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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°26, 6 juillet 2009  >  Attaques malveillantes contre la Suisse [Imprimer]

Attaques malveillantes contre la Suisse

Comment la finance internationale organise une campagne

par Jürgen Elsässer

Peer Steinbrück s’est immortalisé au registre des citations en déclarant il y a quelques semaines: «Contre la Suisse, la carotte ne suffit pas, il faut aussi manier le bâton» et en louant l’OCDE de vouloir dresser une liste des paradis fiscaux et leur imposer des sanctions. «Envisager d’établir une liste noire c’est […] pour parler simple, le septième de cavalerie de Fort Yuma, qui peut certes effectuer une sortie. Mais cette sortie n’est pas indispensable. Il suffit que les Indiens sachent qu’il existe.»1
Imaginons un seul instant que le ministre allemand des Finances ait parlé sur le même ton d’Israël ou de la Turquie. Tous les journaux, du «Taz» au «Welt», devant ce parallèle avec les Indiens, auraient sans doute crié à l’appel au génocide. Henryk M. Broder et Kai Diekmann auraient recherché son vocabulaire dans le lexique des «Unmenschen» [les «non-hommes» dans le lexique nazi, à ne pas confondre avec les «Untermenschen, les «sous-hommes, ndt.]. Peut-être des fanatiques auraient-ils manifesté et brûlé Steinbrück en effigie. La Chancelière aurait présenté à l’ambassadeur d’Israël des excuses circonstanciées. Friedel Springer, Liz Mohn, Charlotte Knobloch et autres dévotes du clan des groupies féminines de la Chancelière auraient demandé la tête du social-démocrate. Mort le venin, morte la bête. Franz Müntefering lui aurait sorti un successeur de son chapeau.
Mais à l’égard de la Suisse, le «plus grand Ministre des Finances de tous les temps»2 peut se permettre de jouer les cow-boys et faire feu, si nécessaire avec des balles dum-dum, comme l’homme blanc aux temps des colonies, sans que personne ici pousse de hauts cris. Je ne veux pas en appeler aux indignations rituelles des politiquement corrects. Simplement signaler le silence assourdissant des apôtres du «Plus jamais ça!»

Les journalistes hurlent avec les loups

Le succès de Steinbrück en mauvaise copie de John Wayne a encouragé les tireurs d’élite des rédactions allemandes à l’imiter. Les tirs sont venus de la droite comme de la gauche: Contre la Confédération, les médias allemands (et non pas la population!) ignorent les différences partisanes.
La «Frankfurter Allgemeine Zeitung» (FAZ), la barque amirale médiatique de l’Union de Merkel, portait sur la situation de la Suisse le diagnostic suivant: «Il semble que ce pays en soit arrivé à donner raison à l’UDC (Union démocratique du centre, parti suisse, nationaliste et conservateur): il est isolé au plan mondial, sans amis, pris en tenaille par les USA et l’Union européenne, placé sur une ‹liste grise› dans la communauté des peuples. Le temps des deux guerres mondiales qui l’avaient épargné est passé.» Et plus loin: «Dans une Europe qui se cimente de plus en plus, la Suisse est devenue l’‹ennemi intérieur›.»3 C’est l’opinion de Jürg Altwegg, qui, notons-le, n’en fait pas porter la faute aux USA ou à l’UE, mais aux Suisses, coupables de leur propre isolement. Afin que le lecteur comprenne bien, «l’ennemi intérieur» a été désigné dès le sous-titre «Les Indiens jodlent dans leur forteresse alpine.»
L’image «steinbrückienne» des sauvages attardés ne renvoie pas ici aux Montagnes Rocheuses, mais à la «forteresse alpine» d’où les Suisses voulaient s’opposer à une invasion des nazis. Ce que le politiquement correct en usage célèbre dans tous les autres cas comme la résistance héroïque des partisans devient dans le cas des Suisses un véritable ridicule: dans leur «redoute» montagneuse ils se seraient préparés «à défendre dans des bunkers et sur des pierriers un petit coin de Suisse autonome». Cette fine raillerie des antifascistes de la FAZ aurait certainement fait grand plaisir à Josef Goebbels lui-même.
Le cliché alpin rebattu est repris également par un média de la gauche libérale. L’édition en ligne de l’hebdomadaire Freitag titre: «Quand Hürlimann jodle». L’article s’en prend au premier chef à l’écrivain suisse Thomas Hürlimann, finement qualifié de «poète montagnard», «écrivain montagnard» ou «poète des Alpes». Il avait osé répliquer aux attaques allemandes contre la Suisse et Rudolf Walther, un journaliste de Freitag, lui administre en retour une volée de bois vert: «Les jodels à résonance nationaliste de Hürlimann trahissent, outre sa prédilection pour le kitsch montagnard, une tendance à l’érection nationaliste prolongée, ce qui s’appelle en médecine du priapisme et dans la langue populaire de l’alpinisme génital.»4
Laissons aux psychanalystes le soin de décider si ces élucubrations relatives à la problématique du raidissement du membre en disent davantage sur leur auteur que sur son rival médiatique. Ce qui est plus grave, c’est que son ressentiment s’adresse, au-delà de son collègue, à tout un pays: «Mais là où l’argent, le secret bancaire et la ‹suissitude› règnent en maîtres, les droits fondamentaux ne sont plus que des colifichets.» Comprenons sans doute: les «droits fondamentaux» ne seront garantis que si la «communauté internationale», en la personne de Steinbrück, ôte à ses voisins «l’argent, le secret bancaire et la ‹suissitude›».
Hans-Ulrich Jörges, star des éditorialistes du Stern, magazine situé entre la «Frankfurter Allgemeine» et Freitag dans le triangle des Bermudes rouge-vert, atteint pour sa part des sommets. La Suisse n’est plus à ses yeux «qu’une république chocolatière accablée de complexes d’infériorité notoires» et «un pays qui transforme en argent même les trous du fromage et ne garantit un droit d’asile illimité qu’aux billets verts». Non content de défendre Steinbrück, il réussit le tour de force de surpasser sa hargne: «Comparer les Helvètes aux Peaux-Rouges n’en est pas moins moralement condamnable: les Indiens nous font pitié, pas les Suisses. Car les sauvages affamés combattaient pour leur survie, ce qui est le premier droit au monde. Les gnomes repus du lac de Zurich défendent le secret bancaire, un parasitisme revendiqué par tout un pays, comme s’il y allait de sa survie d’être le coffre-fort rempli de l’argent sale de tous les dictateurs et de tous les Zumwinkel du monde – une perpétuelle invitation à l’illégalité.»5 [Klaus Zumwinkel, ancien président de la Poste allemande, impliqué dans un délit d’initié lui ayant rapporté 5 millions d’euros et soupçonné de fraude fiscale, non pas vers la Suisse mais vers le Liechtenstein, ndt]. Une pareille situation exige la manière forte: «Seul un John Wayne monté sur son cheval est à même de dompter le Far-West suisse. Jambes écartées, faisant cliqueter ses éperons. Ouvrant d’un coup de pied les portes des saloons. Disant leur fait à tous les congrès bancaires et faisant gémir de plaisir tous ces messieurs. On aime bien être un peu fouetté. Mains au colt, John Wayne Stone! Clairons, sonnez la charge!»

Le bouc émissaire

Bien sûr la plus grande partie de ce qui s’écrit en ce moment sur la Suisse, en Allemagne et ailleurs, n’a rien à voir avec les faits, par exemple le chiffre, colporté encore une fois par Steinbrück, de 200 milliards d’euros d’argent sale que des Allemands auraient fait passer en Suisse.6
Mais la Suisse serait-elle le méchant paradis fiscal que l’on prétend, que l’hallali sonné par les grandes puissances occidentales contre la petite république alpine ne serait pas justifié. Car l’évasion fiscale n’est ni la cause, ni l’arrière-plan, ni le détonateur de la crise économique mondiale dont le déclenchement, en septembre 2008, a donné le signal des furieuses attaques contre la Confédération. C’est même l’impression inverse que donnent – en dernier lieu lors du Sommet du G20 en avril 2009 à Londres – Steinbrück et Cie, à la grande stupéfaction de la «Frankfurter Allgemeine» elle-même: «D’aucuns s’étonneront-ils plus tard que les stratèges des sommets aient pu placer la lutte contre la fraude fiscale au centre d’une rencontre visant à trouver des solutions à une crise financière mondiale? En tout cas, l’une et l’autre sont moins liées que n’ont tenté de le faire croire les chefs d’Etat et de gouvernement qui se sont en partie consa­crés avec beaucoup plus d’ardeur aux questions fiscales qu’aux pénibles réformes systémiques.»7
Ce n’est pas l’évasion fiscale qui a provoqué la grave crise actuelle, mais les attaques spéculatives contre l’économie mondialisée, lancées presque exclusivement à partir des places boursières de Londres et New York ainsi que de leurs complices, ces cuisines de sorcière de la spéculation que sont ces «sanctuaires de pirates», des îles surtout britanniques (Caïman, île de Man, îles anglo-normandes). Des banquiers suisses, tout comme des managers de la Deutsche Bank, y ont été impliqués – mais ils n’ont pas lancé leur action par Zurich ou Francfort, mais comme leurs collègues, par les USA et la Grande-Bretagne. Autrement dit: ils n’ont pas agi en tant que représentants du capital suisse ou allemand, mas en tant que membres d’une oli­garchie financière internationale. Les «armes financières de destruction massive» (selon les termes du milliardaire américain Warren Buffet) qui ont été utilisées lors de ces attaques spéculatives ne tiraient pas à capital réel (par exemple des bénéfices tirés de l’économie réelle et cachés dans les paradis fiscaux), mais essentiellement à capital fictif, sans couverture dans l’économie réelle et créé avec des intentions frauduleuses par les grandes banques (par exemple sous forme de produits dérivés.)
Ces interactions complexes constituent le thème central de mon dernier livre* et ne peuvent être ici qu’effleurées. A vrai dire un chiffre suffit: les créances pourries des cuisines de sorcière financières offshore, îles Caïman par exemple, que des petits gars en costume trois-pièces londoniens ou new-yorkais ont réussi à force de blabla à placer dans des insti­tutions de crédit allemandes, atteignent au total 296 milliards (!) d’euros, selon les calculs effectués fin janvier 2009 par la «Frankfurter Allgemeine».8 Aucune plainte de la part de l’Allemagne n’est recevable, puisque les paradis fiscaux off shore échappent au droit allemand aussi bien qu’au droit international. Pareilles bombes chargées au capital fictif ont déjà explosé en Islande, ruinant le pays – un Islandais sur trois envisage sérieusement d’émigrer. Bien des banques battant fièrement pavillon couleront chez nous aussi, avec toutes les conséquences que cela entraîne pour nos économies et nos emplois, si ces charges explosives ne sont pas désamorcées.
Mais Steinbrück n’y songe pas. Il ne parle même pas de ces créances irrécouvrables que l’Allemagne détient en Grande-Bretagne et dans ses îles à pirates. Il ne parle que des – prétendus – 2 milliards d’euros que le fisc allemand exige de la Suisse.
C’est ce qui s’appelle un manœuvre de diversion. Une chasse aux boucs émissaires pour détourner des vrais coupables. L’histoire nous apprend comment cela risque de finir.    •

Pour en savoir plus voir aussi
www.juergen-elsässer.de
Avec l’aimable autorisation des éditions Kopp,
Rottenburg a. N.
(Traduit par MM et révisé par Fausto Giudice,
www.tlaxcala.es)

*    Jürgen Elsässer, Nationalstaat und Globalisierung [Etat-nation et mondialisation, ndt.],
ISBN-13: 978-3937801476

1    d’après Andreas Kunz, Steinbrück par les citations, Weltwoche du 16/4/08
2    Allusion à l’expression de «Plus grand général de tous les temps» appliqué à Hitler.
3    Jürg Altwegg, Les Indiens chantent la tyrolienne dans leur forteresse alpine, «Frankfurter Allgemeine Zeitung» du 1/4/09
4    Rudolf Walther, Quand Hürlimann jodle, «Freitag» (en ligne) du 20/4/09
5    Hans-Ulrich Jörges, John Wayne sur le Matterhorn [Cervin, ndt.], Stern N°14/2009
6    cf. interview de Steinbrück , le 14/4/09 à la Télévision suisse alémanique et sur 3Sat
7    Heike Göbel, Places en liste noire ou grise,
«Frankfurter Allgemeine Zeitung» du 30/1/09
8    Des banques allemandes sont engagées dans des fonds spéculatifs à risque, «Frankfurter
Allgemeine Zeitung» du 30/1/09

Qui finance la campagne de diffamation de la Suisse?

Dans leur ouvrage «Operation Balkan», la diplomate Mira Beham et le médiologue Jörg Becker ont démontré avec beaucoup de précision que dans les années 1990, des agences de communication ont lancé une campagne de diabolisation de la Serbie à la demande de milieux disposant de moyens financiers importants et que les médias l’ont complaisamment reprise. L’objectif était une attaque de la Serbie par l’OTAN et la destruction de la Yougoslavie.
Aussi est-il facile d’imaginer que derrière les acteurs de la campagne de diffamation, il y a également des agences de communication et des milieux disposant de moyens financiers importants qui ont intérêt à jeter le discrédit sur le pays afin de réaliser leurs sinistres objectifs.