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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2015  >  N° 9/10, 13 avril 2015  >  Le tournant de Marignan et la Suisse d’aujourd’hui [Imprimer]

Le tournant de Marignan et la Suisse d’aujourd’hui

par Marianne Wüthrich, docteur en droit et enseignante

L’année 2015 est pour la Suisse une année commémorative pour plusieurs raisons. 700 ans depuis la bataille du Morgarten (1315), les Confédérés ont pris les armes et ont défendu pour la première fois avec succès leur liberté et leur indépendance. 500 ans depuis la défaite de Marignan (1515), une étape décisive pour le développement ultérieure de la Confédération sera le thème d’aujourd’hui. 200 ans après le Congrès de Vienne (1815) fixant la carte européenne par les grandes puissances européennes après leur victoire sur Napoléon Ier. Cela signifia pour la Suisse la reconnaissance par les grandes puissances de son territoire, tel qu’il est encore aujourd’hui, et la neutralité de son armée perpétuelle (définie par elle-même!).
Tournons-nous donc vers l’année 1515 et la question de savoir ce qui a amené les anciens Confédérés à mener des guerres en Italie. Quelles ont été les conséquences qu’ils ont tirées après leur défaite à Marignan? Quel est le rapport avec la Suisse actuelle? Il s’agit donc d’une part de l’approfondissement de la connaissance à propos de l’histoire suisse et d’autre part de dresser un bilan susceptible d’intéresser les lecteurs d’autres pays. Il s’agit de démontrer que les piliers fondamentaux de notre modèle d’Etat avaient déjà été posés lors de la vieille Confédération. Cela signifie que ce n’est pas Napoléon qui a inventé la Suisse moderne comme on le prétend ci et là, mais que le fondement du modèle suisse avait été posé auparavant et fut ravivé au XVIIIe/XIXe siècle lors des Lumières.
Dans cette analyse, c’est notre intention de donner la parole à des historiens suisses ayant été actifs à une époque où l’histoire suisse avait encore une place digne dans nos universités et où les étudiants et les professeurs savaient pourquoi il était nécessaire de s’en préoccuper.

Saint Gothard – Via Helvetica1

«L’histoire nous apprend que les grandes voies de circulation ne servent pas uniquement aux voyageurs et aux transports des biens matériaux, mais – et là repose une grande partie de leur importance historique – elles sont en premier lieu, des canaux et des passages pour véhiculer des biens intellectuels, des idées aptes à changer le monde.»2
Depuis le XIIIe siècle, la voie du Gothard a joué, d’abord pour les habitants du canton d’Uri, un rôle central. Elle leur a donné de nouvelles possibilités de gain pour compléter les rendements agricoles modestes que leur offrait leur sol pauvre et leur climat rude. Souvent, c’étaient surtout des raisons économiques qui faisaient partir les gens vers des pays et des continents étrangers, à l’instar des commerçants de jadis venant de la plaine. En même temps, s’est ouvert pour les confédérés un nouveau monde au sud des Alpes – une autre culture, une autre langue, un climat clément et, en direction de la pleine du Po une étendue toujours impressionnante encore aujourd’hui pour nous, habitués aux petits espaces. Le fait de traverser les cols alpins et les contacts qui se sont créés avec des gens du monde entier a participé à cette ouverture au monde, propre à la plupart des Suisses – opposées aux assertions contraires.
Les Uranais ont en tout cas saisi leur chance et ont construit déjà au XIIIe siècle le chemin du Saint-Gothard, l’ont entretenu et ont formé des coopératives de muletiers pour organiser l’accompagnement et l’hébergement des pèlerins et des commerçants avec leur marchandises vers le sud et leur retour vers le nord. Pour raccourcir la voie du nord au sud et la rendre moins pénible, les montagnards ont construit au milieu du XIIIe siècle un vrai chef-d’œuvre: le «Pont du diable» au-dessus de la gorge de Schöllenen.3 Ce n’étaient pas à cause des vallées étroites avec leur climat rude que les Habsbourgeois rendirent la vie difficile aux anciens Confédérés, mais plutôt leur intention de s’emparer de la voie convoitée vers le Sud. Les habitants des cantons dits primitifs se sont défendus comme on le sait avec succès. Ainsi le Saint-Gothard a libéré la voie pour la fondation de la Confédération.

Combat pour la liberté et consolidation du pacte fédéral

La base pour le Pacte de 1291 et pour tous les alliances ultérieures des Confédérés était leur engagement pour leur liberté et leur indépendance et contre l’ingérence de puissances étrangères. Pour conserver leur liberté, ils se sont distingués lors de la bataille du Morgarten en 1315 comme de vaillants combattants. Grâce à d’excellentes connaissances du terrain, des méthodes et des stratégies de combat originales et leur conviction de savoir ce qu’ils avaient à défendre, les montagnards étaient capables, au grand étonnement de leurs contemporains, de venir à bout d’armées bien plus grandes et mieux équipées.
Au cours des deux siècles entre les batailles de Morgarten et de Marignan, les Confédérés élargirent successivement leur confédération d’Etats de trois à treize cantons, auxquels s’ajoutèrent d’autres alliances avec diverses «pays alliés» tels le Haut Valais, Genève, l’Abbaye de Saint-Gall et les Grisons et de quelques conquêtes, notamment l’Argovie et la Thurgovie, pour compléter leur territoire. Le passage du bas Moyen Age aux temps modernes fut une époque agitée, dans laquelle il y eut de nombreuses luttes pour le pouvoir et des campagnes de conquête entre les diverses puissances européennes avec des alliances changeantes. Les Helvètes participèrent souvent à ces guerres en tant que mercenaires convoités, mais devaient parallèlement aussi protéger leur propre territoire grandissant contre des attaques. Jusqu’au tournant de 1515, ils se défendirent avec succès et purent protéger leurs frontières au Nord, à l’Est et à l’Ouest du pays, notamment à la fin du XVe siècle dans la guerre de Bourgogne (1474 –1476) contre Charles le Téméraire et dans la guerre de Souabe (1499) et contre le Saint-Empire.

Marignan – la croisée des chemins

Lors de leurs campagnes vers le Sud, les Confédérés arrivèrent à la croisée des chemins: fallait-il continuer à participer aux luttes pour le pouvoir des Grands ou se rappeler les paroles de Nicolas de Flue et se contenter de régler leurs propres affaires dans leur petit pays en toute liberté et indépendance? La tentation de vouloir participer au cercle des Grands était grande au début du XVIe siècle, car les Helvètes étaient estimés et respectés suite à leurs nombreuses victoires militaires.
A cette époque, les principales puissances européennes voulaient s’assurer leur part de l’Italie du Nord, le «jardin de l’Europe» très convoité. A part le Duc de Milan il y eut la France, l’Etat pontifical de Rome, la Maison des Habsbourg, le royaume d’Espagne et la République de Venise qui participèrent aux alliances changeantes et aux combats pour la ville de Milan et d’autres villes de l’Italie du Nord. Les Suisses, connus comme de bons combattants et donc des mercenaires ou partenaires d’alliances très convoités, devinrent dans les années 1512–1515 eux-mêmes quelque chose comme une grande puissance qui s’assura d’abord tout le Tessin avant d’étendre leur main encore plus au sud, en direction de Novarre et Milan.4 En tout cas on peut dire que toutes ces victoires contre les armées des «Grands» montèrent à la tête de certains Confédérés. Rétrospectivement, on peut donc dire que la lourde défaite qu’ils subirent finalement contre la France dans la bataille de Marignan a conduit à une pause, à un temps de réflexion sur les objectifs et les valeurs de l’alliance des treize anciens cantons, ce qui était impératif pour garantir le maintien de la Confédération.
Il semble que le peuple suisse actuel se trouve à une croisée des chemins semblable – évidemment dans une tout autre situation qu’il y a 500 ans. Pour nous autres Suisses du XXIe siècle, c’est la question suivante qui se pose: Voulons-nous nous contenter de notre Etat fédéral aux petits espaces et pendre notre place dans le monde en tant que membre neutre de la communauté des peuples avec tous les devoirs liés à ce statut privilégié? (Nous y reviendrons plus en détail dans le chapitre: «Neutralité armée perpétuelle – volonté de défense et obligation» à la page 4).
Ou bien cherchons-nous l’effondrement des piliers du modèle suisse – fédéralisme, démocratie directe, neutralité armée perpétuelle et plurilinguisme – uniquement pour préparer la voie pour un poste de rêve dans l’UE ou l’OTAN à quelques ambitieux politiciens, officiers de carrière ou autres membres de l’administration fédérale?

«La question-clé: Liberté ou pouvoir – Confédération ou Empire?»5

C’est cette question que pose l’historien Georg Thürer dans ses recherches sur la défaite des Confédérés dans la bataille de Marignan. Il arrive à la conclusion que ce n’était pas uniquement la défaite militaire qui décida les ancien Confédérés, il y a 500 ans, de se retirer sur leur territoire au nord des Alpes, mais que tout simplement leur tentative d’intégrer les rangs des grandes puissances ne leur convenait pas.
Car la Confédération était une alliance de petites communautés libres se réunissant pour que les diverses régions puissent garder leur liberté grâce au soutien de leurs alliés. Ils étaient loin de l’idée de vouloir devenir une grande puissance avec une organisation centralisée, dirigée par un seul souverain et liés à d’autres grandes puissances par des combats pour le pouvoir et des intrigues. Ils préféraient choisir en connaissance de cause une forme d’alliance coopérative, une alliance de pays souverains dont chacun, indépendant du nombre de sa population avait une voix au sein de la Diète et pouvait décider librement s’il voulait, par exemple, se joindre à une campagne contre Milan ou non (ce qui n’était pas une guerre défensive!). En outre, chaque canton gardait sa liberté de régler lui-même ses affaires – aujourd’hui nous dirions que l’ancienne Confédération se composait de 13 membres souverains. Avec les paroles de l’historien Georg Thürer: «Les Confédérés ne voulurent pas renoncer à cette liberté de la décision. Ils ne voulurent pas se priver de leur droit souverain ni au plan politique ni au plan militaire. Cela correspondait à leur conviction du pouvoir du peuple et d’une armée populaire dirigée par ses propres officiers. Cela serait contraire au caractère de l’ancienne Confédération d’entretenir une armée permanente en Lombardie avec un commandant permanant.»6
Est-ce pour cette raison que certains historiens suisses ne montrent que peu de d’intérêt à s’occuper sérieusement des racines de l’histoire suisse parce qu’ils devraient alors discuter ouvertement avec les citoyens la question «Conserver notre indépendance ou se laisser recruter pour servir les puissants»? Bien entendu «indépendance» ne veut pas dire «isolement» ou «faire cavalier seul», comme les militants pour l’adhésion de la Suisse à l’UE affirment. La Suisse a toujours été ouverte au monde et en contact avec quiconque est de bonne foi. Mais nos affaires, nous voulons les régler nous-mêmes.
Adhérer à l’UE pour y faire valoir nos idées de «démocratie»? Mais, s’il vous plaît, nous sommes au milieu de l’Europe, entourés d’Etats membres de l’UE: Quiconque occupe un poste à Bruxelles est invité à apprendre du modèle suisse – s’il y est prêt. Se soumettre aux ordres de l’OTAN, ou plutôt, puisque cela semble être plus «innocent», aux commandants d’une mission militaire «humanitaire» de l’UE? Ou préférons-nous pas remettre en état notre armée de milice – avec les paroles de Georg Thürer: «une armée populaire avec ses propres officiers» – afin qu’elle soit apte à défendre nos valeurs, si jamais cela devra à nouveau être nécessaire? Il est plus que naïf de se tranquilliser en affirmant que nous sommes «entourés d’amis» – quand on prend en compte la situation mondiale et le ton rude utilisé envers tout dirigeant d’Etat ne marchant pas au pas de l’unique puissance suprême.

«Les valeurs politiques de la Suisse sont une spécificité unique au sein de l’ordre juridique de notre Etat fédéral.»7

Nous pouvons donc constater que les racines de notre système étatique actuel existaient déjà au début du XVIe siècle dans la Confédération des treize cantons: d’abord sous forme d’une confédération d’Etats avec une forte orientation fédéraliste qui, plus tard en 1848, fut transformée en Etat fédéral mais avec une large souveraineté des cantons. En 1848, on n’attribua que peu de compétences à la Confédération, avant tout en politique extérieure:
Art. 8: La Confédération a seule le droit de déclarer la guerre et de conclure la paix, ainsi que de faire avec les Etats étrangers des alliances et des traités, notamment des traités de péage (douanes) et de commerce.
La Confédération avait entre autre aussi le monopole de demander des droits de douane (Art. 23), de frapper monnaie et de fixer l’uniformité des poids et mesures dans toute l’étendue de son territoire (Art. 36/37). On appréciera spécialement la formulation de l’art. 36, alinéa 2: «Les Cantons cessent de battre monnaie; le numéraire est frappé par la Confédération seule.»
«Comme il serait monotone de vivre en Suisse si les cantons étaient réduits à des numéros d’une administration centrale et perdaient leurs particularités!», écrit le professeur Thürer. Nous, les Suisses du XXIe siècle, aurons bientôt atteint cet état, si nous ne nous y opposons pas: dans la dite «Maison des Cantons» à Berne, les conseillers d’Etats, élus par les citoyens de leur canton, tiennent leur «Conférence des directeurs» – des entités qui prennent des décisions sans jamais y avoir été légitimés par les citoyens de leur canton; des cercles secrets qui, à l’encontre du droit constitutionnel du citoyen à des délibérations publiques, concoctent leurs projets et programmes, tel le Plan d’études 21, à huis-clos, ensuite pouvoir les inculquer aux numéros – pardon, aux cantons – sans consulter le peuple.
«L’harmonie de la polyphonie à plusieurs voix nous est plus agréable à entendre à nos oreilles suisses que le son d’une seule voix monocorde.», voilà les paroles qu’Edgar Bonjour adressa en 1939 à ses étudiants bâlois. Aux fanatiques de «HarmoS», il faut préciser que nous Suisses, nous ne voulons pas de monotonie d’un son unique à une seule voix pour nos écoliers. Nous voulons que les écoles glaronnaises, grisonnes et soleuroises continuent à contribuer à l’harmonie polyphonique à plusieurs voix. Une harmonie sans HarmoS. Quelle intervention fatale dans la souveraineté scolaire des cantons sont donc HarmoS et le Plan d’études 21! Dans quelle camisole de force nos réformateurs scolaires veulent-ils placer nos enfants dans le pays tout entier?
Il vaut mieux garder l’harmonie de la polyphonie à plusieurs voix.

«Liberi e Svizzeri!» – quatre cultures linguistiques sous un seul toit

Un autre pilier de la Suisse est le plurilinguisme. Cette particularité a également ses origines au XVIe siècle. Suite à l’adhésion de la ville de Fribourg à la Confédération en 1481, le «Bund in obertütschen Landen» accueillit pour la première fois un canton bilingue. Les Uranais conquirent déjà en 1440 la Levantine au sud du Saint-Gothard, en 1516, on accueillit, selon la «Ewigen Richtung», les autres régions tessinoises. Avec les Grisons, comprenant outre les vallées germanophones aussi des vallées romanchophones et italophones, les Confédérés s’allièrent avant la guerre de Souabe de 1499.
Le Tessin était à l’époque encore un «bailliage commun» c’est-à-dire qu’il était administré en commun par les cantons confédérés, «[…] cependant les Tessinois ne perdirent pas la mesure de leur liberté considérable en comparaison avec les régions limitrophes. Lorsqu’il s’agit de la décision si la région sud de la Suisse allait être jointe à la République cisalpine ou à la République helvétique, on entendit à Lugano des exclamations: «Liberi e Svizzeri!»8 Ainsi, à l’époque de l’Helvétique, le canton du Tessin devint un canton à droits égaux, dont les citoyens actuels votent, lors des votations populaires concernant les accords bilatéraux et d’autres sujets similaires, toujours le plus clairement contre l’adhésion à l’UE.
Edgar Bonjour attire également l’attention sur le fait que les anciens sujets du pays de Vaud et du Tessin «dans des moments de libre décision, lors de l’effondrement de l’ancienne Confédération […], se sont exprimés passionnément en faveur de la Suisse». Edgar Bonjour explique le fait que les Tessinois et les Romands n’eurent très vite plus de ressentiments envers leurs anciens souverains, par le fait que les Confédérés germanophones laissèrent aux Tessinois dès le début leur langue officielle italienne et correspondirent avec eux en italien. De même les Bernois: «Les baillis bernois régnèrent sur le pays de Vaud en langue française; ils se laissèrent même petit à petit conquérir culturellement par leurs sujets.»9 Il est également vrai que de nombreux Romands et Tessinois parlaient le dialecte suisse allemand.
C’est encore ainsi de nos jours: La plupart des Suisses alémaniques d’un certain âge savent se débrouiller dans leur quotidien en français et en italien et vice-versa. Car nous n’avions pas de leçons de français précoce à l’école primaire nous avons appris à fond la langue allemande comme base solide pour les langues étrangères à l’école secondaire. D’ailleurs, de nombreux mots français et aussi quelques mots italiens font partie du langage quotidien des Suisses alémaniques: De Portemonnaie au Trottoir, de Glace à Confiserie, de Merci à Boccia, Maroni et Trattoria.
Aujourd’hui, l’allemand, le français et l’italien sont des langues officielles équivalentes. Chaque loi et chaque contribution dans les pages web de la Confédération se trouvent en trois langues. Tout Suisse peut s’adresser oralement ou par écrit dans sa propre langue à l’Administration fédérale et reçoit son courrier de Berne dans la même langue. Le romanche obtient un soutien spécial pour qu’il puisse se maintenir, par exemple avec une propre station de radio, des programmes de télévision et des subventions pour des manuels scolaires. Dans les cantons bilingues de Berne, Fribourg et Valais ainsi que dans le canton trilingue des Grisons, les langues sont équivalentes.
Ces soins scrupuleux du plurilinguisme depuis ses débuts au XVe siècle, même à l’époque des bailliages communs, sont un autre pilier important du modèle suisse. C’est une des raisons pour lesquelles les diplomates suisses sont souvent sollicités lors de querelles linguistiques dans d’autres pays.

Neutralité armée perpétuelle – volonté de défense et obligation

Le principe de neutralité, un autre pilier central du modèle suisse, s’est développé progressivement depuis la défaite de Marignan: «Le tournant de Marignan fut le début d’un développement qui s’avéra être une bénédiction pour la Suisse et certainement aussi pour le monde», constate Georg Thürer. Pour la Suisse, cela fut une véritable bénédiction qu’elle ait pu – à l’exception de l’époque de l’Helvétique, c’est-à-dire de l’occupation par Napoléon I de 1798–1803 – rester à l’écart des guerres européennes. Lors de la Paix de Paris de 1815, les puissances européennes reconnurent la neutralité, «cette maxime étatique à succès de la Suisse et le maintien de son territoire, parce que la neutralité et l’indépendance de la Confédération helvétique ‹sont dans l’intérêt de toute l’Europe›».10
Pour le reste du monde, la bénédiction du statut de neutralité de la Suisse se fait sentir par les devoirs qu’elle s’est imposée et qui sont partie intégrante de sa politique extérieure. En font partie l’offre des bons services, l’aide humanitaire, la responsabilité principale de la Suisse pour le CICR et le respect de ses tâches dans le monde ainsi que les tâches spéciales en tant qu’Etat dépositaire des Conventions de Genève. Thürer décrit comment un Suisse, le Genevois Henry Dunant, touché par la misère indicible de la guerre, a fondé le CICR, et il met cet acte en relation avec Marignan: «En 1864 la Convention de Genève de la Croix-Rouge fut créée. Depuis, elle a sauvé la vie à des millions d’êtres humains. Cet œuvre humanitaire n’aurait pas pu être développé avec une telle efficacité si la neutralité observée depuis Marignan ne lui avait pas offert une place dans un pays relativement sûr. C’est pourquoi la Croix-Rouge a pris comme emblème l’emblème d’Etat suisse avec les couleurs inversées.»11
Et n’oublions pas: la neutralité de la Suisse est une neutralité armée, avec la mission constitutionnelle de garantir la défense du pays et de ses habitants. En outre, c’est une neutralité perpétuelle et très clairement une des valeurs de base que tout Suisse a en lui (90–95% de soutien dans tous les sondages).
Terminons nos réflexions sur le développement et la formation du modèle suisse à la suite de la défaite de Marignan avec une citation de Georg Thürer concernant la «mission du petit Etat»: «Ce n’est pas seulement pour l’Occident mais également pour le monde entier un grand service si la Confédération helvétique maintient l’exemple vivant que même dans un petit espace plusieurs langues peuvent vivre ensemble en paix et en liberté et qu’on peut confier aux citoyens le mot décisif par les urnes, pas seulement pour des élections mais aussi pour des questions de fond importantes.» Thürer termine son livre «Le tournant de Marignan» avec une reconnaissance du grand Suisse Johann Heinrich Pestalozzi: «Dans l’éducation en faveur de l’estime de ses semblables, Pestalozzi voit la plus grande contribution de notre petit Etat à la culture du monde».12
Pour nous, Suisses du XXIe siècle, cela signifie de ne pas chercher la bienveillance des grandes puissances, de ne pas participer aux guerres mais d’avancer dans l’éducation de nos enfants pour qu’ils deviennent des personnalités humaines, empathiques et responsables. Mettons-nous au travail!    •

1    Arthur Wyss-Niederer, Sankt Gotthard – Via Helvetica, Bern 1979
2    Arthur Wyss-Niederer, ibid., S. 2
3    Georg Thürer. Die Wende von Marignano. Zurich 1965, p. 14/15
4    cf. le chapitre «Drei Jahre Schweizer Grossmachtspolitik» in Georg Thürer, ibid., p. 28
5    Georg Thürer, ibid., p. 45
6    Georg Thürer, ibid., p. 47
7    Edgar Bonjour. Werden und Wesen der schweizerischen Demokratie. Bâle 1939, p. 23/24
8    Georg Thürer, ibid., p. 53
9    Edgar Bonjour, ibid., p. 24/25
10    Georg Thürer, ibid., p. 55
11    Georg Thürer, ibid., p. 56
12    Georg Thürer, ibid., p. 57/58

mw. Au sujet de la Constitution de 1848 Georg Thürer écrit: «En s’éloignant de l’ancien fédéralisme dans le domaine de la politique extérieure et des affaires militaires, l’organisation fédérale de la Confédération helvétique n’est pourtant pas dévalorisée. Elle nous permet aujourd’hui encore comme autrefois de mener une vie civique remplie de sens dans un Etat cantonal bien gouvernable et sain, se trouvant entre les petits espaces de la commune et celui, plus grand, de l’Etat fédéral. Dans le cadre de la Confédération, nous ne voulons nous priver ni de la vie publique ni de la vie culturelle spécifiques de ces 25 cantons [aujourd’hui 26 cantons, ndt.], mais les apprécier et les préserver comme sources de liberté et d’épanouissement de notre Confédération. Comme il serait monotone de vivre en Suisse si les cantons étaient réduits à des numéros d’une administration centrale et perdaient leurs particularités! Réjouissons-nous de la complémentarité variée des cantons – que la destinée politique soit décidée par la «landsgemeinde» séculaire ou par les urnes!»

Georg Thürer. Die Wende von Marignano. Zurich 1965, p. 47/48

Donnons aussi la parole à l’historien Edgar Bonjour qui présenta, en mai 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, à la demande des étudiants [!] à Bâle trois cours traitant de l’«Etat suisse et l’histoire culturelle de la Suisse». Vu la situation menaçante dans le monde, il leur fit remarquer «[…] que la force de notre Etat fédéral est fondée sur la vigueur des Etats membres intacts, que la destruction de la structure étatique des cantons reviendrait à une autodissolution de la Suisse, car il existe un rapport de parenté très ancien entre la conception étatique d’un pouvoir central et celle d’un Etat dictatorial et totalitaire.» Dans le sens de la résistance spirituelle, Edgar Bonjour opposa l’inculture menaçante de l’époque au principe fédéraliste de la Suisse, ce qui correspond également à la protection des minorités: «Le fédéralisme est devenu pour nous une forme vécue de communauté. Il assure à chacun de nos quatre peuples si divers et si différents en nombre une existence pacifique tout en favorisant un vivre-ensemble fructueux. Lui seul peut conjurer le spectre de la question des minorités et des conflits linguistiques de notre territoire. Les valeurs politiques de la Suisse sont une spécificité unique au sein de l’ordre juridique de notre Etat fédéral. Nous y tenons fermement, non pas par sentimentalité crispée, mais parce que nous croyons fermement au destin individuel de chacune des parties de notre population et à une compréhension profonde de cet ordre juridique. Nous ne le considérons pas comme «ringard» mais, malgré tout, comme très prometteur. L’harmonie de la polyphonie à plusieurs voix nous est plus agréable à entendre à nos oreilles suisses que le son d’une seule voix monocorde.»

Edgar Bonjour. Werden und Wesen der schweizerischen Demokratie. Bâle 1939, p. 23/24

mw. «La décision de renoncer à une future politique de grande puissance, fut imposée de l’extérieur aux Suisses battus lors de la bataille de Marignan. Mais elle correspondait en même temps à leur essence intérieure. C’est pourquoi il serait erroné de ne prendre en compte que le lieu où les Confédérés ont subi une perte pour prétendre que la défaite au sud-est de Milan fut le grand désastre de l’histoire suisse parce que elle aurait empêché la Suisse de devenir une grande puissance permanente. Au contraire, il faut expliquer que cette courte période durant laquelle la Confédération se comporta comme une grande puissance était une entreprise hasardeuse trouvant sa fin à Marignan car elle était en contradiction avec l’essence de la Confédération helvétique. On aurait été mal inspiré de vouloir gagner du terrain et d’en perdre son âme.» Les Français victorieux sous François Ier furent, à cette occasion, très bienveillants envers les Confédérés, car ils leur cédèrent, dans le traité de «paix perpétuelle» de 1516, le Tessin et la Valteline; en échange, ils exigèrent des Suisses une paix durable avec la France.

Georg Thürer. Die Wende von Mariano. Zurich, 1965, p. 41/42

mw. «Faisant partie du désir de vivre sainement, la volonté de se défendre ne doit en aucun cas s’essouffler au sein du peuple. Quiconque aime notre vie en liberté doit se préparer à temps et s’engager pour le maintien de la Confédération. La bravoure et l’endurance ayant influencé l’attitude mémorable des héros de Marignan, ne devraient pas s’affaiblir face à la situation mondiale transformée et la nouvelle manière de conduire les guerres; en particulier parce que l’armée de la Suisse – le seul Etat n’ayant pas changé ses frontières depuis l’époque de Napoléon – ne veut pas conquérir de nouvelles terres mais sauvegarder notre petit Etat avec ses dons et ses tâches.» Voilà ce qu’écrivit Georg Thürer à l’occasion de la commémoration des 450 ans de la bataille de Marignan en 1965. Il semble que ces mots, 50 ans plus tard, n’ont en rien perdu de leur importance et de leur actualité.

Georg Thürer. Die Wende von Mariano. Zurich 1965, p. 56

De plus, en mai 1939, alors que la situation mondiale était bien plus menaçante, Edgar Bonjour rendit attentif au fait que la neutralité suisse n’était pas une neutralité d’opinion: «D’abord, il faut dire que pour nous la neutralité est uniquement un principe de politique étrangère et ne relève pas de l’indifférence vis-à-vis des problèmes humains et spirituels. […] Elle correspond donc au bon sens et est dictée par un impératif de pure survie. La Suisse n’a pas pour autant démissionné de l’histoire du monde. Notre neutralité n’interdit nullement au citoyen individuel de se faire lui-même une opinion sur les évènements géopolitiques, de se pencher sur différentes idéologies et de se former sa propre opinion. […] Le Suisse ne se laisse dicter sa manière de penser, de parler ou d’écrire ni de son gouvernement et encore moins d’un gouvernement étranger.»
Puis, Edgar Bonjour attire l’attention sur les obligations que la neutralité impose à la Suisse et à ses habitants, en priorité, le devoir de défense militaire du pays: «Le droit de pouvoir s’abstenir de tous les conflits des grandes puissances nous impose des devoirs. D’abord le devoir du service militaire pour protéger notre indépendance territoriale et politique; puis le devoir de l’engagement intellectuel pour protéger nos particularités culturelles. […] Finalement, le devoir d’accueil, la disposition à l’entente et à l’aide inter­étatiques. […] Le fait que la neutralité suisse ait engendré des performances positives lui a donné une bonne réputation internationale et la reconnaissance générale en tant qu’élément de la politique européenne.»

Edgar Bonjour. Werden und Wesen der schweizerischen Demokratie. Bâle 1939, p. 35-37