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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°49, 8 décembre 2008  >  La coopérative – un avenir pour tous [Imprimer]

La coopérative – un avenir pour tous

par Reinhard Koradi, Dietlikon

L’humanité se trouve actuellement face à de grands défis qui ne peuvent être surmontés qu’en s’associant et en s’entraidant. Comme il s’agit d’assurer notre existence grâce à l’approvisionnement en biens d’importance vitale, ce sont des solutions à l’échelle locale et régionale qui s’imposent.
Dans ce contexte, la question se pose de savoir si la coopérative représente une chance pour tous. Elle est justifiée car pendant les années d’essor économique, nous avons sacrifié le sens de la communauté à l’individualisation et à la réalisation de soi. Pour que la ­coopérative puisse être une chance, nous devons être préparés à la saisir. Se pourrait-il que les conditions culturelles, éthiques et sociales se soient perdues et que la coopérative ne puisse pas être une chance pour tous?
Autrement dit: Avons-nous préparé le terrain pour que l’idée de coopérative puisse vraiment germer? Pour trouver la réponse à ces questions essentielles, cet article répondra à trois objectifs.
Premièrement, faire connaître aux lecteurs trois pionniers qui, à leur époque, ont fait de grandes choses dans la lutte contre la misère et la pauvreté parce qu’ils étaient convaincus qu’on pourrait tirer de leurs actions des conclusions permettant de maîtriser les missions vitales de l’avenir.
Deuxièmement, déduire de la biographie de ces hommes des clés pour la réalisation efficace de l’aide à l’autonomie.
Et troisièmement inciter à réfléchir aux fondements d’un ordre économique conforme à la dignité humaine.

Il y a toujours de la misère

La faim et la pauvreté resteront un fléau de l’humanité aussi longtemps qu’une minorité pourra acquérir des richesses démesurées aux dépens de la pauvreté des masses.
Au milieu du XIXe siècle, comme au plus fort de la dépression économique des années 1930, les gens souffraient surtout d’une mauvaise politique économique et de l’incapacité des gouvernements à maîtriser la crise.
Les conditions de vie étaient déplorables. La faim et la pauvreté étaient la cause de dommages aussi bien physiques que psychiques. La misère économique et sociale ne détruisait pas seulement les fondements existentiels des hommes. Elle les privait aussi de l’estime de soi ainsi que de la force de s’opposer à la destruction de leurs moyens d’existence et d’améliorer leur destin.
Pour surmonter le découragement, il faut souvent l’initiative de tiers, de personnalités sensibles à la situation des pauvres, de personnes capables d’identifier clairement les problèmes et d’agir avec détermination.
On découvre ces qualités en lisant l’histoire de la création des coopératives et les biographies de Friedrich Wilhelm Raiffeisen, du pasteur Johann Traber et de Michael Unterguggenberger.
Tous les trois ont pris des mesures bénéfiques pour améliorer les conditions inhumaines des familles paysannes appauvries, des ouvriers au chômage et éviter l’effondrement de la classe moyenne.
Grâce à leur engagement désintéressé et peu conventionnel, ils ont aidé les gens à sortir de leur misère.
Raiffeisen, Traber et Unterguggenberger ont œuvré à des périodes extrêmement difficiles et dans des milieux hostiles.
On ne peut pas exclure que l’humanité se retrouvera bientôt face à de telles épreuves.
La crise financière et économique actuelle présente un potentiel important de risques destructeurs qui pourraient changer notre vie de façon fondamentale et nos missions vitales.

La coopérative, un modèle pour l’avenir

Et même si le pire nous était épargné, il est quand même temps de reconstruire le monde de l’économie et du travail sur de nouvelles bases plus adaptées aux besoins humains. L’économie capitaliste a échoué, tout comme l’économie planifiée. Une nouvelle orientation fondamentale est absolument nécessaire. Et là, nous pouvons nous fonder sur les réalisations encourageantes de Friedrich Wilhelm Raiffeisen, Johann Traber et Michael Unterguggenberger.
Raiffeisen et Traber sont les pionniers de l’idée de coopérative et Unterguggenberger a trouvé, avec une monnaie alternative – le «Schwundgeld» (argent fondant) – une sortie de crise – certes passagère – car la Banque nationale autrichienne et le gouvernement ne pouvaient pas tolérer son succès.

Friedrich Wilhelm Raiffeisen (1818-1888)

La biographie et l’œuvre de Friedrich Wilhelm Raiffeisen sont très impressionnantes. En lisant le livre «Ein Mann bezwingt die Not» [Un homme triomphe de la misère], le lecteur est confronté au destin de la population villageoise de Weyerbusch au milieu du XIXe siècle. Des familles paysannes – prises entre les griffes des usuriers – étaient pressurées sans mesure et finalement chassées de leur ferme. Beaucoup de personnes ne per­dirent pas seulement leurs biens, mais aussi la confiance en un avenir meilleur. Raiffeisen, jeune maire, se rendit à Weyerbusch. Les conditions de vie misérables, la faim, la pauvreté des villageois le forcèrent à trouver de nou­velles solutions. Son énergie et sa détermination à s’opposer à la misère des hommes sont des exemples encourageants à suivre. Raiffeisen servit d’exemple. Il allait toujours de l’avant et manifesta beaucoup de bienveillance et de confiance à l’égard de ses semblables. Il ne se laissa décourager dans ses activités en faveur des plus démunis ni par des règlements ni par ceux qui le critiquaient, voire par ses ennemis. Même si la tâche paraissait immense et insoluble, il trouva toujours un moyen de vaincre la misère. Il misa sur ses propres capacités, sur la confiance mutuelle, le bénévolat, la solidarité, l’amour chrétien du prochain et la conviction que les hommes sont prêts à s’entraider. Il construisit une école à partir de rien, surmonta la famine et acheta des semences pour les agriculteurs du Westerwald.
Au départ, il avait toujours le projet de soulager la détresse. Le financement de ses projets se faisait souvent parallèlement ou après coup. Il fonda une commission pour les pauvres, destinée à récolter de l’argent pour l’achat de farine, un «Brotverein» [association pour le pain] afin d’aménager un fournil où l’on faisait du pain bon marché pour la population affamée, et des «Darlehensvereine» [associations de prêt] pour permettre aux agriculteurs d’acheter des semences et de liquider leurs dettes. Bien que la plupart de ses expériences furent positives, il se rendit compte que certains supportaient mal de se faire aider.
Il se rendit compte que la charité ne suffit pas. Il faut en même temps apprendre aux gens à faire quelque chose pour surmonter la misère. Aussi développa-t-il le principe «un pour tous, tous pour un». Etre membre, assumer une responsabilité et faire soi-même quelque chose étaient les conditions pour recevoir de l’aide.
La fondation d’une banque sur la base coopérative – la Banque Raiffeisen – représente  certainement le couronnement de ses efforts impressionnants.

Johann Evangelist Traber (1854 – 1930)

Le pasteur Johann Evangelist Traber était un grand ami des pauvres. Il a consacré toute sa vie aux œuvres sociales.
Il était très sensible au sort de son prochain. C’est dans l’assistance concrète apportée à ses semblables qu’il puisait sa force.
Son credo était le suivant: Il n’y a que des objectifs, des nécessités, des solutions; il n’y a pas d’obstacles.
C’est en les persuadant qu’il suffisait de vouloir qu’il entraîna ceux qui hésitaient à faire des choses dont ils ne se croyaient pas capables. Son pragmatisme et son engagement désintéressé s’expriment dans trois principes de résolution des problèmes:
«Tout d’abord, il faut examiner si la réalisation d’une tâche correspond à un besoin du moment ou du pays.» Deuxièmement, il faut s’oublier soi-même et renoncer au profit, à la gloire et à l’honneur, sinon ce qu’on réalise n’est pas le produit de l’amour du prochain mais de la vanité.
Et troisièmement, pour réussir, il faut avoir une confiance inébranlable en Dieu.
Traber est entré en fonctions à Bichelsee, dans le canton de Thurgovie en août 1885. A cette époque, la population des cam­pagnes souffrait d’une grande pauvreté. Beaucoup de fermes étaient surendettées. Les paysans manquaient d’argent pour les acquisitions nécessaires à leur exploitation et pour payer les intérêts de leurs emprunts. L’industrialisation qui progressait lentement promettait des bénéfices élevés, si bien qu’il ne restait plus guère d’argent à prêter aux agriculteurs. Traber ne pouvait pas fermer les yeux devant la misère de sa paroisse. En plus de l’aide qu’il apportait en tant que directeur de conscience, enseignant, éducateur et conseiller, il reprit, avec d’autres personnes qui partageaient ses convictions, l’idée de coopérative de Raiffeisen.
Il se référait au pape Léon XIII qui avait stigmatisé l’économie de monopole et le capitalisme débridé de l’époque. Il développa un programme de réformes qui devaient assurer à chacun des moyens d’existence décents, encourager la justice sociale et désamorcer les excès du capitalisme de croissance.
Pour lutter contre les inégalités sociales, le pape Léon XIII avait proposé des mesures pratiques comme la création d’organisations d’entraide.
Pour Traber, il était nécessaire de faciliter la modernisation des infrastructures qui s’imposaient par des crédits accessibles et de protéger ainsi l’indépendance des débiteurs. Il considérait l’aide à l’autonomie comme le fondement de la liberté de la paysannerie et des classes moyennes. Il a formulé, avec l’instituteur et un brodeur artisanal, les fondements d’une entraide coopérative et solidaire des villageois de la commune de Bichelsee. Ils fondèrent la première Caisse Raiffeisen de Suisse.
Les principes de la première banque Raiff­eisen étaient les suivants:
-    Elever moralement et économiquement la paysannerie, les artisans, les petits commerces et les petites entreprises de façon désintéressée et aider les plus faibles.
-    L’organisation et l’exploitation doivent être simples et transparentes et inspirer confiance.
-    Le champ d’action de la banque doit se concentrer sur une région. Les petits ­espaces sont une condition du succès (mais cela n’exclut pas une association nationale).
-    Les prêts, à faible taux d’intérêt, ne sont accordés qu’à des membres. Les débiteurs sont ainsi copropriétaires de la banque.
-    Les profits éventuels sont distribués aux membres, y compris aux débiteurs.
-    Ils ne sont distribués que lorsqu’ils ne sont plus nécessaires pour augmenter le fonds de réserve.
-    Les administrateurs et les surveillants travaillent bénévolement. Seul le caissier reçoit un salaire.
C’est selon la devise «Un pour tous, tous pour un» que Traber a créé les fondements de la success story des banques Raiffeisen en Suisse.

Michael Unterguggenberger (1884-1936)

Michael Unterguggenberger, maire de Wörgl (Tyrol), passait pour être l’avocat des petits gens. Il rêvait d’un monde meilleur et était persuadé qu’on ne pouvait arriver à une paix authentique que si une grande partie de la population trouvait un moyen de sortir de la pauvreté. Il doutait de l’utilité d’une économie dirigée si maladroitement qu’elle n’était pas en mesure d’offrir à chacun des moyens d’existence dignes. Pour lui, l’économie n’avait un seul devoir: créer la prospérité pour tout le monde.
En tant que social-démocrate engagé il ne pouvait accepter les remèdes des gouvernements nationaux pour surmonter la crise économique.
Sa critique des gouvernements peut être résumée de la façon suivante: «Ils continuent de prêcher le sauvetage par la réduction des salaires et des traitements, l’allongement du temps de travail, la suppression des institu­tions sociales et ils placent tous leurs espoirs dans les exportations.» (Les parallèles avec notre époque sautent aux yeux.) Quelques concepts ont été modifiés depuis, d’autres conservés. Ainsi on parle aujourd’hui de croissance grâce à plus de concurrence et de mondialisation, à la dérégulation, à l’harmonisation et aux privatisations.
En tant que maire de son village, Unterguggenberger se sentait responsable du bien-être de la population et il chercha avec persévérance des solutions pour lutter contre la sous-nutrition, le chômage et le fait d’être sans abri. Les humiliations et les insultes qu’il avait lui-même vécues avaient aiguisé sa conscience sociale et le sentiment de ­responsabilité envers ses semblables. Homme d’action, doué d’une volonté sans faille, il n’était pas prêt à s’accommoder de la pauvreté et de la misère dans son village. Il décida de construire au moins une arche salvatrice pour sa commune dans ce déluge de déflation et de chômage.
Il justifia ainsi son projet de faire circuler à Wörgl une monnaie particulière: «Si l’argent qui a servi jusqu’à présent n’est pas au service du peuple, nous avons le droit de chercher une solution propre à lutter contre la misère de notre pauvre peuple.»
Dès avant son entrée en fonctions comme maire de la commune tyrolienne, Unter­guggenberger avait étudié la Théorie de l’argent libre de Silvio Gesell. Il savait en tout cas qu’on ne pouvait mettre fin à la grave crise économique de sa commune de Wörgl qu’en créant un moyen de paiement qui y redresserait l’économie.
Il voulait oser quelque chose de nouveau. Et l’introduction d’une «monnaie villageoise» était quelque chose de nouveau. Pour que son projet réussisse, il trouva des compagnons fidèles qui le soutinrent et le défendirent contre la résistance attendue de quelques commerçants du village, contre la Banque nationale autrichienne et contre le gouvernement.
Sachant que la semence «argent libre» de ses projets ne pourrait prendre racine que dans l’humus du respect mutuel et de la volonté authentique de coopérer, il surmonta les limites des partis et chercha uniquement à parvenir à un consensus servant la cause commune.
Il ne cherchait pas des chemins détournés, il n’avait pas recours à la tromperie. Il essaya toujours de faire ce qu’il fallait faire conformément à ses convictions.
Grâce au «Schwundgeld», il vainquit la misère sociale et économique à Wörgl. La petite commune tyrolienne vécut avec cette monnaie – qui perdait sa valeur si on ne la dépensait pas – un petit miracle économique. Au village régnait, contrairement au reste de l’Autriche, une atmosphère de renouveau et de confiance.
Le «miracle de Wörgl» fascina beaucoup de monde. Unterguggenberger fut fêté, mais aussi critiqué voire ridiculisé. Beaucoup re­prirent son idée pour surmonter la crise et essayèrent de lancer une monnaie alternative dans leur commune, loin au-delà des frontières autrichiennes.
Le «Schwundgeld» de Wörgl reposait sur un acte de solidarité. Des observateurs notèrent: «Une commune entière, phalange solidaire contre la crise et la misère, s’est serré les coudes en négligeant les intérêts des partis.»
Unterguggenberger a lutté contre la crise dans son village parce qu’il ne voulait pas accepter la destruction de l’homme intellectuellement et économiquement autonome.
Le «miracle de Wörgl» est dû à la détermination d’un homme de prendre en main le destin de sa commune et de supprimer l’ingérence des autorités grâce à la responsabilité individuelle et à l’entraide. La création d’une monnaie alternative ne fut possible que parce qu’Unterguggenberger s’opposait fermement à l’exploitation des hommes par les intérêts, les rentes foncières et les béné­fices de la spéculation en soutenant un Etat populaire libre et social fondé sur la propriété et l’autonomie. La conviction que l’injustice doit être combattue et l’énergie d’un maire ont apporté un certain temps la lumière dans un village, montrant aux habitants – peut-être même au monde entier – une perspective d’avenir.

Des solutions pour sortir de la crise

Ces trois biographies confirment que les ­crises peuvent être surmontées même dans des situations très difficiles à condition de gagner les gens à l’idée d’entraide et d’autonomie sur la base du bénévolat et de la responsabilité individuelle.
Il faut aussi des personnalités capables de se concentrer sur l’essentiel qui, grâce à une planification et à des actions transparentes et ouvertes gagnent la confiance des hommes, des personnalités qui manifestent de la bienveillance, inspirent la confiance et montrent la voie de l’entraide et de la responsabilité individuelle.
Des solutions pratiques et efficaces apparaissent quand on met de côté les préjugés. L’ouverture à autrui et aux tâches nécessaires supprime les obstacles.
Des voies pour sortir des situations diffi­ciles s’offrent si nous nous laissons guider par la la bienveillance et l’authentique compassion à l’égard de ceux qui ont besoin d’aide.
Prendre les choses en main de façon déterminée suscite la confiance des hommes, si bien qu’ils sont prêts à se regrouper afin de trouver une solution commune pour sortir de la misère.
Si cette solution repose sur un consensus négocié démocratiquement, il est possible de venir à bout ensemble des situations les plus difficiles.
Nous pouvons donc répondre à la question posée au début de cet article: Oui, la coopérative représente une chance pour tous.    •