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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°20, 25 mai 2010  >  A propos de la psychologisation en pédagogie [Imprimer]

A propos de la psychologisation en pédagogie

par Dieter Sprock

Bernhard Bueb écrit dans la postface de son livre intitulé «Lob der Disziplin» [Eloge de la discipline], où il apporte des réponses aux questions urgentes de notre époque (cf. Horizons et débats n° 18 du 10 mai): «En pédagogie, il n’existe pas de nouvelles connaissances. Le génie des grands pédagogues a consisté en tout temps à faire un tri entre les idées, les maximes et les expériences qui pouvaient être une réponse aux problèmes urgents de leur époque». Il considère ses réponses comme la recherche du «juste milieu» et utilise ici l’image d’un batelier «qui se penche à droite quand la barque s’incline à gauche pour rétablir l’équilibre». Il ne s’agit donc pas de croire à des vérités absolues ni de respecter des principes mais de faire ce qu’il faut au bon moment. Bernhard Bueb aborde aussi dans son livre l’une des questions actuelles les plus importantes: la «la funeste psychologisation de la pédagogie».

La psychologisation de l’éducation et cela aussi bien dans le domaine privé que public, par exemple à l’école, a conduit à la non-éducation d’enfants et d’adolescents. L’éducation a été remplacée par l’observation, l’interprétation et la justification des comportements inadaptés de l’enfant et l’action pédagogique par l’explication et la discussion.
Les parents et les éducateurs se sont orientés sur les enfants au lieu que ce soit ­l’inverse.
Au lieu d’éduquer les enfants et de les préparer aux exigences de la vie, ils se sont efforcés de satisfaire tous leurs désirs et de leur faciliter la tâche. Au lieu de les initier, avec l’école, à développer des solutions constructives et utiles aux différentes exigences de la vie, les parents sont allés expliquer aux enseignants comment ils devaient se comporter avec leur enfant pour éviter ses accès de rage domestiques. Et les écoles se sont adaptées aux vœux de leurs «clients». Tous les deux ont fait cela dans la conviction d’être les meilleurs parents et la meilleure école et ont été souvent guidés et renforcés dans leurs idées par des théories psychologiques fausses ou mal comprises.

«La psychologisation de la pédagogie a été vécue comme une humanisation de l’éducation»

A ce sujet, Bernhard Bueb écrit:
«Dans l’après-guerre, un processus que j’appelle ‹psychologisation funeste de la pédagogie› a commencé en Allemagne. […]
Les parents et les enseignants ont ten­dance à envoyer rapidement chez un(e) psycho­logue un enfant au comportement dérangeant au lieu de voir s’il n’a pas perdu ses repères par excès de liberté, d’angoisse et de sollici­tude des parents, à force d’être dorloté. On a, dans la première moitié du siècle dernier, tiré des connaissances psychologiques des conséquences de l’éducation autoritaire. La psychologie devrait aujourd’hui s’occuper des conséquences psychiques de la non-éducation. Naturellement, il existe des enfants malades psychiquement qui ont besoin de traitements psychothérapeutiques. Cependant les parents, les enseignants et les éducateurs devraient décider si un traitement est indiqué. Il faudrait obéir à la maxime selon laquelle la thérapie ne devrait être nécessaire que lorsque tous les autres moyens pédagogiques ont été épuisés. […]
Nous devons affronter le problème dû au fait que nous avons voulu, au cours des dernières décennies, remédier aux conséquences de la non-éducation par la psychologie. Son heure a sonné lorsque les éducateurs ont déplacé l’équilibre entre la discipline et l’amour au profit de ce dernier. La psychologisation de la pédagogie a été vécue comme une humanisation de l’éducation. Le manque de disposition à l’effort, la violence et les troubles de l’attention ont trouvé leur explication dans des modèles psychologiques développés par différentes écoles de psychologie. Ces phénomènes ont pu ne plus être interprétés moralement. On a neutralisé le comportement de l’enfant agité en parlant de syndrome de déficit d’attention, on a jugé qu’un enfant qui refusait de travailler était un surdoué méconnu et expliqué la tendance à se moquer d’autrui par la faiblesse du moi et un manque d’amour dans la petite enfance.
Nous devrions prendre plus au sérieux les enfants et les adolescents en tant que sujets moraux et ne pas expliquer et justifier trop rapidement leur comportement de manière psychologique. Cependant nous devons leur proposer notre aide pour qu’ils puissent résister aux pressions en faveur de la consommation. Combien de fois n’avons-nous pas, à Salem [l’internat dont Bueb a été le directeur pendant 30 ans, Rem. de l’auteur] interprété psychologiquement la consommation de ­haschisch dans les années 70 et 80 et mené des entretiens interminables, fait intervenir des psychologues et constaté que rien ne changeait. L’introduction du dépistage par l’urine suivie de l’expulsion de l’élève en cas de résultat positif était contraire à la mentalité des psychologues. Elle a eu pourtant des effets libérateurs chez les adolescents. Nous les avons traités comme des adultes, nous remettions la décision entre leurs mains. S’ils optaient pour la drogue, ils étaient menacés d’expulsion. L’efficacité de la mesure fut frappante. 99% des jeunes ont cessé de se droguer parce qu’ils en craignaient les conséquences drastiques. Nous ne devrions pas privés les adolescents de cette aide. Le procédé ne se distingue pas des contrôles routiers de vitesse et d’alcoolémie effectués par la police.
Les connaissances psychologiques peuvent faciliter l’éducation et elles l’ont fait maintes fois. La psychologie a donné des outils aux psychologues qui leur ont permis de mieux comprendre le comportement des enfants et des adolescents, de mieux interpréter les comportements inadaptés et leur origine et de réagir par des mesures différenciées au lieu de punir uniquement. Elle a eu des effets salutaires aussi longtemps que les parents, les enseignants et les éducateurs ont eu recours à elle en tant qu’aide d’appoint dans l’interprétation du comportement enfantin. Toutefois, elle est devenue un problème et a entraîné des conséquences problématiques lors­qu’elle s’est muée en instance normative, les péda­gogues se laissant guider dans leurs décisions par des interprétations psychologiques et non par leurs propres connaissances, leur intuition et leurs valeurs. Le diagnostic psychologique et la thérapie qui en résulte supplantent une pratique pédagogique éprouvée.»
(Extrait du livre de Bernhard Bueb, Lob der Disziplin, pp. 71 sqq.)

«Moi, tout, tout de suite»

Les valeurs et les vertus qui sont au cœur de la pédagogie ont été bannies de l’éducation. On n’avait plus le droit de faire la distinction entre le vrai et le faux, entre un comportement moral et un comportement immoral parce que cela pesait trop sur l’«âme sensible des enfants». L’effort, la discipline, l’obéissance et la persévérance étaient mal vus. Les moindres exigences de l’école ou des parents ont été jugées trop contraignantes et l’«obligation de réussir» a été rendue responsable de tout. Une «conception élargie de la toxicomanie» faisait de notre société une «société toxicomane» et les enfants écrivaient sur les façades des maisons: «Laissez-moi me droguer puisque je vous laisse travailler.» Et les individus qui défendaient encore des valeurs détournaient les yeux honteusement et se taisaient pour ne pas être traités de passéistes inadaptés au monde moderne.
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que nous rencontrions des enfants et des adolescents qui n’ont intériorisé ni valeurs ni vertus. Ils ne pensent qu’à eux-mêmes et n’ont pas développé de conscience morale. Ils ­trouvent amusant de tourmenter les autres, voire, comme dans le cas de l’adolescent de Munich, de blesser grièvement un homme sans éprouver ni honte ni remords. Bernhard Bueb écrit: «Ces dernières années, un type de délabrement moral s’est répandu qui s’ex­prime avant tout par des exigences difficilement supportables et centrées sur le moi. […] Ces enfants s’attendent constamment à ce qu’on s’occupe d’eux aussi bien affectivement que matériellement et ils n’ont pas appris à renoncer. Ils vivent selon la formule «Moi, tout, tout de suite». […] Ils grandissent dans un milieu équilibré, leurs parents les aiment, mais ils ne connaissent ni limites ni contraintes et ignorent l’effet bienfaisant de la discipline et d’une direction claire.» (pp. 64 sqq.) Bernhard Bueb demande un retour à une pédagogie qui renforce l’enfant moralement et ne cherche pas à expliquer et à justifier ses faiblesses.

Instruire au lieu d’établir des dossiers diagnostiques

Les praticiens tels que les parents, les enseignants et les éducateurs sont depuis longtemps ouverts à cette revendication. Il n’en va pas de même pour les stratèges de l’éducation. Ceux-ci harcèlent en permanence les enseignants avec de nouvelles réformes et tentent d’imposer leurs concepts inadaptés à l’école, ce qui est de toute évidence la cause essen­tielle de la situation catastrophique actuelle. Ce sont des concepts idéologiques provenant de lieux communs de l’antipédagogie, de la sociologie et de la psychologie sociale enrichis ces dernières années d’éléments issus du développement organisationnel en gestion d’entreprise. Leurs dogmes préconisent la suppression de l’enseignement non différencié à l’intérieur des classes, prônent l’individualisation: chaque élève doit apprendre selon ses préférences et son rythme ainsi que par la découverte et l’enseignant doit se contenter d’organiser des situations d’apprentissage en tant qu’entraîneur et modérateur. Ceux qui pratiquent encore un enseignement non individualisé, avec la classe entière, sont considérés comme «sclérosés» et «passéistes». Ils subissent une pression.
Le développement organisationnel et le contrôle de la qualité sont utilisés pour imposer l’idéologie et ont pour but de «favoriser le changement social» et de «renforcer les efforts d’autonomie de l’individu» et non de favoriser le développement de l’enfant.
Bien que de nombreux enseignants engagés s’efforcent de donner des repères et un appui à leurs enfants, de plus en plus ­d’élèves, en particulier les plus faibles, rencontrent des difficultés dans ce chaos de réformes désespérant. Dès l’école maternelle, beaucoup d’entre eux manquent d’une structure solide de compétences fondamentales, car ils en ont été privés.
Au lieu de guider les enfants, on établit, dès l’école maternelle et dans les premières classes de l’école primaire, des dossiers diagnostiques qui précisent et interprètent leurs déficits au plan psychologique. Ainsi, dès ce moment-là, on fait d’enfants en bonne santé, qui sont peut-être un peu plus turbulents ou plus calmes que les autres, des cas pour l’assurance invalidité qui doit alors prendre en charge les coûts de thérapie onéreuses. On administre de la Ritaline à beaucoup d’entre eux. Pourtant on sait qu’on renforce certains comportements inadaptés par une attention exagérée, par exemple chez les enfants qui, à la maison, sont toujours le point de mire. En outre, les examens psychologiques permanents donnent à l’enfant le sentiment de ne pas être normal, ce dont beaucoup souffrent encore à l’âge adulte.
Récemment, je me suis occupé d’un élève qui avait, dès la sixième, suivi un semestre d’enseignement dans un établissement psychiatrique. Il partait chaque matin avec le bus scolaire qui conduisait également d’autres enfants de la région à l’école de l’institution située à 40 km. Sa psychiatre et son enseignant m’ont dit avec une grande admiration qu’il avait un quotient intellectuel extraordinairement élevé et cela dans tous les domaines. Or ce «surdoué», un enfant tout à fait normal et en bonne santé, ne pouvait pas travailler parce qu’il aurait ainsi ruiné son image. Au lieu d’apprendre, il passait son temps à mener par le bout du nez les personnes qui s’occupaient de lui grâce à un répertoire subtil de comportements étranges.

«L’école doit redevenir un lieu de pédagogie»

Il ne fait aucun doute que l’enseignement spécialisé et le travail social sont indiqués et ­utiles dans certains cas, mais il ne faut pas qu’ils prennent en main la pédagogie sco­laire. Il ne devrait pas être permis que les entretiens avec les parents d’élèves ne soient plus consacrés à l’évolution scolaire des enfants mais à l’interprétation psychologique de leurs déficits. Il n’est pas acceptable non plus que les travailleurs sociaux fassent venir des ­élèves dans leur bureau quand ceux-ci ne s’en­tendent plus avec leur enseignant et qu’ensuite des élèves se lèvent en plein cours pour aller parler avec le travailleur social au lieu de faire face aux exigences de l’enseignant. On apprend que des élèves récalcitrants ont déjà appris à expliquer leur comportement lamentable de manière psychologique sans penser à aucun moment à le modifier.
L’école doit redevenir un lieu de pédagogie dans lequel l’enseignant doit pouvoir retrouver sa place en tant que spécialiste de l’apprentissage et de l’éducation. Elle n’est pas un lieu d’expérimentations psychosociales critiquables. Si l’on veut faire des enfants et des adolescents des «citoyens autonomes et responsables, des hommes de solidarité et croissante maturité en esprit et dans l’âme», comme le souligne le préambule à la loi scolaire du canton d’Argovie [cf. encadré ci-dessous], on a besoin d’enseignants auxquels ils peuvent se frotter et avec l’aide desquels ils peuvent grandir.
En Suisse, les communes et les cantons et par là même les citoyens et les contribuables sont responsables des écoles publiques. La mission éducative est inscrite aussi bien dans les constitutions cantonales que dans les lois scolaires.    •

Préambule de la loi scolaire du canton d’Argovie

Le Grand Conseil du canton d’Argovie,
basé sur les paragraphes 28-35 et 38bis de la Constitution cantonale,
dans l’intention de donner au canton d’Argovie des écoles,
dans lesquelles la jeunesse est éduquée au respect du divin et au respect du prochain et de l’environnement,
à devenir des citoyens autonomes et responsables,
à devenir des hommes de solidarité et croissante maturité en esprit et dans l’âme,
dans lesquelles la jeunesse peut développer ses forces créatrices
et se familiariser avec le monde du savoir et du travail,
décide: […]
(Traduction Horizons et débats)