Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2015  >  N° 3/4 10 février 2015  >  «La médecine n’a pas le droit d’abandonner à l’économie sa tâche originaire d’avocat du patient» [Imprimer]

«La médecine n’a pas le droit d’abandonner à l’économie sa tâche originaire d’avocat du patient»

Une critique de l’accaparement de la médecine par l’économie

par le Pr Giovanni Maio*

Nous vivons de nos jours une transformation fondamentale de la médecine, soit dit d’une pratique sociale originaire en une médecine du marché de la santé. Des concepts destinés à l’origine uniquement à l’industrie sont de plus en plus imposés à tous les domaines de la société. Depuis longtemps, on peut observer, avant tout dans les cliniques, des modes de pensée influencés davantage par l’entrepreneuriat que par la médecine. Mais quelle est réellement la différence? En quoi les principales catégories économiques transforment-elles les modes de pensée en médecine?

Suppression structurelle de l’empathie

L’économie, et avec elle les efforts pour augmenter l’efficacité, force inexorablement à l’accélération. Le diktat du marché est un diktat de l’économie du temps: tous les processus dans les cliniques sont accélérés pour finalement faire disparaître ce qui est le plus important dans la prise en charge des êtres humains – le temps pour les petits échanges spontanés, l’entretien pas planifié, pas nécessaire mais si bénéfique et indispensable dans la prise en charge personnelle. L’attention individuelle est de plus en plus souvent considérée comme un extra idéaliste dont on peut se passer aujourd’hui, car l’essentiel est dans la garantie des normes de qualité. Et l’empathie ne peut guère faire partie de ces normes, car on ne peut pas vraiment la mesurer.

Normes formelles au lieu de relations humaines

Avec le diktat du temps politiquement prescrit, la culture de la guérison s’étiole, car le traitement de personnes malades est de plus en plus considéré comme un acte mesurable. Le système économiste suggère de manière problématique que le traitement est terminé avec l’application de la bonne procédure. De cette manière, l’aide valorisante pour l’être humain devient un simple service auprès de personnes – selon les prescriptions économico-administratives. Ainsi l’on sous-estime précisément ce qui a été décisif pour beaucoup de personnes dans le choix de cette profession d’entraide qu’est la médecine. La satisfaction pour le médecin et la véritable aide pour le malade résident dans les activités médicales qui associent une base saine de connaissances, une grande estime pour le patient, un authentique désir d’aider et une relation attentive envers le malade. De telles valeurs deviennent un obstacle importun pour l’augmentation de l’efficacité et la rentabilité.

Accaparement économique des soins médicaux

Il est évident que le mode de pensée économique est important en médecine. Sans l’aspect économique on gaspillerait trop de ressources précieuses. Mais il faut mettre l’économie à sa juste place. Elle est là où elle aide la médecine à atteindre ses objectifs médicaux fondamentaux sans gaspillage. L’économie est donc au service de la médecine qui, avec une gestion raisonnable, doit créer les espaces libres permettant seuls à la médecine d’être exercée au mieux.
Mais aujourd’hui l’économie ne sert plus la médecine mais la médecine sert l’économie. C’est l’économie qui fixe les conditions et dicte de manière détaillée quel traitement doit être fait et comment il faut le faire pour qu’à la fin les comptes soient justes. Mais si ce ne sont plus les aspects médicaux qui prévalent mais les aspects économiques, nous abandonnons aussi des valeurs fondamentales de la société.

Dévalorisation de l’art médical

Au fond, dans le système sanitaire moderne, on ne veut plus de réels médecins, on préfère des managers qui assemblent habilement les divers traitements. On aimerait avoir un système dans lequel toutes les activités peuvent être séparées l’une de l’autre de manière organisationnelle. De cette façon l’art médical, la conception globale de l’être humain, la qualification médicale de base, ne peuvent plus être mise en valeur. L’économisation conduit successivement à une sorte de médecine partielle, car les médecins sont récompensés quand ils se limitent à un diagnostic selon DRG ou à un diagnostic de départ et ainsi sur un segment partiel sans jamais vouloir prendre en compte l’être humain dans son intégralité.
Dans le courant d’une économisation excessive l’estime de la profession du médecin semble diminuer. Cela s’avère également dans la fureur documentaire accompagnant l’économisation. Tout doit être mesuré, documenté, et avant tout – contrôlé. Plus rien ne va de soi, le médecin doit tout justifier; à tout moment, il est exposé à une suspicion générale. On ne fait plus confiance aux médecins d’agir correctement, on les soumet constamment à des contrôles et avec des appâts financiers, on veut les amener à faire ce qu’on leur demande. Cet «homo oeconomicus» est exactement le contraire du médecin qui aide sans condition et tout naturellement.

Déprofessionnalisation des médecins

Il n’y a plus guère de marge d’appréciation professionnelle pour le médecin; l’expérience médicale n’a plus sa place, tout lui est prescrit jusqu’au dernier détail. Une telle activité, où tout est prescrit, tel un mode d’emploi, n’a en réalité plus rien à voir avec la profession médicale. On constate plutôt au cours de l’économisation une déprofessionnalisation politiquement voulue du corps médical. Plus les médecins reçoivent de stimulants financiers, plus ils perdent la liberté de s’orienter exclusivement au bien des patients – les bases de l’exercice de leur profession. Le médecin se retrouve jour après jour dans un conflit de rôle qu’il ne croit pouvoir résoudre qu’en abandonnant les nobles idéaux de sa profession libérale pour s’orienter selon les critères de l’économie d’entreprise et les contraintes matérielles qui en découlent.
On passe outre le fait que cela revient à une liquidation de l’art médical et avec ça à une liquidation de la fiabilité de la médecine.
La perte de fiabilité en la médecine est encore accentuée par le fait que dans un système de santé orienté sur la concurrence, la publicité est un moyen très prisé. Là, on ne prend pas en compte qu’une profession libérale est incompatible avec la publicité; car celle-ci suggère qu’il n’y a en médecine que des concurrents et plus d’ordre propre à la profession. Suite à la publicité la médecine subit une banalisation de ses objectifs. On attise ainsi une culture de méfiance qui nuit massivement à la réputation de la médecine.

Banalisation des prestations médicales

La reprise d’idées directrices de l’économie conduit incessamment à la banalisation, à la judiciarisation et à la dépersonnalisation de la médecine. C’est suite à cette dépersonnalisation que les interactions entre le médecin et le patient – qui devraient obligatoirement faire partie de l’assistance médicale – disparaissent et transforment ainsi l’«offre» de la médecine. Si l’on place la logique économique au centre, on ne voit plus l’intérêt des médecins d’offrir exclusivement de l’assistance; il est bien plus lucratif de transformer l’assistance en un bien de consommation. Dans une médecine qui se comprend comme marché, les interactions se transforment et de nouveaux «produits» sont vantés – des produits qui n’ont plus rien à faire avec l’aide et la guérison, mais uniquement avec l’augmentation des ventes. Ces produits doivent également être accessibles aux personnes en bonne santé, car cela augmente les ventes. L’économisation conduit à la marginalisation des indications médicales et à proposer des produits inutiles dans le bazar médical.

Des soins attentionnés à une prestation de service commercialisable

La conséquence la plus grave de l’accaparement économique des soins médicaux est que la pratique des soins attentionnés est transformée en une prestation de service commercialisable. Quand les aspects économiques priment il est dépourvu d’intérêt de savoir si le médecin possède encore la vocation d’aider ou non. Aujourd’hui, on attend autre chose du médecin. On attend de lui des solutions contrôlables et garanties, il est lié à des programmes et des prescriptions. L’aide médicale est soumise à une judiciarisation totale et se transforme ainsi en un acte de remise de produits à qualité assurée. On désigne cela de «garantie de qualité orientée vers l’output».
L’output à lui seul ne crée pas de médecine humaine. La confrontation avec une maladie sérieuse amène l’être humain à des expériences limites suite auxquelles de nombreux patients ont besoin d’une personnalité qui leur donne la certitude d’être en de bonnes mains – et non pas un prestataire de services. L’orientation à un bon «outcome» mesurable est une condition nécessaire pour la bonne médecine, mais cela ne suffit pas. La relation entre médecin et patient doit aussi pouvoir reposer sur la confiance, car souvent, il s’agit d’expériences existentielles qui représentent un réel défi.
Dans un système économiste, les soignants sont tous remplacés par des prestataires de services, il s’agit de livrer une marchandise sanitaire commandée de manière contractuelle. L’économisation ne crée donc rien d’autre que le remplacement de la relation de confiance par une relation contractuelle. Voilà le modèle d’affaires, introduit tacitement.

La logique du troc remplace l’assistance inconditionnelle à autrui

Une médecine qui se comprend comme entreprise axée sur le profit doit introduire la logique du troc. On offre quelque chose contre autre chose en retour. La logique du troc est cependant tout autre chose que la logique d’une activité médicale véritablement sociale. C’est une différence fondamentale de considérer le patient comme un partenaire de troc, auquel on offre ou vend quelque chose, ou de le considérer comme un être humain ayant besoin d’aide. Si l’aide est de plus en plus soumise à la logique du troc, elle ne sera bientôt plus considérée comme une fin en soi, mais elle sera transformée en un instrument qu’on utilise pour améliorer ses chiffres de ventes, pour être bien vu de l’extérieur grâce au «benchmarking» ou pour plaire au directeur.
Le problème fondamental est qu’avec ce mode de pensée économiste, la médecine s’éloigne de plus en plus de son identité de base, voire les soins attentionnée d’une aide professionnelle à une personne ayant besoin d’aide. La personne offrant de l’aide fait inéluctablement un don – et non pas un troc. L’élément de base de la médecine n’est pas la réciprocité, selon la logique du troc, mais le don unilatéral du médecin à une personne ayant besoin d’aide. La personne offrant de l’aide est dans le meilleur des cas un être humain qui ne calcule pas et ne fait pas de décomptes mais qui offre ce qu’il a le plus naturellement du monde. Dans un contexte économiste, l’impulsion humaine de vouloir assister autrui est de plus en plus évincée.

L’impartialité remplace l’empathie

Le plus grand dommage causé par le mode de pensée purement économique est finalement l’abandon de toute empathie envers le patient: on offre un service parfait sans aucune participation émotionnelle au destin de la personne malade. L’économie introduit de nouvelles valeurs; à la place d’un engagement empathique, on propose la prestation de services impartiale. L’évidence immédiate du don se transforme en une aide bien calculée.
De nombreux patients en ressentent un certain malaise. De plus en plus, lorsque le médecin leur recommande une thérapie, ils se demandent si cette recommandation est due à des réflexions économiques en faveur de la clinique ou du cabinet. Cette simultanéité de l’aide et du calcul représente un danger constant des bases de la médecine en tant que discipline d’assistance à autrui, discipline des soins attentionnés, donc un danger pour la relation de confiance indispensable dans ce domaine.
La médecine doit se redécouvrir en tant qu’activité sociale, ne se fondant pas sur des réflexions économistes, mais fondée, de façon inébranlable, sur l’estime de l’autre. Un bon médecin est celui qui nous donne le sentiment qu’il fait le bien le plus naturellement du monde, sans calcul, sans arrière-pensées. Un bon médecin offre quelque chose, il offre son temps, il offre son attention, il offre son intérêt humain, son empathie. Un médecin ne peut finalement être un bon médecin que s’il laisse entrevoir, dans ses contacts avec les patients, qu’il dispose encore d’une dernière ressource, c’est-à-dire d’un reste de temps non planifié, qu’il offre volontiers à ses patients, sans devoir craindre un préjudice.

Soumission au diktat du succès

La politique croit qu’il est possible de résoudre de nombreux problèmes en introduisant des notions économiques. Elle croit pouvoir transformer les patients en clients; elle vend ce nouveau statut de client à l’aide du slogan «liberté pour les patients». Derrière cette parole de liberté se cache cependant la tendance de reporter toute la responsabilité sur le patient. Le patient obtient la liberté de s’informer et de prendre lui-même une bonne décision. Si quelque chose tourne mal, cela retombe sur le patient, car en tant que citoyen libre et responsable, c’est à lui de s’informer suffisamment sur tous les détails. Un tel comportement euphémique envers une personne malade n’est rien d’autre qu’une forme subtile de désolidarisation.
Derrière cette belle notion de liberté et de responsabilité se cache un retrait du principe social; le nouveau patient «responsable» peut d’un côté avoir des exigences mais de l’autre côté, il est forcé, en tant que patient, d’être constamment sur ses gardes et prendre des précautions. Pour des patients sérieusement malades qui sont confrontés à une crise vitale suite au diagnostic, le paradigme du patient bien informé ne peut pas fonctionner car on ne peut pas demander à un patient en grand désarroi d’être sur ses gardes.
Si le patient devient un client – comme la politique le désire – cela a pour conséquence qu’on ne l’aide pas vraiment, mais qu’en premier lieu, on lui vend quelque chose, sans savoir si cela l’aidera véritablement. Voilà la dernière conséquence d’une médecine complètement soumise à l’économisation. La conséquence est la suivante: on n’aide plus tout le monde, on aide plus que quand cela en vaut la peine. Le véritable art de la médecine économiste consiste à atteindre une bonne sélection des patients, d’acquérir des patients promettant un bon bilan, améliorant la statistique et auxquels on peut en outre offrir des prestations supplémentaires.
Ceux qui se trouvent dans une situation plus problématique, moins facile à gérer, sont classés patients à hauts risques qu’on tente d’éviter. En conséquence, ils seront encore davantage marginalisés. Car, si une amélioration substantielle ne peut être atteinte rapidement et sans complications, tout engagement apparaît être inefficient et menaçant pour l’entreprise. Toutes les mesures, dont le succès n’est pas garanti sans trop d’efforts, sont de plus en plus souvent exclues simplement parce qu’ils tombent entre les mailles de ce nouveau schéma de rentabilité. Le critère de la rentabilité remplace l’idée sociale des soins attentionnés. Tout ce qui était auparavant indispensable, c’est-à-dire de toujours tenter d’aider au mieux, aussi là où il n’y a que peu d’espérance de succès, toutes ces choses indispensables, sont du point de vue du système économiste, du gaspillage – donc inutile.
La médecine n’a pas le droit d’abandonner à l’économie sa tâche primaire, c’est-à-dire celle d’être l’avocat du patient. Car, si la médecine se soumet entièrement au modèle d’affaires économiste, elle n’aura finalement plus rien à voir avec la médecine.     •

Source: Deutsches Ärzteblatt, Jg. 109, Heft 16. Date de parution: 20/4/12.

(Traduction Horizons et débats)

*    Le professeur Giovanni Maio, italien de naissance, a fait des études de médecine et de philosophie et a pratiqué comme médecin interniste. En 2002, le gouvernement fédéral allemand l’a nommé membre de la Commission d’éthique centrale pour la recherche sur les cellules souches. En outre, il est membre de plusieurs Conseils d’éthique, notamment de la Commission pour les questions fondamentales dans le domaine de l’éthique et du droit de la Chambre fédérale des médecins, du corps de secours allemand «Malteser». Depuis 2010, il a été nommé conseiller en bioéthique de la Conférence des évêques allemande.
Depuis 2005, Maio est directeur du Centre d’éthique interdisciplinaire de Freiburg et de
l’Institut pour l’éthique et l’histoire de la médecine.
Ses activités d’enseignement ont été primées à
plusieurs reprises. Dans plus de 300 publications, Maio a analysé des questions éthiques fondamentales dans les domaines de l’activité médicale et du progrès médical. Il critique les idées de faisabilité
d’une médecine technisée et s’engage pour une nouvelle éthique de la circonspection.
www.igm.uni-freiburg.de/Mitarbeiter/maio