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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°6, 11 fevrier 2008  >  Pour une estime mutuelle des cultures comme base de la cohabitation humaine [Imprimer]

Pour une estime mutuelle des cultures comme base de la cohabitation humaine

Rétrospective des expositions et publications «Venise et l’Islam» et de la «52e Biennale» de Venise

par Urs Knoblauch, Fruthwilen TG

Après Paris et New York, la grande exposition «Venise et l’Islam» qui a connu un grand succès, a aussi pu être vue à Venise. L’exposition, dont le commissaire est Stefano ­Carboni, a été rendue possible par la coopération avec l’Institut du Monde Arabe à Paris, le Metropolitan Museum of Art, New York, et les Musei ­Civici Veneziani. Le catalogue volumineux contient beaucoup de documents iconographiques étayant l’état actuel des recherches concernant cette thématique importante.
Venise avec ses lagunes est une œuvre d’art totale exceptionnelle et, depuis 1987, elle est  aussi inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco. Le Palazzo Ducale, Palais des Doges, avec ses nombreuses références à l’Orient, à l’histoire de la ville et de l’Eglise, était l’endroit idéal pour cette exposition. Beaucoup de Palazzi de la ville de lagune enchanteresse montrent, à part les éléments stylistiques de la Renaissance et du Baroque la forte influence de l’Orient. C’est spécialement la Basilique ­Saint-Marc avec ses mosaïques splendides, sa coupole et ses ornements riches qui le montre clairement. Déjà là, la thématique et les tableaux de l’exposition sont bien visibles. Dans beaucoup de tableaux s’illustre la rencontre respectueuse des hommes de l’Orient de l’Occident, des cultures chrétienne et musulmane. Les différentes cultures sont représentées dans une rencontre respectueuse et digne et nous introduisent de manière réussie à la thématique de l’exposition. Que l’exposition mette l’accent sur ce qui réunit les hommes et sur l’estime mutuelle entre les cultures, c’est justement ce dont notre monde a le plus besoin.

Venise – ville portuaire interculturelle

L’exposition montre des œuvres d’art de cette rencontre culturelle dans le cadre historique complexe de l’époque entre 828 et 1797, un temps marqué aussi par des guerres, l’esclavage et le colonialisme. Mais ce qui était plus fort entre Venise et l’Islam, c’était le respect mutuel et l’échange fructueux de biens culturels, d’art et de science. Déjà au IXe siècle, des relations commerciales se sont créées avec la Syrie, l’Egypte et l’Afrique du Nord. Les accès à la mer et les liaisons entre les ports étaient décisifs pour les dirigeants de Venise. Avec cela le développement du commerce et la vente d’épices, avant tout du ­poivre, ainsi que de la soie, du pourpre, du coton et de l’alun étaient assurés. La ville de lagune était entièrement dépendante de l’importation de matières premières et de produits alimentaires.
Entre le IXe et le XIe siècle, s’est développée une riche activité commerciale tout le long de la voie maritime dans le bassin méditerranéen. Venise a créé des maisons de commerce à Jérusalem, Alexandrie, Ako, Beyrouth, Alep, Damas et au Caire. Ainsi des relations commerciales se sont nouées le long de la «Route des épices» et de la «Route de la soie». Venise s’est gagné de plus en plus d’indépendance et d’autonomie. A part les avantages du commerce, une estime mutuelle est née de ces rencontres. On a appris les uns des autres et beaucoup d’idées, du savoir, de la culture et des aspects du style de vie ont été transmis. Beaucoup de Vénitiens – pas seulement des commerçants, mais aussi des politiciens et des scientifiques de la fin du Moyen âge et de la Renaissance – ont parlé l’arabe.
L’exposition «Venise et l’Islam» contient des œuvres qui documentent cette rencontre avec les Arabes, les Mamelouks, les Perses, les Ottomans et les Turcs. Ainsi un portrait de Titien montre le Doge Andrea Gritti qui parlait couramment le turc et qui était l’intermédiaire considéré entre les deux cultures. Venise était aussi l’unique puissance européenne qui avait des ambassadeurs fixes dans les villes du Proche-Orient. L’affiche de l’exposition montre le fameux portrait du ­Sultan Mohamed II d’Istanbul et celui du ­doge Giovanni Mocenigo du peintre très connu Gentile Bellini (1429–1507). Que le sultan ait laissé faire son portrait par un peintre chrétien, prouve la bonne entente. Les doges ne se sont jamais montrés comme des seigneurs envers l’Islam, à la différence de beaucoup d’autres dans l’Europe catholique. Les accords commerciaux entre le doge, le sultan et ses ambassadeurs étaient conclus lors de réceptions officielles au cérémonial très strict. On échangeait des cadeaux artisanaux qui ont enrichi mutuellement le style artistique. Ainsi ils apprenaient aussi à estimer les traditions philosophiques et scientifiques et ils ont noué de bonnes relations avec les grandes dynasties musulmanes. «Tout comme Venise s’est approchée de la culture islamique avec respect et admiration, elle apprenait en retour l’intérêt réciproque. Finalement, les artistes et artisans vénitiens apprenaient les techniques orientales, les styles et les ornements, tandis que de l’autre côté les commerçants orientaux importaient des objets de manufactures vénitiens commandés et appréciés par les sultans.»

Une force créatrice impressionnante

Dans l’exposition et le catalogue richement illustré, les thèmes de l’échange interculturel sont présentés dans l’ordre chronologique. L’exposition commence par le transfert légendaire des ossements de saint Marc d’Alexandrie en Egypte à Venise ce qui montre la profondeur des relations réciproques entre Venise et le monde oriental. Cet événement a donné au doge l’occasion d’honneurs triomphaux et la possibilité de construire la basilique de Saint-Marc où ses ossements allaient trouver leur repos éternel. L’évangéliste Marc était pour Venise le témoin direct de la Parole Divine et le  modèle de l’indépendance vénitienne. L’exposition se termine avec l’effondrement de la ­Serenissima, la république de Venise en 1797.
Spécialement fécond était l’échange des cultures entre le XIVe et le XVIe siècle, et c’est de cette époque-là que datent une grande partie des deux cents pièces d’exposition. Le visiteur peut admirer à part les tableaux des fameux ateliers de peinture comme celui de Bellini, Titien, ou Véronèse, aussi des objets artisanaux merveilleux, des documents écrits et les trésors de la science naturelle de l’Orient, de la cartographie jusqu’à la médecine. Les objets d’exposition et les représentations dans le catalogue montrent l’art de la soufflerie de verre qui est venue de l’Orient à Venise et qui a atteint ici son apogée; grâce aux commandes de la part des sultans ottomans, ces produits sont retournés de Venise en l’Orient. On peut aussi admirer de la soie, du velours et des tapis aux ornements fabuleux et à la technique artisanale parfaite. Les travaux sur métal de Damas et du Caire décorés d’incrustations d’argent et d’or montrent l’influence mutuelle des styles culturels.
De même, les objets superbes en technique de laque et les récipients de porcelaine menus et richement décorés ont leur origine en Extrême-Orient et ont été utilisés plus tard dans le monde musulman. Pour la technique de la laque, on utilisait à Venise des résines, des pigments et des couleurs spéciales de Turquie ou d’Iran et, au cours des siècles d’échange réciproque, une manufacture de porcelaine a été construite.
«L’âge d’or des sciences arabes» a été présenté de manière spécialement impressionnante. C’est ici que se trouvent les racines de nos sciences, de la mathématique à l’astronomie, de la chimie à la médecine. Ainsi par exemple «l’algèbre» est un mot arabe et nous nous servons jusqu’aujourd’hui des chiffres arabes. La classification typiquement grecque des sciences provient également de l’Orient. Beaucoup de penseurs arabo-islamiques étaient également actifs dans les sciences et leur contribution à l’apogée de la culture et des sciences dans l’Occident chrétien ne peut être assez appréciée. C’étaient les Vénitiens qui avaient publié la première édition imprimée du Coran en 1537, ce furent les Vénitiens qui imprimèrent les œuvres astronomiques de Ptolémée et qui propagèrent le compendium médical d’Avicenne.

Dignité humaine, respect des cultures et commerce équitable

L’exposition incite à la réflexion sur notre époque. Le processus civilisateur culturel qui a duré des milliers d’années et le chemin qui mène a une vie communautaire humaine ont toujours souffert d’importants revers, qui par le dépassement violent des normes culturelles et humaines ont conduit à des souffrances indicibles pour beaucoup d’hommes et de peuples. Avec la richesse culturelle de l’Orient, de l’Antiquité et de la Renaissance davantage tournée vers la pensée de la raison avec des normes morales, ainsi que Les Lumières et le développement des églises, les peuples de cette terre ont atteint il y a 60 ans, avec la Déclaration générale des droits de l’homme, un objectif éthique commun qui se réfère à l’anthropologie et à la nature humaine. Ces droits et ces valeurs sont valables et doivent être imposés. De nos jours où les contradictions entre l’Islam et l’Occident sont exagérées par la propagande, l’exposition «Venise et l’Islam» a le grand mérite de souligner ce qui unit les deux cultures sur le plan humain.
Le fait de voir cette exposition pendant la 52e «Biennale de Venise» lui a donné encore plus d’actualité. Car la thématique de la Biennale avec l’art contemporain international a été mise sous la devise «penser avec les sens – ressentir avec l’esprit» et s’est liée ainsi de meilleure façon avec ces bases anthropologiques, l’échange culturel entre l’Orient et Venise et le présent. Le lieu de l’exposition, «l’Arsenal» – l’installation portuaire historique avec les galères et les entrepôts – fait également référence à l’exposition «Venise et l’Islam».
Beaucoup de contributions internationales culturelles ont été dédiées aux misères ac­tuelles de la guerre et au décalage de plus en plus important entre riches et pauvres. Ce sont surtout les pays en voie de développement en Amérique latine et en Afrique, harcelés par la guerre, qui ont contribué avec les meilleures œuvres d’art. Beaucoup de pays européens et d’artistes ont également montré des œuvres critiques: le ‹n’importe quoi› postmoderne et le monde de la consommation et du luxe n’ont pas trouvé de place à l’exposition. Les visiteurs de l’exposition ont donc pu admirer la culture de l’Orient devant les objets uniques exposés et établir de multiples rapports avec la misère de la guerre et la pauvreté actuelle face aux œuvres d’art contemporaines. C’est justement en Orient, en Afghanistan, au Proche-Orient, en Irak – c’est-à-dire dans le berceau culturel de l’humanité et de la civilisation – que les puissances guerrières avec leur industrie de guerre mènent des guerres barbares, violant le droit international; c’est un crime contre l’humanité et la culture. C’est pour cette raison que le devoir et la volonté politique d’en finir avec les guerres doivent être placés au centre. Personne n’a le droit de décider pour un autre pays et sa culture, de l’occuper et de le dévaliser. Ces œuvres d’art et l’exposition nous incitent à faire à nouveau du commerce de manière civilisée et sur la base de l’Etat de droit, à exiger des façons de production humaines et un partage équitable entre l’Orient et l’Occident et sur le globe entier.
Les deux expositions montrent à tout le monde l’estime mutuelle des cultures et les fondements anthropologiques communs à tous les hommes: vivre dans l’égalité, la liberté, la paix et la justice.     •