31 août 1939, à la suite d’une prétendue attaque polonaise et aux combats dans un bureau de poste polonais à proximité de la Westerplatte, près de Dantzig, le 1er septembre 1939.
Les militaires ont visiblement très bien compris la fonction vitale des infrastructures de l’information. Dans les situations dans lesquelles la violence latente devient manifeste, ils cherchent à sauver leurs propres infrastructures et à détruire celles de l’ennemi. Un autre motif de destruction consiste à démoraliser l’ennemi dans la mesure où ces bâtiments ont parfois pour celui-ci une grande valeur symbolique et culturelle. Cela vaut par exemple pour la destruction, en 1992, par les milices serbes, de la Bibliothèque nationale de Bosnie-Herzégovine à Sarajevo, construite au XIXe siècle en tant qu’imposant hôtel-de-ville de Sarajevo et sur le perron duquel le grand-duc d’Autriche-Hongrie et héritier du trône François-Ferdinand fut assassiné le 28 juin 1914. Cela vaut également pour la destruction, en 1999, de la tour de télévision située sur le mont Avala, près de Belgrade, sur lequel le célèbre artiste yougoslave Ivan Meštrovic avait érigé en 1938 un mausolée au Soldat inconnu et qui avait pour la population de Belgrade une valeur presque my­thique. Le fort symbolisme politique d’une tour de télévision se révéla par exemple également en 1991 à Tallin lorsque les troupes russes vou­lurent occuper le plus haut bâtiment d’Estonie. Des manifestants estoniens l’empêchèrent en amenant une foule de personnes à entourer le bâtiment.
Même si la destruction de bâtiments des médias, des postes et télécommunications semble avoir une longue tradition militaire, nous partirons ici de l’hypothèse que ces destructions sont plus systématiques et fré­quentes dans les guerres actuelles (Balkans, Golfe, Afghanistan, Irak, Gaza, etc.).
L’encadré ci-dessous présente 18 destructions militaires de tours, d’émetteurs, de studios de télévision ou de radio et de bâtiments de journaux entre 1991 et 2009. Ne concernant que les cas les plus connus, cette liste n’est pas exhaustive. Ainsi, les communiqués quotidiens de l’OTAN sur la guerre en Bosnie entre 1992 et 1995 et les différents livres blancs du gouvernement yougoslave sur la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie de 19911 font état de beaucoup plus d’attaques de bâtiments des médias par les milices serbes d’une part et par les bombardements de l’OTAN d’autre part. Dans un premier temps, nous pouvons partir de l’hypothèse que le nombre d’attaques militaires contre des bâtiments des médias constatées est sans doute d’autant plus élevé qu’est importante la puissance militaire qui dispose d’infrastructures capables de documenter complètement ces destructions. Ainsi, les adversaires de la puissante OTAN apparaissent toujours plus agressifs que, par exemple, les adversaires d’un acteur faible comme la Palestine.
Il convient de considérer les destructions sous l’angle de trois réflexions théoriques.

1. Droit international humanitaire

Le droit international humanitaire (droit des gens en temps de guerre) a le remarquable mérite de civiliser la conduite de la guerre. Ses dispositions détaillées, assez complexes, sont contenues dans la Déclaration de la Haye de 1899, la Convention de La Haye de 1907, les 4 Conventions de Genève de 1949 et les 2 Protocoles additionnels de 1977. Un des principes les plus importants de l’ensemble du droit international humanitaire est la distinction faite entre les combattants et les civils. La situation de ces derniers en temps de guerre est principalement réglementée dans la IVe partie du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1977. La Convention de la Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé de 1954 nous intéresse ici également. Elle place sous protection particulière notamment les bâtiments qui servent à la conservation ou à l’exposition des biens culturels importants (par exemple les bibliothèques et les musées).
Or dans l’histoire des guerres, il y a toujours eu un écart entre les événements militaires réels et les normes du droit international humanitaire et c’est justement pour cette raison qu’il faut combattre et documenter de manière détaillée et précise d’éventuelles violations du droit. Qu’il s’agisse de guerres entre Etats ou de nouvelles guerres au statut juridique incertain, qu’elles aient lieu sur terre, en mer ou dans l’espace aérien, qu’on ait recours aux bombardements ou à un blocus de la faim, elles sont toutes contraires au droit international humanitaire dans la mesure où elles tendent à gommer la séparation entre le front et l’arrière-pays, c’est-à-dire entre les combattants et les non-combattants. Donc partout où, dans les bombardements d’aujourd’hui, on privilégie la destruction des infrastructures – autoroutes, ports, gares, bâtiments du secteur énergétique ainsi que les biblio­thèques, les bâtiments des médias et des télécommunications – il y a violation grave du droit international.
Il est permis, en temps de guerre, de bombarder les bâtiments des médias quand on a la preuve qu’ils ont été utilisés militairement, par exemple lorsqu’une tour de télévision a été utilisée pour transmettre des communiqués militaires. Mais, comme Amnesty International l’a montré de manière détaillée dans le cas du bombardement par l’OTAN, en avril 1999, du siège principal et des studios de la société de radio-télévision serbe à Belgrade, l’Alliance a justifié cette attaque tout d’abord en arguant que la télévision serbe était une chaîne de propagande pour passer immédiatement à l’argument selon lequel elle avait été utilisée à des fins militaire.2
Naturellement, l’OTAN sait également qu’il n’existe pas de définition juridique consensuelle de la propagande (ni d’ailleurs de définition sociologique), si bien qu’on peut, voire qu’on doit affirmer qu’il n’existe pas de droit à la propagande.3

2. Le droit des médias

Afin de sauvegarder la liberté d’opinion et de la presse, les journalistes de nombreuses sociétés démocratiques bénéficient d’une protection particulière, souvent garantie par la constitution. C’est pour cela précisément que, contrairement aux membres d’autres professions, ils jouissent de droits particuliers. Au point de vue humain également, la profession de journaliste est l’expression indirecte des libertés d’expression et d’opinion affirmées à l’art. 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et à l’art. 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Naturellement, les Conventions de Genève protègent également l’activité des journa­listes en temps de guerre, qu’ils exercent leur profession en compagnie de soldats («journa­listes embarqués») ou à titre indépendant. Les articles 72 à 79 de la IVe partie du Protocole additionnel I de 1977 aux Conventions de Genève de 1949 protègent, en cas de guerre, en particulier les réfugiés, les apatrides et les journalistes. En outre, selon les Conventions de Genève, en temps de guerre, un journaliste ne doit pas être traité comme un espion et être contraint à répondre à un interrogatoire.
Les organisations de défense des journalistes et des droits de l’homme comme la Fédération internationale des journalistes, Article 19, Human Rights Watch, Reporters sans frontières, le Comité pour la protection des journalistes ou l’Institut international de la presse ont dénoncé et documenté ces dernières années l’assassinat de journalistes en temps de guerre (certes de façon non systématique et incomplète).

3. Stratégies militaires

Comme l’a expliqué en détail Jürgen Rose dans son dernier ouvrage intitulé «Ernstfall Angriffskrieg. Frieden schaffen mit aller Gewalt?»,4 ces dernières années, les Etats-Unis ont considérablement modifié leur stratégie militaire sur des points cruciaux. Au centre de la conduite de la guerre figure désormais une doctrine de la guerre aérienne fondée sur la «théorie des cinq cercles» de John A. Warden III, colonel de l’Armée de l’air, appliquée avec succès en Yougoslavie en 1999, en Afghanistan en 2001–2002 et contre l’Irak en 2003. Selon ce modèle, il existe pour les Forces de l’air américaines cinq cibles prioritaires dans une guerre aérienne. Le premier cercle est constitué par les chefs politiques et militaires, le second comprend les industries clés (électricité, eau, pétrochimie, industrie financière), le troisième les infrastructures de transports, le quatrième la population civile; l’armée adverse ne figure qu’à la cinquième place. Cette façon de faire la guerre met donc sciemment l’accent sur la destruction des bases existentielles de tout un pays et de la totalité de ses habitants. C’est une «guerre totale» qui, en supprimant délibérément la différence entre combattants et civils, est contraire au droit international dans la mesure où elle contrevient à la totalité du droit humanitaire. La destruction militaire de bibliothèques, de bâtiments des médias, des postes et télécommunications répond manifestement au deuxième objectif de la «théorie des cinq cercles». En effet, dans la «société de l’information», ces bâtiments et leurs occupants doivent être considérés comme appartenant aux industries clés.

Attaques contre al-Jazira

La création de la chaîne satellite al-Jazira a opéré un changement important dans le paysage médiatique arabe. Au Moyen et au Proche-Orient, les médias étaient traditionnellement utilisés comme des moyens de propagande, mais la création de cette chaîne par le cheikh qatarien Emir Hamad bin Khalifa al-Thani en novembre 1996 a conduit à renoncer à la politique médiatique menée jusque-là.
Emir al-Thani voulait une nouvelle chaîne inspirée de CNN mais qui devait se concentrer sur des thèmes arabes et constituer une voix indépendante pour le monde arabe. Comme dans la région arabe, le Qatar a des lois sur les médias plutôt libérales, les conditions étaient très favorables pour al-Jazira. Une autre condition eut un effet positif sur les débuts de la chaîne. Comme, en avril 1966, la BBC venait de renoncer à son Arab World Service, al-Jazira put engager de nombreux journalistes ayant perdu leur emploi. D’autres excellents collaborateurs vinrent des stations de radio qui perdaient de leur importance: Voice of America et BBC-Arabic Radio Services. Ainsi, al-Jazira put débuter avec une équipe de journalistes et de spécialistes des médias hautement qualifiés et expérimentés.
D’emblée, la chaîne manifesta un style journalistique tout différent du «journalisme de communiqués» gouvernemental de la plupart des pays arabes. Ce fut une véritable révolution car la chaîne était indépendante, ouverte, critique et novatrice et présentait les sujets selon deux perspectives différentes. Sa devise était «opinion et contre-opinion». En procédant ainsi, elle fit sauter plus d’un tabou des médias arabes, commença de critiquer sévèrement les politiques et les gouvernements arabes, évoqua des sujets très délicats comme la corruption des gouvernements, les violations des droits de l’homme, l’extrémisme religieux ou les droits de la femme, soutint des appels aux réformes politiques, économiques et sociales partout dans le monde arabe et donna aux adversaires des gouvernements la possibilité de s’exprimer en public et même de critiquer les gouvernements. Une des plus importantes transgressions de tabou d’al-Jazira consista à permettre à des représentants du gouvernement israélien de s’exprimer. C’était une première dans les médias arabes qui provoqua de très vifs débats. Al-Jazira procéda de la même manière avec les bandes et les vidéos d’Oussama ben-Laden et de ses partisans. Ici aussi, la chaîne mit à disposition une plate-forme publique et essuya de vives critiques. Mais ces deux faits contribuèrent à lui donner l’image d’une chaîne particulière.
Aussi bien la naissance d’al-Jazira que sa popularité et sa crédibilité ont beaucoup à voir avec la politique militaire américaine au Proche-Orient. Si la création de la chaîne en 1996 peut être considérée uniquement comme une réponse au fait que le monde arabe ne voulait plus qu’on lui présente une éventuelle nouvelle guerre au Proche-Orient dans la perspective de CNN, comme ce fut le cas lors de la guerre du Golfe de 1991, ce furent ensuite la guerre en Afghanistan de 2001 et celle en Irak de 2003 qui assirent définitivement la popularité et la crédibilité d’al-Jazira.
C’est au plus tard après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 que l’Occident apprit à connaître la chaîne. Avant tout, la diffusion des vidéos de ben-Laden et les reportages d’al-Jazira sur diverses guerres internationales amenèrent les Américains à parler de «télévision haineuse à l’égard de l’Amérique» ou de «porte-parole de ben-Laden». Les critiques adressées à la chaîne ne cessèrent d’augmenter essentiellement durant les guerres d’Afghanistan et d’Irak.
Pendant la guerre en Afghanistan, al-Jazira était la seule chaîne qui subsistait dans le pays. Aussi était-elle en mesure d’informer sur la guerre avec des émissions en direct si bien que CNN et la BBC étaient contraintes de diffuser les informations d’al-Jazira, procédé alors inédit. Al-Jazira se trouva alors dans la situation particulière de prestataire exclusif et elle en profita. Elle diffusa des scènes d’horreur et les brutales attaques américaines de civils afghans et ne craignit pas de montrer des images de blessés et de morts. Al-Jazira rompait ici avec le mode d’information américain apparemment si transparent lors de la guerre du Golfe de 1991. Cela représentait une profonde remise en question des perspectives et des intérêts occidentaux, essentiellement américains.

Attaque contre al-Jazira pendant la guerre en Afghanistan

Le matin du 13 novembre 2001, jour de la prise militaire de Kaboul, les bureaux d’al-Jazira de la capitale furent bombardés à 1 h 30 lors d’une attaque américaine. La chaîne évalua les dégâts à quelque 800 000 dollars.5 Par chance, aucun des dix collaborateurs ne se trouvait au moment de l’attaque dans le bâtiment de deux étages si bien que les dégâts furent uniquement matériels.
Les médias réagirent avec indignation au bombardement considéré comme un acte de vengeance. En revanche, le Pentagone exprima ses regrets et insista sur le fait que l’attaque n’était pas intentionnelle. Un porte-parole de l’Armée déclara lors d’une conférence de presse, le 13 novembre 2001 à Washington, que la bombe avait dévié de sa trajectoire et avait touché par erreur les bureaux d’al-Jazira, de la BBC et de l’AP et que l’Amérique faisait tout pour ne viser que des cibles militaires et réduire au maximum le nombre de victimes civiles. Nadia Rahman, d’al-Jazira, répliqua que l’Armée était parfaitement informée de l’endroit où se trouvaient les trois médias, d’autant plus que de grandes antennes étaient installées sur les toits.6 Mais le Pentagone affirma que l’Armée américaine ne connaissait pas les coordonnées des bureaux d’al-Jazira, qu’elle n’avait pas attaqué de médias et qu’elle ne le ferait jamais.
Plus tard, l’Armée américaine déclara que le bâtiment d’al-Jazira était une base notoire d’al-Qaïda. «Nous ignorions qu’al-Jazira utilisait ces installations ou d’autres situées à proximité. Nous avions identifié deux bâtiments à Kaboul où travaillaient des gens d’al-Jazira mais pas celui-là.7 Quelques jours plus tard, le directeur de l’édition arabe de la chaîne Ibrahim Hilal accusa à nouveau les Etats-Unis d’avoir attaqué délibérément les bureaux. Selon lui, ils figuraient dès le début sur la liste du Pentagone. En outre, l’Armée américaine connaissait les sites de la chaîne puisque les Services secrets américains les avaient placés sur écoute.8
Le chef des bureaux d’al-Jazira de Washington déclara, le jour de l’attaque: «On nous a bombardés intentionnellement. Il s’agissait d’empêcher que des images de troupes alliées pillardes et de morts civils ne fassent le tour du monde.»9

Al-Jazira pendant la guerre en Irak

La guerre américaine contre l’Irak de 2003 fut pour al-Jazira une bonne occasion de mettre en cause la vision proaméricaine de la guerre adoptée dans le monde entier. La chaîne désorienta à nouveau l’opinion publique mondiale avec des images chocs de morts civils et d’attaques brutales d’innocents par les Américains. A nouveau, elle se posa avec succès en porte-parole d’une nation arabe unique. Aussi bien en Afghanistan que pendant la guerre en Irak, les Etats-Unis réagirent de manière extrêmement agressive à la manière dont al-Jazira informait sur la guerre, manière ressentie comme dérangeante et inopportune.
En novembre 2005 fut publié le procès-verbal de la rencontre du chef du gouvernement britannique Tony Blair avec le président américain George W. Bush à Washington le 16 avril 2004. Il ressort de ce document que Bush avait évoqué dans un mémorandum secret l’éventuel bombardement de l’émetteur principal d’al-Jazira au Qatar. Mais selon d’autres sources, il s’agissait là d’une plaisanterie.
En avril 2003, l’Armée de l’air américaine bombarda les bureaux de la chaîne à Bagdad en violation du droit international (Protocole additionnel I aux Conventions de Genève). Le correspondant d’al-Jazira Tariq Ayyoub y trouva la mort et son collaborateur Zuhair al Iraqi fut blessé. En outre, en 2002, des militaires américains avaient appréhendé en Afghanistan Sami al Haj, un cameraman soudanais d’al-Jazira, l’avaient torturé à Bagram et à Kandahar puis déporté à Guantanamo. Il fut libéré le 1er mai 2008 et travaille maintenant de nouveau à al-Jazira.

Les bâtiments des médias ne sont-ils que la partie visible de l’iceberg?

La destruction de bâtiments des médias fait partie du répertoire standard de la guerre moderne. Cependant il convient de distinguer diverses installations. Les émetteurs et les amplificateurs TV servant à la transmission terrestre dans le pays sont, comme nous l’avons dit plus haut, souvent utilisés pour la communication et la transmission de données militaires. Ils constituent donc des cibles légitimes d’attaques militaires. Toutefois, cela ne doit pas être un prétexte à détruire sans discernement toutes les installations. En effet une utilisation militaire doit être prouvée. En particulier dans les pays dont les infrastruc­tures de communication n’ont été développées qu’au cours de ces dernières années, les installations sont souvent celles de stations de radio ou de chaînes privées et ne sont pas utilisées par l’Etat.
Les émetteurs locaux sont généralement attaqués les premiers jours des hostilités. On ne se limite pas aux chaînes de télévision publiques, on essaie de neutraliser également les chaînes privées. La télévision montre à la population civile la force de l’agresseur qui peut atteindre ses cibles en tout temps. Cette opération s’accompagne de propagande. Ainsi l’armée de l’air américaine a bombardé en Afghanistan des stations de radio qui émettaient sur une fréquence fixe et, depuis un avion, à partir d’un émetteur diffusant sur la même fréquence, on transmettait des informations et des opinions sur le déroulement de la guerre.10
Grâce aux satellites, la bataille des images a pu pénétrer dans tous les foyers du monde. Comme au début, al-Jazira constituait une source d’images que l’Occident ne pouvait pas contrôler, il était logique qu’on l’at­taque. L’attaque des bureaux d’une chaîne neutre représente une nouvelle dimension de la guerre.
Mais pour Chris Paterson,11 il existe une méthode d’une beaucoup plus grande portée. L’attaque contre des bâtiments de médias ne représente qu’un élément d’une stratégie globale destinée à exercer des pressions sur les médias pour les contraindre à diffuser des informations moins désagréables. Cela commence par des moyens non violents comme le fait de rendre les conditions de travail plus difficiles ou des pressions politiques. S’ils s’avèrent inefficaces, on a alors recours à la force.
Outre les bombardements de bâtiments, on accumule les attaques contre les journalistes. Il s’agit de nouveau d’images montrées au public. Il faut empêcher les journalistes indépendants de mettre en cause les images livrées par le Pentagone. Pour les informations concernant le front, on a recours à des «journa­listes embarqués» dans l’armée qui donnent des informations favorables à celle-ci.
Selon Paterson, la bataille des images répond à deux motivations très répandues chez les conservateurs américains. La première est liée à la guerre du Vietnam et à la légende du coup de poignard dans le dos selon laquelle la communication sur la guerre a contribué à la défaite américaine. C’est pourquoi, dans les régions en guerre, les journalistes doivent être considérés d’une manière générale comme hostiles. La seconde vient de ce qu’on pense pouvoir absolument tout obtenir au moyen des relations publiques et d’une communication habile. C’est pourquoi il suffirait de faire en sorte que les médias dé­fendent vos intérêts et ne diffusent plus d’images qui leur sont contraires.
Bien que des officiels américains, malgré des attaques documentées, ne cessent d’affirmer que les médias ne sont pas des cibles militaires, leurs avertissements sont clairs. Ainsi, avant l’attaque de l’Irak, le porte-parole de la Maison blanche Arie Fleischer déclarait: «Si les militaires disent quelque chose, je conseille vivement à tous les journalistes d’en tenir compte. C’est dans leur propre intérêt et dans celui de leurs familles, je ne plaisante pas.» De manière moins officielle, et donc plus significative, le lieutenant-général des marines à la retraite Bernard E. Trainor a commenté l’attaque de l’Hôtel Palestine du 8 avril 2003 de la manière suivante: «Un hôtel rempli de journalistes n’a rien de sacro-saint.»12

Défis pour le droit international humanitaire

Revenons au droit international humanitaire. Les Conventions de Genève mentionnent explicitement les journalistes. L’article 79 du Protocole additionnel I garantit leur «statut de personnes civiles». Il stipule que «les journalistes qui accomplissent des missions professionnelles périlleuses dans des zones de conflit armé seront considérés comme des personnes civiles au sens de l’article 50 paragraphe 1.» C’est pourquoi on ne doit pas les attaquer. En cas de doute, une cible potentielle doit être considérée comme civile. Le droit international prévoit une très bonne protection de la population civile, qui comprend également tout ce qui revêt un caractère vital, comme l’approvisionnement. La doctrine d’agression inspirée de Warden ignore ce principe puisqu’il considère la société tout entière comme une cible.
L’exemple des bâtiments des médias fait apparaître deux problèmes essentiels du droit international:
•    Premièrement, si dans le passé la zone de combats pouvait être la plupart du temps (assez) bien circonscrite, dans la guerre aérienne moderne, presque n’importe quel endroit du monde peut être atteint et donc devenir une cible potentielle. Aussi devient-il de plus en plus difficile de faire la distinction entre combattants et civils. En ce qui concerne les journalistes, on a prétendu que leur propagande pour le régime leur faisait perdre le droit à être protégé. Toutefois, le droit international reconnaît une différence entre la propagande et l’incitation à la violence. Tandis qu’il permet la propagande au nom de la liberté d’opinion, il considère l’incitation directe à la violence comme un délit. Dans les cas énumérés dans le tableau 1, l’argument ci-dessus ne tient pas. Seul le bombardement des deux émetteurs TV al-Manar et al-Aska pourrait constituer une exception, mais c’est également controversé parmi les spécialiste du droit international. De toute façon, ils sont unanimes à considérer que la décision de bombarder ne doit pas relever uniquement des stratèges militaires car ils se font naturellement conseiller par des juristes qui leur sont favorables.
•    Le second problème est constitué par l’impuissance du droit international. Certes, depuis l’entrée en vigueur du Statut de Rome, il existe une Cour pénale internationale mais des pays comme les Etats-Unis n’y ont pas adhéré et ne relèvent donc pas de sa juridiction. Si, au cours des dernières décennies, on partait de l’hypothèse d’une obligation morale pour les Etats de respecter le droit international, la stratégie militaire en question montre que cette obligation est considérée comme moins importante que la défense des intérêts. Par conséquent une réforme complète est nécessaire qui doit s’attacher à règlementer les nouveaux aspects sans toucher à l’acquis.    •

* Document de travail pour le XVIIe Congrès «Mut zur Ethik», 3–5 septembre 2010, Feldkirch/Vorarlberg. (Traduction Horizons et débats)

1 Cf. p. ex. B. Federal Republic of Yugoslavia,
Federal Ministry of Foreign Affairs: Nato Aggression against the Federal Republic of Yugoslavia. 2 Volumes, Belgrade, May 2000.
2 Cf. Amnesty International: Nato/Federal Republic of Yugoslavia. «Collateral Damage» or Unlawful Killings? Violations of the Laws of War by Nato during Operation Allied Force, 5 June 2000.
www.amnesty.org/en/library/info/EUR70/018/
2000; cf. également Gidron, Avner und Cordone, Claudio: Die Bombardierung des RTS-Studios, in: Le Monde Diplomatique [édition allemande], juillet 2000, p. 13; Simon, Joel: Should a Broadcast Station Be a Military Target, in: Columbia Journalism Review. Vol. 39, January 2001.
3 Cf. Dworkin, Anthony: The right to broadcast propaganda, in: International Herald Tribune, December 15, 2005, p. 6.
4 Cf. Rose, Jürgen: Ernstfall Angriffskrieg. Frieden schaffen mit aller Gewalt?, Berlin: Ossietzky Verlag 2009, p. 39.
5 Cf. www.guardian.co.uk/media/2001/nov/13/terrorismandthemedia.afghanistan  
6 Cf. www.freedomforum.org/templates/document.asp?documentID=15375
7 Cf. www.wsws.org/de/2001/nov2001/jaze-n28.shtml
8 Cf. www.wsws.org/de/2001/nov2001/jaze-n28.shtml
9 Cf. www.hossli.com/articles/2003/02/06/das-megafon-der-muslime-2/ 
10 Cf. Zarzer, Brigitte: On Air: US-Propaganda für Afghanistan. 19. Oktober 2001, www.heise.de/tp/r4/artikel/9/9858/1.html
11 Cf. Paterson, Chris: The Failure of International Law in the Protection of Media Workers in Iraq. Paper Prepared for Presentation at the International Association for Media and Communicaton-Research, The American University in Cairo, Egypt, July 23–29, 2006.
12 cité d’après Mari, Jean-Paul: Two Murders and a Lie. Internet: www.rsf.org/IMG/pdf/iraq_report.pdf