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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°24, 16 juin 2008  >  Les trusts ne sauraient avoir le dernier mot [Imprimer]

Les trusts ne sauraient avoir le dernier mot

Jean Ziegler en conversation avec le Bayerischer Rundfunk à propos de la conférence mondiale de l’alimentation

Bayerischer Rundfunk: A la fin de la conférence mondiale de l’alimentation, l’ Aide allemande à la faim dans le monde a exercé une critique virulente. A son avis, la manifestation a abouti non pas à une convention contraignante sur le développement de l’agriculture et des surfaces rurales, mais à des mesures immédiates visant à rendre les semences et engrais meilleur marché, ce qui accroît encore la dépendance des petits paysans. Au téléphone de Radiowelt, j’ai le plaisir de saluer celui qui s’y connaît le mieux dans ce domaine, Jean Ziegler, rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation pendant de longues années, actuellement membre du Conseil des droits de l’homme de l’ONU et auteur de «L’empire de la honte. La lutte contre la pauvreté et l’oppression».

Bonjour, monsieur Ziegler.

Jean Ziegler: Bonjour.

Monsieur Ziegler, le fait que les Nations Unies rendent les semences et les engrais meilleur marché apparaît tout d’abord positif. Quels en sont les inconvénients?

Ce sommet, auquel 50 chefs d’Etat et de gouvernement ainsi que plus de 2000 diplomates ont participé pendant trois jours, se termine par un véritable scandale. Je crois que l’Aide allemande à la faim dans le monde a absolument raison, et presque toutes les organisations non gouvernementales sont du même avis: c’est la victoire des trusts, qui dominent environ 80 % du commerce agricole mondial.
Et au lieu de lutter contre la faim qui exige un tribut effroyable – 100 000 personnes meurent chaque jour de la faim ou de ses suites immédiates, toutes les 5 secondes décède un enfant de moins de 10 ans – cette faim, ce massacre, – une organisation non gouvernementale l’a dit nettement hier à Rome – est encore accrue par l’explosion des prix des denrées alimentaires de base.
Le sommet de Rome menace d’augmenter encore cette faim au lieu de la combattre vraiment. Et pourquoi? Parce que la conclusion de Rome, les recommandations contenues dans la résolution finale, tendent à libéraliser le marché encore davantage. Il en résultera encore plus de dumping agricole, les trusts peuvent vendre leurs produits encore davantage dans les pays agricoles de l’hémisphère Sud, sans que ces derniers puissent se défendre, notamment en élevant leurs barrières douanières ou en fixant des contingents.

Le fait que les engrais et les semences deviennent meilleur marché n’implique donc pas que les denrées alimentaires de base deviennent meilleur marché dans les pays pauvres?

En aucun cas. Il conviendrait enfin de protéger l’agriculture. L’an passé, les pays industrialisés de l’OCDE, notamment les 27 de l’UE, ont versé à leurs paysans des subventions à la production et à l’exportation se chiffrant à USD 345 milliards. Actuellement, vous pouvez acheter sur chaque marché africain des légumes et fruits européens à la moitié ou au tiers du prix des produits intérieurs de même valeur. Et ce dumping détruit l’agriculture indigène.

Beaucoup espéraient à Rome, pour le moins, la prise de décisions relatives aux biocarburants, c’est-à-dire à l’affectation des surfaces cultivables dans les pays pauvres, pour produire des denrées alimentaires nécessaires à la vie des hommes dans ces pays au lieu de carburant. Or pratiquement aucune décision n’a été prise à cet égard. Quelle en est la cause?

Elle réside dans la faiblesse du Secrétaire général actuel des Nations Unies qui – pour s’exprimer prudemment – est soumis fortement à l’influence américaine et n’a donc formulé aucune recommandation susceptible de perturber les trusts. Vous avez absolument raison de dire que brûler des centaines de millions de tonnes de maïs – 138 millions de tonnes l’an passé aux Etats-Unis seulement – pour produire du biocarburant, pendant que des hommes meurent de faim dans le monde, est un crime et devrait être interdit. A Rome, il n’a pas été question du tout d’une telle interdiction, une vague recommandation a été adoptée pour stimuler la recherche dans le domaine des carburants agricoles et découvrir peut-être d’autres moyens de production. Ici aussi, il s’agit d’un retrait total et d’une trahison de la Charte des Nations Unies, axée sur la solidarité, l’aide aux pauvres et le respect du droit à l’alimentation de chacun.

La recherche est toujours un prétexte apprécié, que l’on pense à la chasse aux cétacés par les Japonais. Ces renseignements et ce bilan écrasant de la conférence de Rome sur l’alimentation mondiale étaient dus à Jean Ziegler, rapporteur spécial du droit à l’alimentation pendant de longues années. Je vous remercie chaleureusement de cet entretien, monsieur Ziegler.

Au revoir!    •

Source: Bayerischer Rundfunk, Radiowelt. Interview du 6/6/08 (Traduction Horizons et débats)