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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°12, 25 mars 2013  >  «La chimère au sein de l’armée»: Trahison à petit pas en 1870 – et en 2013? [Imprimer]

«N’avons-nous pas une fois de plus des représentants du pouvoir exécutif, avides de reconnaissance et soumis à des maîtres étrangers, qui risquent de mettre en jeu l’existence de notre pays? Et ceux qui mettent en garde là-contre, ne sont-ils pas diffamés et mis à l’écart comme alarmistes? Ne s’agit-il pas à nouveau d’une trahison si l’on prive l’Armée à tel point d’effectifs et de moyens qu’elle ne peut plus du tout assurer sa mission?»

«La chimère au sein de l’armée»: Trahison à petit pas en 1870 – et en 2013?

Le regard sur le passé comme apprentissage et avertissement pour le présent – au sujet du livre «Konfrontation. Die Wahrheit über die Bourbaki-Legende» de Bernhard von Arx

par Tobias Salander, historien

La Suisse en 2013 – entourée d’amis? D’un prix Nobel de la paix UE, qui projette d’envoyer des armes dans des régions de guerre civile. D’un colosse, qui a livré la population à une oligarchie des finances et qui se dirige vers le déclin et des troubles violents. Qui tient prête une troupe d’intervention rapide, l’«Eurogendfor», Force de gendarmerie européenne, qui devra réprimer des révoltes.
Et à l’échelon mondial le nouvel ennemi des 16 services de renseignements américains, publié le 12 mars: cyber-attaques, effectuées par des réseaux terroristes non étatiques, qui peuvent détruire l’infrastructure de pays. Et des «Etats isolés», qui pourraient devenir un danger pour le monde «libre».
Au milieu de tout cela, la Suisse. Bien disposée et bien parée? En mesure de répondre aux obligations du droit international des Etats neutres? C’est à dire de protéger le propre territoire? 95% des Suisses ne veulent pas abandonner la neutralité – mais se rendent-ils également compte que cela n’est possible qu’avec une armée forte?
Le regard en arrière dans l’histoire peut aider à clarifier les choses, car elle nous tend le miroir, qui n’est pas teint et troublé par les manipulations contemporaines. Le livre de Bernhard von Arx, qui sera présenté ci-après, intitulé «Konfrontation. Die Wahrheit über die Bourbaki-Legende» [Confrontation. La vérité sur la légende Bourbaki] démontre, comment la situation de la politique extérieure peut basculer d’un moment à l’autre, à quel point des déficits de caractère des responsables peuvent être dangereux, à quel point ça pourrait se payer cruellement, si l’on ne prend pas de précautions en temps de paix pour parer à toute éventualité. Que les différends entre le conseiller fédéral Emil Welti et le général Hans Herzog en hiver 1870/71 puissent servir aux contemporains de leçon et soulever la question de savoir quelle est notre situation actuelle. Sommes-nous conscients de la gravité de la situation? Ou rêvassons-nous de manière insoucieuse tout en espérant que rien de mal nous arrivera? Par sa conception de l’homme et de l’histoire personnelle, von Arx réussit à nous faire comprendre l’époque de jadis, comme si nous étions nous-mêmes acteurs. Un livre apte à intensifier une réorientation urgemment nécessaire, ou à la déclencher au moins – et cela non seulement dans le domaine de la politique de sécurité, mais une réorientation dans tous les domaines de la vie.
La situation géostratégique de la Suisse a quelques particularités: gardien des cols alpins viabilisés depuis des siècles, gérant des transversales alpines des réseaux routiers et ferroviaires et doté d’un système très ra­mifié de galeries et de lacs de barrage apte à stocker l’énergie du deuxième château d’eau du monde, notre pays se trouve au cœur du continent européen. Depuis des siècles, nous sommes entourés de voisins, qui parlent presque la même langue que les Suisses dans les régions limitrophes et cultivent en partie aussi la même religion. C’est la volonté de la liberté qui nous a séparés déjà tôt des régions environnantes. Contrairement à la Confédération, de grands Etats nationaux pour la plupart centralisés et disposant d’une seule langue officielle se sont constitués – toujours accompagnés de guerres – l’on pense aux guerres de Louis XIV, des Jacobins et de Napoléon en France, aux guerres d’unification du Reich sous Bismarck et aux guerres d’unification italiennes contre l’Autriche-Hongrie. De grandes formations centralistes se sont constituées, qui, une fois unies par la force, ont commencé à se comporter de manière impérialiste et tenté de se partager par la force le monde entre elles, pour en arriver à s’assaillir l’une l’autre.

Se préparer en temps de paix à une guerre de défense

Pendant que l’empire britannique contrôlait avec sa flotte les océans, sa politique sur le continent misait sur l’équilibre des puissances. C’est grâce à cette circonstance et à l’appui russe au Congrès de Vienne, que le petit Etat suisse a non seulement pu survivre aux désastres de la guerre napoléonienne comme territoire, mais a aussi reçu, sur sa demande, la garantie de la neutralité perpétuelle et armée. Après les années amères de l’occupation napoléonienne avec les pillages, les recrutements de force et une centralisation imposée par l’étranger, nos ancêtres savaient qu’un petit Etat, entouré de peuples supérieurs en nombres et de grandes entités, ne pouvait survivre en liberté que si l’on s’y préparait en temps de paix à une guerre défensive et se tenait absolument à l’écart de toutes querelles étrangères, comme Nicolas de Flue, le saint patron de la Suisse l’avait formulé de la manière la plus pertinente il y a des siècles.
Il n’est pas besoin d’être adhérent de géostratèges aux manières impériales tels que Zbigniew Brzezinski ou Harald Mackinder, pour reconnaître que la situation géo­stratégique d’un peuple ne change pas, même si les circonstances du temps, les conditions politiques, économiques et sociales évoluent. Un petit Etat reste un petit Etat, la position au centre reste la position au centre, le pays sans accès à la mer reste sans accès à la mer. Et: entre les Etats, il n’y a jamais eu de véritable amitié, mais seulement des intérêts. Cette vue des choses ne doit pas être confondue avec du pessimisme ou une conception de l’homme à la Hobbes ou à la Machiavel, selon laquelle l’homme est un loup pour l’homme. Elle envisage seulement que les hommes sont certes des créatures sociales, mais, sont aussi conduits par l’avidité du pouvoir, l’argent et l’influence, capables de tout, selon les circonstances. Les pères fondateurs de 1291 qualifiaient cela par la notion de «malice des temps», contre laquelle ils se sont prémunis en coopérative, c’est-à-dire par une organisation du bas vers le haut.

Une historiographie orientée vers une conception personnaliste de l’homme …

Après avoir acquis, en 1815, la garantie de neutralité perpétuelle et armée sur le plan du droit international, on pourrait penser que la population suisse et ses politiciens élus auraient tiré leurs leçons de l’histoire et auraient financé par conséquent en temps de paix une armée suffisamment forte – comme assurance pour le pire des cas, tout en espérant qu’il n’aurait jamais lieu.
Cependant, cela n’est malheureusement pas le cas: tout comme la Suisse de nos jours ne serait pas du tout préparée à un acte de violence ou même une guerre – après la saignée à blanc des réformes de l’Armée des années passées, effectuées à la manière d’un coup d’Etat et avec beaucoup de désinformation et de propagande par des «spin doctors» –, notre pays n’était pas non plus préparé dans les années trente. Et l’on a le même tableau lors de la Première Guerre mondiale, et aussi lors de la guerre franco-allemande de 1870/71.
La vue sur la Seconde Guerre mondiale a été brouillée idéologiquement les dernières années par la commission Bergier, et la vue sur la Première Guerre mondiale, réduite par certains cercles à la grève générale et l’intervention des troupes, de sorte qu’on doive se débarrasser d’un tas de décombres idéologiques avant de pouvoir présenter les faits de manière objective.
La situation est tout à fait différente quand il s’agit des événements de 1870/71. Le déroulement de l’occupation des frontières, l’accueil de presque 90 000 soldats français en Suisse, et l’attitude exemplaire du général de ce temps-là, Hans Herzog, ainsi que l’hospitalité de la population suisse, son ouverture au monde et sa solidarité, mais aussi l’attitude douteuse de la politique, en particulier du chef du département militaire, le conseiller fédéral Emil Welti, font l’objet d’un livre né de recherches approfondies, un écrit capti­vant et basé sur la conception personnaliste de l’homme de l’historien Bernhard von Arx. Son titre est «Konfrontation. Die Wahrheit über die Bourbaki-Legende».

… cela permet des comparaisons éclairantes avec la situation actuelle

Même si déjà 140 ans sont passés depuis que la Suisse a pu, avec plus de chance que d’intelligence, se sauver du danger mortel d’une occupation par des Français en fuite et des Allemands qui les poursuivaient, au total un quart de million d’hommes armés, le lecteur se posera bien des questions: n’est-ce pas justement notre situation, aujourd’hui? Ne courons-nous pas de nouveau naïvement à une éventuelle catastrophe? N’avons-nous pas une fois de plus des représentants du pouvoir exécutif, avides de reconnaissance et soumis à des maîtres étrangers, qui risquent de mettre en jeu l’existence de notre pays? Et ceux qui mettent en garde là-contre, ne sont-ils pas diffamés et mis à l’écart comme alarmistes? Ne s’agit-il pas à nouveau d’une trahison si l’on prive l’Armée à tel point d’effectifs et de moyens qu’elle ne peut plus du tout assurer sa mission? Jeter un regard sur l’histoire revient toujours à présenter un miroir à notre propre temps – et pour citer très librement un aphorisme de Lichtenberg, lorsque l’image dans le miroir n’est pas rose, cela n’est pas forcément dû au miroir …

Aujourd’hui le groupe Giardino …

Les acteurs de nos jours? D’un côté, la majorité de la population et le groupe «Giardino», qui attirent l’attention sur les dysfonctionnements catastrophiques de notre Armée, prenant au sérieux l’obligation imposée par la Constitution et la neutralité de se donner les moyens qui permettent de défendre de manière appropriée son propre territoire – et de l’autre côté, les représentants de la classe politique et les médias du courant dominant, lorgnant du côté des organismes supranationaux tels que l’OTAN, et qui ont conduit la Suisse déjà dans ses limbes, le Partenariat pour la Paix (PPP). Ils parlent de la «capacité de montée en puissance» pour camoufler ainsi la réduction de notre Armée à des «modules» conformes à l’OTAN.

… à l’époque le général Hans Herzog

Et les acteurs d’antan? D’un côté, le peuple suisse, la majorité des médias et le courageux général Hans Herzog qui se sont aperçus des dangers de manière claire et nette et ont tout fait pour mettre sur pied une forte couverture de nos frontières; ils ont pourtant failli désespérer face aux problèmes de «montée en puissance» – et de l’autre côté, les représentants de la classe politique, dont il faut mentionner comme porte-paroles le ministre des Finances Céresole et le conseiller fédéral d’alors, Emil Welti. Ce dernier s’empressait de servir Escher, roi des chemins de fer, tout en négligeant tout le reste, notamment son dossier central, la défense du pays. Il présentait des déficits de caractère tels que la vanité, l’avidité du pouvoir et le goût des intrigues, pour ne citer que ceux que von Arx lui attribue, des défauts qui ont mené la Suisse au bord du désastre. En outre, ceci vu avec la distance historique, on se rend compte clairement de ce que peuvent signifier la privatisation du Service public et une organisation insuffisante de l’Armée en temps de crise: ainsi la sécurité du pays fait l’objet de tractations, la politique est réduite à un pétitionnaire qui doit supplier les chemins de fer privés de lui accorder de grâce des wagons et des locomotives pour qu’on puisse transporter les troupes, les soldats français ­blessés et le général lui-même. Voilà donc des commerçants qui, profitant de la crise, s’enrichissent en exigeant des prix fort exagérés pour les denrées destinées aux soldats qui ne disposaient ni de cuisines roulantes ni de chaussures suffisantes etc. Voilà donc des événements susceptibles de nous faire réfléchir en 2013, étant donné que nos arsenaux bradent aux enchères leurs stocks de produits de haute qualité, que les privatisations réapparaissent et que l’avidité d’arnaqueurs dépourvus de tout attachement au pays ne peut être endiguée que grâce à un grand effort de la part de la population.

Le dogme du (néo-) libéralisme: «Il faut tromper le peuple!»

Si aujourd’hui, la classe politique manifeste souvent des difficultés face à la souveraineté populaire, les initiatives et les référendums, et aimerait changer de temps à autre le peuple en tant que tel, les libéraux du XIXe siècle avaient bien du mal à renoncer à leurs manières arrogantes et à considérer le peuple autrement que comme une simple masse à manier à leur guise. Un de ces messieurs élitistes était le conseiller fédéral Emil Welti: il fallait, disait-il, tromper le peuple et au besoin lui passer de la pommade afin qu’il se tienne tranquille. Somme toute, les aspirations du peuple dérangeraient plutôt le gouvernement, comme le dit von Arx au début de son livre. On comprend dès lors que de telles paroles rappellent celles des néo-conservateurs américains et leur douteuse figure de référence, Léo Strauss, lesquels se basant sur Hobbes et une conception de l’homme kabaliste, considèrent l’être humain non pas comme une personne, mais comme un être sans la moindre dignité, et préconisent le mensonge et l’exploitation. Ainsi, aujourd’hui encore, on pourrait s’expliquer les difficultés qu’éprouvent certains libéraux avec la démocratie directe et leur complaisance à l’égard des Escher actuels, à dénicher dans les rangs de la haute finance.

«La capacité de montée en puissance» – chimère d’antan et chimère actuelle

Celui qui pense que l’année 2013 serait synonyme de paix générale et que la Suisse serait loin de se voir menacer sérieusement, ferait bien de se mettre à réfléchir lorsqu’il jette un regard sur l’histoire: De 1933 à 1939, c’est-à-dire de l’abolition de la démocratie à la guerre, il n’a fallu que six ans à l’Allemagne pour y arriver. La situation peut changer extrêmement vite. La Suisse, elle, a pris beaucoup de temps, trop de temps, pour établir la trêve, l’alliance entre la Gauche, le Centre et la Droite, et pour concevoir sérieusement sa défense, ceci sans parler de l’approvisionnement du pays. Si, au cours des premières années 30, on avait parlé de la «capacité de montée en puissance» de l’Armée dans un délai de dix ans, on n’aurait pas tenu le coup en 1939. A l’époque, la notion de la «capacité de montée en puissance» n’était pas encore connue – et on a été pris à l’improviste – on était loin d’une préparation suffisante, et on a eu de la chance qu’Hitler n’ait pas réalisé son «opération Tannenbaum» contre la Suisse, planifiée en 1940. Des centaines de milliers de morts en aurait résulté. Plus tard, comme le démontrent les récits de généraux allemands, l’armée suisse fut prise au sérieux, entre autres grâce au génie du général Guisan et à sa décision prise par nécessité, de créer le «Réduit national».
La situation avant la Première Guerre mondiale était pareille: au cours de l’été 1914, les Européens faisaient sans cesse la fête, on allait en villégiature, ce qu’on pouvait se permettre depuis peu, et l’on jouissait de la vie – tout en ignorant de manière systématique les nuages de tempête et les orages qui s’annonçaient. Daniele Ganser a démontré dans son livre intitulé «Europa im Erdölrausch» que la Suisse, peu de temps après et à cause des préparatifs insuffisants de la part de l’élite politique, avait alors perdu sa liberté économique et dû se plier aux diktats français et britanniques.

Comment les défauts de caractère des politiciens tournent en haute trahison

La situation était tout à fait pareille en 1870. Au grand regret de la population suisse, les élites des deux voisins, l’Allemagne et la France, se dirigeaient vers la guerre. La paix de leurs peuples fut sacrifiée de manière criminelle sur l’autel du prestige de Napoléon III et du calcul politique des unificateurs de l’Empire allemand qui misaient sur le fer et le sang. C’est pourquoi la Suisse annonça, le 16 juillet 1870, sa neutralité absolue – ce qui signifia que l’on ne s’immiscerait pas ni ne tolérerait que les partis en guerre utilisent le territoire suisse pour réaliser leurs plans d’opération. Le jour même, le Conseil fédéral décida la mise sur pied de cinq divisions, soit 37 000 soldats au total. Le 19 juillet, jour de la déclaration de guerre de la France à la Prusse, l’Assemblée fédérale unie élit général le colonel argovien Hans Herzog. Quant au conseiller fédéral Welti, il se laissa guider, dans cette situation délicate du pays, par des mobiles égoïstes: pour que le Général ne devienne pas trop puissant et ne l’éclipse pas, il lui imposa un chef d’Etat major qui ne correspondait pas aux désirs du Général, se réservant à lui-même la décision sur la mise en marche des troupes ou de l’Armée toute entière. En cas de besoin, il aurait fallu bien des jours entiers pour acheminer les troupes vers les différents points chauds. Plus tard, lors d’un entretien en présence de hauts officiers, le Général qualifia ce procédé et les manœuvres de freinage permanents de Welti de haute trahison potentielle.

La «chimère au sein de l’armée» – un crime à l’égard de la patrie toute entière commis par les autorités

En dépit des mobiles douteux de Welti quant à l’élection de Herzog, ce choix se révéla être bénéfique pour la Suisse. Car en la personne du général Herzog, ce fut un homme sincère, honnête et dédié au peuple qui se trouva au sommet de l’Armée. La dernière phrase de son premier ordre du jour se distingua clairement du langage de fer tenu par des chefs des armées étrangères: «Avec ces quelques mots, je vous salue de tout cœur en tant que chef de l’Armée fédérale suisse. Hans Herzog.» (cit. d’après von Arx, p. 43). Lorsqu’il s’est agi de répartir les postes d’officiers, pour Herzog n’ont compté que les qualités militaires et de caractère. Agissant en fonction des problèmes à résoudre, il s’informait à fond sur les effectifs, la formation et le matériel des troupes mises en marche – souvent frôlant le désespoir face à l’attitude égoïste, à courte vue et dure du conseiller fédéral Welti, de diverses autorités cantonales et des nombreux entrepreneurs privés désireux de tirer un maximum de profit de la détresse. Pourtant précisément ceux-ci profitaient également de la protection des troupes mobilisées. Quand le Général a aussi voulu prendre des mesures en vue de l’approvisionnement de la population, le Conseil fédéral y coupa court. Dans son rapport intitulé «Mobilisation des troupes en juillet/août 1870», le général Herzog désigna le malaise en caractérisant les omissions des divers acteurs comme «crime des autorités concernées à l’égard des compatriotes et de l’ensemble de notre patrie» (cit. d'après von Arx, p. 55). Il ne suffisait pas seulement de solliciter des sacrifices de la part des citoyens, mais avant tout c’est à l’Etat qu’il incombait de mettre à disposition tout ce dont l’Armée avait besoin pour garantir une forte puissance de feu. Comme beaucoup d’aspects ne faisaient bonne figure que sur le papier, Herzog parla de «la chimère au sein de l’Armée» (cit. d’après von Arx, p. 55)

L’armée du général Bourbaki: violence contre la Suisse ou internement?

Mais la Suisse a eu de la chance: en août 1870, la situation se présenta si calme à proximité de la frontière suisse qu’une partie essentielle des troupes put être démobilisée. Les effectifs du grand état-major stationné pour cinq semaines à Olten, put également être réduit de manière significative.
Le 2 septembre 1870, les Allemands sortirent vainqueurs à Sedan, Napoléon se retrouva en captivité, puis démissionna alors que les Français proclamèrent la IIIe République. Le général Herzog demanda à être libéré de ses fonctions, mais Welti n’y répondit pas. Il ne voulait pas d’un autre général plus énergique qui aurait pu être un danger pour lui. Cela dura ainsi jusqu’au 31 décembre 1870, jusqu’à ce que Herzog reprenne ses activités de général. Ainsi la Suisse eut de nouveau, à sa tête, une armée dirigée au sommet, lorsque le 18 janvier 1871, l’Empire allemand fut proclamé à Versailles; le gouvernement français, sous Gambetta, déclencha la guerre contre les Allemands. L’ordre de libérer Belfort assiégée et d’avancer ensuite vers l’Allemagne du Sud, que le nouveau gouvernement français donna au général Charles Denis Bourbaki, fut important mais presque fatidique pour la Suisse. La Suisse était à nouveau en danger d’être impliquée dans les événements guerriers. Après l’échec de la campagne, Bourbaki fit une tentative de suicide et son successeur le général Justin Clinchant se vit contraint de parcourir la Suisse en recourant à la violence pour s’unir avec les troupes dans le Sud ou bien alors de se faire interner en Suisse. Et ainsi se créa la situation dont témoigne jusqu’à nos jours l’immense tableau panoramique qui se trouve au musée Bourbaki à Lucerne: C’est l’invasion de la Suisse par presque 90 000 soldats français à des points divers, entre autres aux Verrières.

19 500 contre 250 000: l’échec de la politique

D’un point de vue militaire, les battants du portail suisse étaient grand ouverts à l’époque, comme le général Herzog l’avait craint: suite à la défaillance de la politique, Herzog n’avait que 19 500 hommes à sa disposition, alors qu’il se voyait confronté à 250 000 soldats étrangers, les Français, eux-mêmes poursuivis par les Allemands. Qu’on a eu là encore une fois de la chance, tout le monde le sait aujourd’hui. A l’époque cependant, le général Herzog, ses officiers et les soldats se retrouvèrent face à chaque division française dans une situation ouverte, à déterminer si les Français bien supérieurs en nombre ouvriraient leur chemin par la violence ou s’ils se laisseraient désarmer. Dans le premier cas, on aurait dû s’attendre à ce que les Allemands les poursuivent et que le Parlement fédéral à Berne, avec le conseiller fédéral Welti inactif, soit rapidement encerclé avant qu’on ne puisse réagir. L’indépendance du pays était en jeu, et cela fut par pure chance que les armes se turent. Les Français n’auraient jamais pu s’imaginer que les braves Confédérés fussent en si mauvaise posture et nombreux furent ceux qui regrettèrent ensuite amèrement de s’être laissé désarmer quand il se furent rendu compte qu’une traversée de la Suisse aurait été possible sans problème.

On ne peut pas éternellement profiter de la gloire des aïeux

Des puissances étrangères se laisseront-elles tromper aussi facilement dans une situation de crise aujourd’hui? Voilà qui peut être mis en doute à bon droit – et l’on serait aussi tenté de parler le cas échéant, comme Herzog à l’époque, de haute trahison de la part des responsables en haut lieu concernés. De haute trahison au cas où, étant donné la faiblesse de l’Armée actuelle, et en cas d’alerte majeure, les troupes seraient facilement prises d’assaut au sol ou pourraient être anéanties par des forces aériennes.
Bien que dans la région de Ste-Croix, début février 1871, 348 Suisses seulement faisaient face à 13 000 soldats français, dont 600 cavaliers aux armes lourdes qui auraient pu n’en faire qu’une bouchée. On ne pourra pas toujours profiter de la gloire des aïeux comme à l’époque, quasiment comme arme gratuite, le crédit s’épuise un jour – aujourd’hui, c’est sans doute le cas.
L’invasion de la Suisse par 90 000 hommes a duré trois jours et deux nuits – et ce ne fut souvent que grâce à l’action d’un seul officier suisse courageux qu’on put stopper les Français en partie sans chef. Edouard Castres qui était sur place a fait de nombreuses esquisses, qu’il recomposa ensuite sur le tableau monumental – la contemplation de la scène au musée à Lucerne donne une impression boule­versante, même aujourd’hui à l’époque de l’inondation médiatique.

90 000 Français rentrent avec dans le cœur le modèle de paix suisse

Ce qui a suivi fut le cantonnement de 90 000 hommes dans les cantons et communes suisses. Une performance de la population suisse qui mérite jusqu’à nos jours le respect. A partir du 3 février 1871, ces naufragés ont vécu au sein de l’île de paix suisse jusqu’à ce que le dernier des internés fût ­rentré le 24 mars 1871. Les six semaines étaient intenses, les journaux pleins de rapports sur la manière de rapprocher les uns des autres, après une hésitation initiale, on a vécu les étrangers comme un enrichissement. Aux adieux, quelques larmes auraient coulé étant donné que les jeunes hommes étaient souvent de beaux gars aux manières soignées. Les communes suisses n’en restèrent pas là. Souvent, ils donnèrent aux soldats qui rentraient des brochures expliquant le modèle Suisse en français. Ceci dans l’espoir que le modèle de paix, construit d’en bas vers le haut, de l’Etat fédéral doté d’une large autonomie communale puisse être intégré fertilement dans le débat constitutionnel imminent en France et agir comme antidote de l’Etat centraliste. Tout comme les Bavarois, réfugiés en Suisse lors de la Seconde Guerre mondiale, ont remporté les idées de la démocratie directe en Bavière. Ces brochures étaient une contribution de la Suisse à la promotion de la paix, car tous ces Français ont compris que si tous les Etats se construisaient selon le modèle Suisse, les guerres seraient obsolètes!

Général Hans Herzog – aussi populaire que le général Guisan plus tard

Déjà le 16 février 1871, le général Herzog est rentré dans le rang et a repris ses fonctions en tant que colonel au sein des troupes. Au grand mécontentement d’Emil Welti, Herzog était de loin le Suisse le plus populaire à l’époque, – non pas grâce à son uniforme, mais grâce à son comportement comme protector patriae, comme garant de la protection du pays. Son portrait se trouvait dans presque chaque salon, tout comme environ 70 ans plus tard celui du général Guisan. Quand Herzog est mort à l’âge de 75 ans en 1894, une escorte interminable d’hommes et de femmes de tous les cantons, des soldats et des officiers, des fonctionnaires et le président de la Confédération, Emil Frei, ont suivi son cercueil au cimetière d’Aarau. Le conseiller fédéral Welti par contre brilla par son absence. Il est lui-même mort cinq ans plus tard en 1899. Von Arx écrit en conclusion sur lui, et cela peut servir de devise aux politiciens d’aujourd’hui pour qu’ils puissent laisser une autre image un jour: Emil Welti «était obsédé par le pouvoir et pour cette raison il a souvent agi de son propre chef, et ceci non seulement en marge de la légalité, mais souvent même en enfreignant la loi, tout en sachant que personne n’oserait l’en empêcher. En s’entêtant dans sa propre vision des choses que lui seul – et seulement lui – jugeait juste, il amena la Suisse plusieurs fois au bord de la catastrophe pendant la guerre. De plus, il était rancunier. Il n’a jamais pardonné à Herzog de l’avoir qualifié une fois de traître potentiel du pays.»

Préserver le modèle de paix suisse en tant qu’espoir pour d’autres pays

Que peut apprendre la jeune génération d’aujourd’hui de la situation de 1870/71? Qu’il vaut mieux prévenir que se lamenter plus tard. Qu’il ne faut pas élire des hommes ayant des faiblesses de caractère à une fonction de grande responsabilité. Que de tels déficits, s’ils apparaissent en cours de mandat, devraient être thématisés dignement mais courageusement et sans ménagement par les concitoyens. S’ils ne se laissent pas réparer, le fonctionnaire doit rentrer dans le rang. Qu’il ne faut pas mettre au piquet ceux qui critiquent les dysfonctionnements, mais qu’on les écoute tranquillement et que leurs remarques fassent l’objet d’un débat public. Et, même si on en prend conscience à contrecœur: que la malice des temps se présente toujours dans une autre robe et que l’on doit s’en méfier. Le hérisson a des piquants pour les ériger si nécessaire. Le peuple suisse doit s’armer, s’il veut rester indépendant – ceci toujours dans l’espoir de ne jamais devoir utiliser les armes et de pouvoir vivre en paix. S’y ajoute que le droit international nous oblige à la capacité de nous défendre. Et: les autres pays nous regardent, et observent notre modèle de paix de la neutralité perpétuelle et armée. Ne les décevons pas, ni eux ni nos descendants!    •

Bibliographie: Bernhard von Arx. Konfrontation. Die Wahrheit über die Bourbaki-Legende. Zurich 2012. ISBN 978-3-03823-744-0.