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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°48, 5 décembre 2011  >  Pourquoi la Suisse n’a-t-elle pas été attaquée? [Imprimer]

Pourquoi la Suisse n’a-t-elle pas été attaquée?

hd. Une fois de plus, le monde est tenu en haleine par une crise économique. Personne ne sait comment l’Europe va venir à bout des problèmes financiers et monétaires. Ce sont des temps agités qui peuvent facilement mener à des conflits au sein des pays et entre les pays.
La Suisse, en tant que petit Etat neutre, a toujours été bien avisée de montrer clairement qu’elle ne se laisse ni forcer ni humilier. Un regard en arrière vers une autre époque de crise pourrait aider à se focaliser sur l’essentiel. Au bon moment, le livre de Christian Favre a paru. Que la volonté de défense de nos pères puisse renforcer notre volonté de prendre le chemin à travers la crise et vers l’avenir en dignité et en pleine détermination.

Pour répondre à cette question, il faut analyser toutes les données, tant du côté suisse que du côté allemand.
A commencer par l’incontestable lien économique qui unissait les deux pays déjà avant-guerre, en soulignant toutefois que l’Allemagne n’achetait pas d’armes à la Suisse avant le conflit. Mais ces liens étaient essentiellement privés. L’Allemagne, en cherchant à envahir la Suisse, comptait bien sur la collaboration de ses amis, comme les appelait Hitler. On imagine bien que ces amis se seraient parfaitement accommodés d’une Suisse intégrée au Reich. Mais il y a aussi cette mystérieuse Banque des règlements internationaux, la BRI à Bâle, fondée, comme on l’a vu, par les banquiers internationaux … Ses amis? Faute d’investigations, on n’en dira pas plus à son sujet sauf qu’elle a alimenté financièrement l’Allemagne nazie avant-guerre et pendant la guerre. L’historien Marc-André Charguéraud lui a consacré un livre: «Le banquier américain d’Hitler.» Pendant la guerre, la Suisse dépendait économiquement de l’Allemagne, ce qui l’a amenée en contrepartie à lui vendre des armes, à lui accorder des prêts et à lui acheter de l’or, nécessaire au maintien de la valeur du franc suisse. Tout ceci devrait être comparé et évalué. En 1944, l’Allemagne était encore capable de produire 40 000 avions. Ainsi que l’a déclaré le général SS Schellenberg, Hitler tenait absolument à englober la Suisse dans le Reich. Par contre, la plupart des déclarations des officiers allemands ont fait mention de la valeur de la résistance, non seulement de l’armée mais aussi des civils. Les Allemands n’avaient aucun doute quant à la supériorité de leur armée en ce qui concerne l’aviation et les blindés, mais ils étaient parfaitement conscients que l’on n’occupe pas un pays fort de centaines de milliers de tireurs capables et décidés à descendre un ennemi à 500 mètres. Chacun a sa propre appréciation sur cette question mais pour se faire vraiment une idée, rien de mieux que de voir deux films démontrant l’efficacité du tir: à savoir Stalingrad et Uprising (qui traite du soulèvement du ghetto de Varsovie) de Jon Avnet. C’est dans ce dernier que le mot héroïque prend toute sa valeur. Stephen Halbrook, dans son livre «La Suisse encerclée», insiste sur l’effet dissuasif du tir de précision pratiqué à la fois par les militaires et les civils suisses. Restent d’autres raisons. L’axe du Gothard en était une, les Allemands savaient qu’en cas d’attaque, le tunnel serait saboté, faute d’être miné par manque d’explosifs, par l’armée suisse. Des industries auraient subi le même sort. Quel pays, attaqué par l’Allemagne a programmé la destruction de ses propres entreprises? L’aspect humanitaire n’était pas négligeable; la Suisse s’occupait, en tant que puissance protectrice, des intérêts de nombreux Allemands dans le monde, le CICR et des fonctionnaires visitaient des prisonniers allemands. Et ne négligeons pas le fait que la Résistance allemande a joué en faveur de la Suisse, en particulier au niveau des renseignements. On en arrive ainsi à la conclusion que tous les témoignages de responsables militaires ou politiciens, alliés et allemands, concordent en ce qui concerne la valeur et la volonté de la défense de la Suisse et aucune de ces personnes, pour la plupart parfaitement au courant de la situation de la Suisse, n’a mis les échanges commerciaux en premier. De leur côté, les Allemands ont minimisé le rôle économique attribué à la Suisse, sauf le ministre de l’Economie Funk, dans l’unique but de reporter sa propre culpabilité.
«Seule une méconnaissance paradoxale des faits permet d’affirmer rétrospectivement que cette politique de collaboration a été couronnée de succès, comme si c’était elle qui, avant tout, avait été déterminante pour la survie de la Suisse et non pas des facteurs inhérents à l’évolution générale de la guerre.» (Klaus Urner, «II faut encore avaler la Suisse»)
Actuellement, beaucoup de jeunes sont persuadés que l’armée n’a joué aucun rôle. Le cas du Danemark est très représentatif de cette attitude. En effet, le Danemark était neutre, comme la Suisse, et avait signé avec l’Allemagne le 31 mai 1939 un pacte de non-agression. Le 9 avril 1940, à 4 heures du matin, 40 000 Allemands envahissaient le pays, deux heures et demie plus tard, le Gouvernement capitulait et acceptait une occupation protectrice, en échange d’une collaboration efficace. Et elle le fut, puisqu’à la fin de la guerre, le ministre Scavenius se félicita: «Les différents ministères ainsi que les organisations patronales ont loyalement aidé à l’exécution de cette coopération économique.» A la fin de 1940, le Premier ministre Stauning décrivait le Danemark comme «le pays le plus heureux de l’Europe». Quant aux Allemands, ils déclarèrent: «Ces livraisons peuvent être considérées comme pleinement satisfaisantes.» Hitler dit que le Danemark était un protectorat modèle. Il n’y eut donc ainsi, grâce à la philosophie «sans armée» peu ou pas d’exaction allemande dans ce pays bien que j’imagine qu’il devait tout de même exister une Résistance.
Qu’en fut-il pour les réfugiés? Le Danemark livra 350 membres du parti communiste à l’Allemagne ainsi que 122 réfugiés politiques allemands. Cependant et contrairement aux autres pays occupés, il ne livra aucun juif ou presque. Les Danois dans leur ensemble avaient décidé de protéger leur population juive, qu’ils envoyèrent en Suède, action qui valut au Danemark une médaille.
Si la Suisse avait agi de même, aurait-elle, elle aussi, été épargnée par les critiques, comme le Danemark? Voilà matière à réflexion. Une chose est sûre cependant: si tel avait été le cas, la Suisse n’aurait pas pu accueillir les 22 000 juifs, il n’y aurait pas eu de Croix-Rouge internationale, la Suisse n’aurait pas pu fonctionner auprès de 43 pays en tant que puissance protectrice et l’aide humanitaire n’aurait été possible qu’à travers l’Allemagne et de son clan. A la fin de la guerre, l’Allemagne devait deux fois plus d’argent au Danemark qu’à la Suisse. Observons bien que cette totale collaboration économique n’a pas dissuadé les Allemands d’envahir le Danemark. (Source: Marc-André Charguéraud, «Survivre»)
Seuls des idéologues suisses, sans connaissances vécues, historiens ou non, ont accrédité la thèse inverse.
Voyons aussi ce qu’en pense l’historien américain Angelo Codevilla:
«Certains historiens soutiennent qu’il n’y a jamais eu de véritables menaces d’invasion, car, en fait, l’Allemagne n’a jamais décidé d’envahir la Suisse. Ainsi l’historien révisionniste H-U. Jost écrit: ‹Ni le Haut commandement de la Wehrmacht, ni les dirigeants politiques n’ont jamais envisagé une conquête de la Suisse. Au contraire, dans les cercles économiques et militaires, on avait plutôt tendance à se prononcer contre une telle opération.› Suivant cette logique, la planification militaire suisse équivalait à une sorte d’inutile autosatisfaction. Cependant cet argument est basé sur un sophisme. On ne peut pas affirmer qu’un événement ne pouvait pas arriver simplement parce qu’il n’est pas arrivé. Pourquoi les responsables militaires et économiques allemands se sont-ils prononcés contre une invasion de la Suisse? Est-ce parce qu’ils ont comparé les coûts et les bénéfices éventuels d’une telle opération? Lorsque les hommes ont envie de quelque chose, ils s’aperçoivent presque invariablement que l’obtention de cette chose implique un effort de leur part. En conséquence, on ne peut pas conclure que lorsque les humains ne cherchent pas à obtenir quelque chose, c’est parce qu’ils n’en ont pas envie, pas plus que l’on peut prendre au sérieux l’attitude du renard qui qualifie d’«aigre» une grappe de raisins difficile à attraper. En outre, l’Allemagne ayant envahi un certain nombre de petits pays, il n’était pas déraisonnable de penser que les Suisses pouvaient être les suivants sur la liste.» (Angelo M. Codevilla «La Suisse, la guerre, les fonds en déshérence et la politique américaine», p. 53. – Ancien officier de l’US Navy, professeur en relations internationales à l’Université de Boston, ancien conseiller en matière de politique étrangère au Sénat américain, membre du «US Senate Select Committee on Intelligence»)
Par contre, des élèves d’un gymnase (lycée) n’ont pas la même appréciation: «C’est à ce prix, et en jouant au chat et à la souris, ou si vous le voulez, en ménageant chèvre et chou, que la Suisse se sortira de ce guêpier, et non pas, comme beaucoup le croyaient, grâce à son armée et au général Guisan.»
Cette simple phrase démontre clairement que pour ces élèves, il aurait suffi à tous les pays envahis par les Allemands de commercer avec eux pour ne pas subir d’invasion! Pour eux, la Suisse n’avait pas besoin d’affirmer sa résistance armée, le commerce suffisait. Une Suisse sans armée aurait parfaitement fait l’affaire selon eux. Ces élèves et leur professeur ont parfaitement le droit d’exprimer une telle opinion, comme j’ai le droit de préférer celle de Codevilla. Ce d’autant plus qu’il m’est facile de démontrer que c’est d’abord la volonté de résistance qui a prévalu en 1940, alors que le commerce avec l’Allemagne n’avait pas l’importance qu’il a prise ensuite en venant seconder la résistance armée, comme l’a bien dit Guisan. C’est donc en premier à Guisan et à l’armée que la Suisse doit sa reconnaissance. Lorsque des enseignants prétendent inculquer à leurs élèves que ce n’est pas l’armée mais uniquement le commerce qui a sauvé la Suisse, on aimerait connaître le sens profond de ce message. Est-ce celui d’une Suisse sans armée? Est-ce celui qui consiste à faire croire qu’il est toujours possible de s’arranger, même avec le pire ennemi? Plus concrètement, je crois simplement que les enseignants sont mal informés et ne disposent pas des outils (livres) nécessaires pour enseigner une histoire aussi complexe.
Dans son livre, «Le service de renseignements suisse face à la menace allemande», l’historien Christian Rossé explique comment les Services de renseignements percevaient et évaluaient la menace allemande. Il s’avère qu’il existait à ce sujet deux courants en Allemagne: l’un purement nazi, provenant des SS tels que Heinrich Himmler ou Sigismund von Bibra en Suisse, qui était en faveur d’une action contre la Suisse et l’autre qui freinait pour deux raisons, dont la première était clairement le degré de résistance de l’armée et la deuxième la menace de la destruction du tunnel du Gothard. On y ajoutera également les considérations économiques mais elles n’étaient pas prioritaires et à double sens. En effet, si les achats d’or arrangeaient les stratèges allemands, en même temps, l’accumulation d’or en Suisse aiguisait la convoitise de certains gestapistes et autres pilleurs de guerre … L’aide humanitaire, le CICR, la puissance protectrice exercée par la Suisse auprès de ressortissants allemands ont certainement aussi joué un rôle.
Pilet-Golaz, lors de sa démission en 1945, a remis un rapport à son successeur, Max Petitpierre. L’énoncé complet se trouve à la fin du livre de Georges-André Chevallaz, «Le Défi de la neutralité». En comparant la vision de Pilet-Golaz avec celle des Services de renseignements, on est surpris par la différence d’appréciation des risques encourus par la Suisse tout au long de la guerre. Pour Pilet-Golaz, seule l’alerte de 1940 a vraiment été un danger pour la Suisse, alors que pour les Services de renseignements, Masson en particulier, le risque était bien présent tout au long de la guerre. En fait, si Pilet-Golaz sous-évaluait le risque, c’était bien qu’il comprenait l’importance de la dissuasion économique et de ce fait, il négligeait le caractère imprévisible non seulement d’Hitler mais aussi des éléments profondément nazis et gestapistes qui auraient volontiers fait main basse sur l’or suisse.
Un élément supplémentaire doit être pris en considération, même s’il est encore sujet à controverse. Nombre des officiers allemands étaient parfaitement conscients du fait qu’Hitler menait l’Allemagne au désastre; cette considération les amena à agir dans l’ombre contre les intérêts nazis, et ceci au plus haut niveau. En plus, certains de ces officiers – c’est difficile de le dire en Histoire – aimaient la Suisse. N’oublions pas qu’il n’y eut pas, comme avec la France, une accumulation de rancœur pour ne pas dire de haine. Il est donc certain, par exemple, que l’amiral Canaris, chef des Renseignements, a agi en faveur de la Suisse, cela a été dit par des historiens allemands il y a quelques années.
«Canaris avait pour lui d’œuvrer dans un secteur par définition opaque. Il a su également jouer de la très grande difficulté de gens comme Keitel ou Hitler à admettre qu’un amiral allemand pouvait trahir son pays. Cela, ça les dépassait. Par ailleurs, il n’était pas idiot et donnait au moins l’apparence de travailler à la victoire de l’Allemagne en fournissant des renseignements dont certains étaient vrais. Mais évidemment, rien de décisif, comme devait le reconnaître Keitel, je crois, ou Jodl, à Nuremberg. Enfin, il n’est pas impossible que Canaris ait disposé de dossiers embarrassants pour Himmler ou tel ou tel chef du SD, comme le suggère Schellenberg dans ses mémoires. Heydrich qui était sur le point, semble-t-il, de démasquer Canaris, est mort, de façon fort opportune à Prague.» (Source: Intervention dans le Forum «livresdeguerre.net», www.livresdeguerre.net/forum/contribution.php?index=42227&surl=Canaris%20avait%20pour%20d’oeuvrer)
Finalement, le fait que la Suisse fut épargnée par une occupation allemande dépendit d’une multitude de faits et attitudes contradictoires, d’évaluations du pour et du contre. En chercher une raison relève de la fantaisie.     •

Extrait de: Christian Favre, «La Suisse avant et ­pendant la Seconde Guerre mondiale». Editions Baudelaire, Lyon 2011. Chapitre 19, p. 149–155.

La Suisse avant et pendant la Seconde Guerre mondiale

On ne peut expliquer une période de l‘histoire d‘un pays sans avoir quelques notions de son passé, et du contexte international de l‘époque. On ne peut étudier l‘histoire de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale sans s‘être intéressé à ce qui se passait hors de Suisse. En un mot, comprendre l‘intégralité de la Seconde Guerre mondiale, pour mieux expliquer le rôle de ce petit pays dans ce conflit majeur.
Malgré cela, l‘Histoire reste un domaine très compliqué… On sait qu‘elle peut être à charge ou à décharge, en fonction de ses propres convictions politiques ou éthiques.
J‘admets que mon récit ne déroge pas à la règle, et prend un parti malgré lui… à vous de découvrir lequel, et surtout pourquoi!