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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°50, 3 décembre 2012  >  Les multiples visages de cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib [Imprimer]

Les multiples visages de cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib

Syrie

par Thierry Meyssan

L’émiettement de l’opposition syrienne armée reflète les conflits entre les Etats qui tentent de «changer le régime» de Damas.
On retiendra surtout le Conseil national (CNS), dit aussi Conseil d’Istanbul parce qu’il fut constitué là-bas. Il est tenu d’une main de fer par la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) française et financé par le Qatar. Ses membres, qui ont obtenu le droit de séjour en France et diverses facilités, sont en permanence sous la pression des services secrets qui leur dictent leur moindre prise de parole.
Les Comité locaux de coordination (CLC) représentent sur place les civils soutenant la lutte armée. Enfin l’Armée syrienne libre (ASL), principalement encadrée par la Turquie, regroupe la plupart des combattants, y compris les brigades d’Al-Qaida. 80% de ses unités reconnaissent comme chef spirituel le cheikh takfiriste Adnan Al-Arour, basé en Arabie saoudite.
Cherchant à reprendre le leadership et à remettre de l’ordre dans cette cacophonie, Washington a enjoint la Ligue arabe de convoquer une réunion à Doha, a coulé le CNS, et a contraint le plus grand nombre de groupuscules possibles à intégrer une structure unique: la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la Révolution. En coulisses, l’ambassadeur Robert S. Ford a lui-même distribué les places et les prébendes. En définitive, il a imposé comme président de la Coalition une personnalité qui n’avait jamais été citée jusqu’ici par la presse: le cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib.
Robert S. Ford est considéré comme le principal spécialiste du Moyen-Orient au département d’Etat. Il fut l’assistant de John Negroponte, de 2004 à 2006, lorsque le maître espion appliqua en Irak la méthode qu’il avait élaborée au Honduras: l’usage intensif d’escadrons de la mort et de Contras. Peu avant le début des événements en Syrie, il fut nommé par le président Obama ambassadeur à Damas et prit ses fonctions malgré l’opposition du Sénat. Il appliqua immédiatement la méthode Negroponte à la Syrie avec les résultats que l’on connaît.
Si la création de la Coalition nationale acte la reprise en main de l’opposition armée par Washington, elle ne règle pas la question de la représentativité. Rapidement, diverses composantes de l’ASL s’en sont désolidarisées. Surtout, la Coalition exclut l’opposition hostile à la lutte armée, notamment la Coordination nationale pour le changement démocratique d’Haytham al-Manna.
Le choix du cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib répond à une nécessité apparente: pour être reconnu par les combattants, il fallait que le président de la Coalition fut un religieux, mais pour être admis par les Occidentaux, il devait paraître modéré. Surtout, en cette période d’intenses négociations, il fallait que ce président puisse s’appuyer sur de solides compétences pour discuter de l’avenir du gaz syrien, mais de cela il ne faut pas parler en public.
Les spin doctors américains ont rapidement relooké le cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib en costume sans cravate. Certains médias en font déjà un leader «modèle». Ainsi, un grand quotidien américain le présente comme «un produit unique de sa culture, comme Aung San Suu Kyi en Birmanie».1

Voici le portrait qu’en dresse l’Agence France Presse (AFP):

«Cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib, l’homme du consensus:
Né en 1960, cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib, est un religieux modéré qui a été un temps imam de la mosquée des Omeyyades de Damas et n’appartient à aucun parti politique.
C’est cette indépendance, et sa proximité avec Riad Seif à l’origine de l’initiative d’une coalition élargie, qui a fait de lui un candidat de consensus pour la direction de l’opposition.
Issu de l’islam soufi, ce dignitaire religieux qui a étudié les relations internationales et la diplomatie n’est lié ni aux Frères musulmans, ni à aucune force d’opposition islamiste.
Arrêté à plusieurs reprises en 2012 pour avoir publiquement appelé à la chute du régime de Damas, il a été interdit de parole dans les mosquées syriennes par ordre des autorités et a trouvé refuge au Qatar.
Originaire de Damas même, il a joué un rôle décisif dans la mobilisation de la banlieue de la capitale, notamment Douma, très active dès le début de la mobilisation pacifique en mars 2011.
«Cheikh al-Khatib est une figure de consensus qui bénéficie d’un véritable soutien populaire sur le terrain», souligne Khaled al-Zeini, membre du Conseil national syrien (CNS).»2

La vérité est toute autre.
En réalité, il n’y a aucune trace que cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib ait jamais étudié les relations internationales et la diplomatie, mais il a une formation d’ingénieur en géophysique et a travaillé six ans pour la ­al-Furat Petroleum Company (1985-91). Cette société est une joint-venture entre la compagnie nationale et des compagnies étrangères, dont l’anglo-hollandaise Shell avec laquelle il a maintenu des liens.
En 1992, il hérite de son père cheikh Mohammed Abu al-Faraj al-Khatib la prestigieuse charge de prêcheur de la Mosquée des Omeyyades. Il est rapidement relevé de ses fonctions et interdit de prêche dans toute la Syrie. Cependant, cet épisode ne se situe pas en 2012 et n’a rien à voir avec l’actuelle contestation, mais il y a vingt ans, sous Hafez el-Assad. La Syrie soutenait alors l’intervention internationale pour libérer le Koweït, tout à la fois par respect du droit international, pour en finir avec le rival irakien, et pour se rapprocher de l’Occident. Le cheikh, quant à lui, était opposé à «Tempête du désert» pour des motifs religieux qui étaient ceux énoncés par Oussama Ben Laden – dont il se réclamait alors –, notamment le refus de la présence occidentale sur la terre d’Arabie considérée comme un sacrilège. Cela l’avait conduit à proférer des harangues antisémites et anti-occidentales.
Par la suite, le cheikh poursuit une activité d’enseignement religieux, notamment à l’Institut néerlandais de Damas. Il entreprend de nombreux voyages à l’étranger, principalement aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Finalement, il se fixe au Qatar.
En 2003–04, il revient en Syrie comme lobbyiste du groupe Shell lors de l’attribution des concessions pétrolières et gazières.
Il revient à nouveau en Syrie début 2012 où il enflamme le quartier de Douma (banlieue de Damas). Arrêté, puis amnistié, il quitte le pays en juillet et s’installe au Caire.
Sa famille est bien de tradition soufie, mais contrairement aux imputations de l’AFP, il est membre de la confrérie des Frères musulmans et l’a d’ailleurs montré à la fin de son discours d’investiture à Doha. Selon la technique habituelle de la Confrérie, il adapte non seulement la forme, mais aussi le fond de ses discours à ses auditoires. Parfois favorable à une société multi-religieuse, parfois au rétablissement de la charia. Dans ses écrits, il qualifie les personnes de religion juive d’«ennemis de Dieu» et les musulmans chiites d’«hérétiques réjectionnistes», autant d’épithètes qui valent condamnation à mort.
En définitive, l’ambassadeur Robert S. Ford a bien joué. Une fois de plus Washington roule ses alliés dans la farine. Comme en Libye, la France aura pris tous les risques, mais dans le grand compromis qui s’annonce, Total ne bénéficiera d’aucune concession avantageuse.    •

Source: Réseau Voltaire du 19/11/12

1    «A model leader for Syria?», éditorial du Christian Science Monitor, 14 novembre 2012.
2    «Un religieux, un ex-député et une femme à la tête de l’opposition syrienne», AFP, 12 novembre 2012.

«The enemy of my enemy is my friend» – ou comment un outil des intérêts impériaux pourrait devenir un boomerang

hhg. Quand on lit l’article de Thierry Meyssan «Pourquoi une nouvelle guerre contre Gaza?» (Horizons et débats n° 49 du 26/11/12), il est intéressant, en tant qu’information de fond, de lire «Devil’s Game» (2005) de Robert Dreyfuss, un excellent ouvrage historique de référence. Il traite de la première analyse complète d’un domaine secret de la politique des affaires étrangères américaines: le soutien à l’islam fondamentaliste de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Comme Meyssan l’expose: toujours pratiqué en Jordanie, en Syrie et à l’encontre du Hamas.
L‘enquête riche et variée de Dreyfuss est basée sur des recherches précises, des interviews avec des politiciens, ainsi que des collaborateurs des services secrets et des ministères de la Défense et des Affaires étrangères américains. Ainsi Dreyfuss pose des bases pour une vraie compréhension de l‘emprise impériale – d’abord du British Empire et puis des USA – sur le destin du Proche- et du Moyen-Orient. Dreyfuss a également soigneusement fait des recherches pour montrer comment, lors de la guerre froide, les Etats-Unis ont instrumentalisé le fondamentalisme islamique dans la sphère d’influence soviétique (Asie centrale, Afghanistan).
Des auteurs comme Chalmers Johnson ou Seymour Hersh – qui a dit du livre que c‘était un «brilliant book» – ont exprimé respect et reconnaissance à l‘auteur de «Devil’s Game». De même Chas W. Freeman, qui a séjourné comme ambassadeur américain en Arabie saoudite et est ainsi un connaisseur de la «hidden-agenda», décrit l’analyse comme «carefully researched».

Avec la mort de Nasser et le retrait du nationalisme arabe, les islamistes sont devenus, dans les années 1970, un soutien important parmi les nombreux régimes liés aux Etats-Unis. Les Etats-Unis se sont vus en alliés de la droite islamique en Egypte, où Anwar Sadat a tiré profit des islamistes du pays pour établir une base politique anti-Nasser; au Pakistan, où le général Zia ul-Haq a pris le pouvoir par la force et a fondé un Etat islamiste; et au Soudan, où le chef des frères musulmans, Hassan Turabi, s’apprêtait à prendre le pouvoir. Dans le même temps, les Etats-Unis ont commencé à voir le fondamentalisme islamique comme outil qu’on pouvait déployer de manière offensive contre l’Union soviétique, en première ligne en Afghanistan et en Asie centrale, où les Etats-Unis s’en sont servis comme épée pour atteindre la «zone sensible» de l’Union soviétique. Et quand la révolution en Iran s’est répandue, une sympathie latente pour l’islamisme – combinée avec l’ignorance largement répandue des USA vis-à-vis des courants islamiques en Iran – a mené beaucoup de fonctionnaires américains à voir Ayatollah Chomeini comme un individu innocent et à l’admirer pour ses convictions anticommunistes. C’est pourquoi les Etats-Unis ont sous-estimé de manière catastrophique le potentiel de son mouvement en Iran.
Même la révolution iranienne de 1979 et ses conséquences n’ont pas amené les Etats-Unis et leurs alliés à comprendre que l’islamisme était une force dangereuse et incontrôlable. En Afghanistan, les Etats-Unis ont dépensé des milliards de dollars pour le soutien au djihad islamique, dont les moudjahidines étaient dirigés par des groupes liés aux frères musulmans. De même, les Etats-Unis, par manque de sens critique, n’ont rien fait quand Israël et la Jordanie ont soutenu en secret les terroristes des frères musulmans dans une guerre civile en Syrie, et quand Israël a renforcé la propagation de l’islamisme parmi les Palestiniens dans les territoires occupés et a aidé à la fondation du Hamas. Et des néo-conservateurs se sont ralliés, dans les années 1980, aux accords secrets entre Bill Casey de la CIA et l’Ayatollah Khomeini en Iran.
Au début des années 1990 et à la fin de la guerre froide, s’est posée la question de l’utilité politique de la droite islamique. Quelques stratèges ont argumenté que l’islam politique représentait une nouvelle menace. Ce nouvel «-isme» remplaçait celui du communisme comme ennemi global de l’Amérique. Mais cela gonflait d’une manière excessive le pouvoir d’un mouvement, qui était limité à des Etats pauvres et sous-développés. Pourtant l’islam politique était, du Maroc à l’Indonésie, une force à laquelle les Etats-Unis devaient prêter attention. La réaction de Washington était déconcertée et confuse. Dans les années 1990, les Etats-Unis ont été confrontés à une série de crises avec l’islam politique: en Algérie, ils ont sympathisé avec les forces montantes de l’islam politique, seulement pour mieux soutenir l’armée algérienne contre ces dernières – et ensuite, Washington a continué d’entretenir un dialogue avec les islamistes algériens qui se sont tournés de plus en plus vers le terrorisme. En Egypte, les frères musulmans et leurs rejetons avec un mouvement clandestin violent ont représenté une menace fatale pour le régime du président Mubarak; les Etats-Unis ont quand même joué avec le soutien aux frères musulmans. Et en Afghanistan, complètement détruit après une décennie de djihad américain, les talibans ont gagné, dans un premier temps, le soutien de l’Amérique. Les Etats-Unis étaient toujours alliés avec la droite islamique au Pakistan, en Arabie saoudite et dans le golfe Persique, pendant qu’Oussama ben Laden formait Al-Qaïda.
Et puis arriva le 11-Septembre.

Tiré de: Robert Dreyfuss. Devil’s Game. How the United States helped unleash fundamentalist Islam. New York, 2005. p. 4sq.

(Traduction Horizons et débats)