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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°34, 30 août 2010  >  Toujours à votre service, Monsieur le Directeur! [Imprimer]

Toujours à votre service, Monsieur le Directeur!

Satire (I)

rt. Depuis quatre ans, je fais partie de notre équipe d’enseignants. Je suis un rouage bien huilé de la machine. Dans notre école, il se passe toujours quelque chose. Et depuis qu’elle a un directeur, tout tourne rond. Les décisions sont prises rapidement et appliquées correctement: plus de discussions en conseil des maîtres. Notre directeur dit ce qui est bien, il dit comment appliquer ses «visions d’avenir» si nous voulons être une école «cool» et nous le voulons tous. Après trois ans, il en est vraiment ainsi: plus personne ne pose de questions dérangeantes ni n’exprime d’avis divergents.
Nous assistons notre directeur de mani­ère constructive et dans la joie quand nous sommes face à de nouvelles tâches. Nous lui passons aussi volontiers des fautes car, après de nombreuses années passées dans l’économie privée, il ne peut pas savoir précisément comment marche une école, mais son expéri­ence professionnelle a donné un nouvel élan à notre école. En outre, il s’aide du guide scolaire Bertelsmann. Apparemment, nous travaillons maintenant beaucoup plus efficacement. Chaque mois, nous appliquons au moins une proposition du Département de l’instruction publique ou de la Conférence des directeurs cantonaux de l’instruction publique. Une nouvelle ère a commencé.

***
Au début, notre directeur n’avait pas la vie facile. C’est pourquoi j’étais très heureuse que lors de sa formation en emploi de directeur d’école, il ait choisi le module «Comment faire face à l’opposition», comme il me l’a confié un jour en passant. Depuis, il est plein d’allant. Il n’a plus de conflits avec les col­lègues plus âgés. J’ai constaté qu’il est aimable avec eux et qu’il les remercie très chaleureusement de leurs propositions. Il m’a dit avec un clin d’œil qu’il s’agissait de «DO appliqué». Quand je l’ai regardé d’un air interrogateur, il a ajouté: «développement organisationnel». Je n’ai aucune idée de ce que c’est, mais mon directeur sourit maintenant si souvent. Seuls les collègues plus âgés disent chaque fois: «Encore une proposition qui tom­bera aux oubliettes sans avoir été discutée!»
Maintenant, nous avons rarement des conseils des maîtres au cours desquels nous prenons des décisions. Mon directeur dit que ça «économise l’énergie». C’est que nous avons tant de travail. Chacun d’entre nous fait partie de trois ou quatre groupes de projet différents: diplôme de fins d’études, PISA, camp, marché de Noël, EI (enseignement individualisé), aménagement de la cour de récréation, etc. Nous recevons une mission ou nous devons chercher nous-mêmes une mission à accomplir dans un cadre donné. Ensuite, nous élaborons des propositions que les autres doivent accepter; ou alors, si la direction y est opposée, notre proposition est «mise en standby», comme disent mes collègues plus âgés.
Quand, ensuite, nous nous réunissons tous, les séances sont structurées à l’avance de manière précise quant à leur contenu et à leur durée et sont «coachées» par notre directeur ou une animatrice extérieure, Marlis Weber (de Weber Schulcoaching AG).
Nous avons le droit de noter sur une fiche notre avis sur un sujet choisi, comme quand nous étions élèves de première année. Nous punaisons notre fiche à un panneau d’affichage. Ensuite, chaque enseignant colle une pastille de couleur sur la fiche qui lui plaît le mieux et une pastille d’une autre couleur sur celle qui ne lui plaît pas du tout.
La dernière fois, nous avons abordé la question de nos nouveaux «principes directeurs de l’école»: «apprendre – vivre – créer». Il y a eu un vif échange de propos entre notre directeur et le concierge. Une jeune enseignante avait écrit sur sa fiche: «Confectionner avec tous les élèves des avions en papier et les faire voler au-dessus de la cour de récréation.» Dans la partie questions qui précédait le collage des pastilles, notre concierge avait demandé ce que cela avait à voir avec «créer». La jeune collègue, qui apporte toujours dans notre école les dernières idées de la formation des maîtres, a dit: «C’est évident, chaque élève crée personnellement son avion.» et le concierge de répliquer, hésitant: «Ce n’est pas grand-chose.» Alors le directeur est intervenu: «Halte-là, on ne juge pas les propositions; ça casse tout le processus. Je te prie de te contenter de ne poser de questions que si tu n’as pas compris sa proposition.» Le concierge a grommelé qu’il trouvait idiot de passer toute la journée à coller des pastilles alors qu’il avait du travail et que les élèves devaient rester chez eux. Et il a ajouté: «Tout ça simplement à cause de principes directeurs de l’école que personne n’a lus.» Le directeur a regardé le concierge en acquiesçant et a dit qu’il le comprenait parfaitement mais qu’il s’agissait d’un processus très important pour nous tous et qu’il ne fallait pas l’interrompre.
Oh misère! Nous avions si bien travaillé ensemble et voilà qu’il venait entraver le processus. Ça va apparaître dans son AC, pardon, dans son «appréciation des collaborateurs».
Après, il n’a plus rien dit. Mais une autre collègue est intervenue: elle a déclaré qu’on perdait son temps à parler d’avions en papier alors que la semaine précédente, il y avait eu quatre bagarres entre élèves dans la cour. Après l’avoir regardée longtemps droit dans les yeux, le directeur a précisé: «Avec ces principes directeurs, nous promouvons notre «corporate identity»; cela nous renforce, nous et nos élèves. Tu verras, il y aura moins de frictions. Et d’ailleurs, l’application des principes directeurs est une mission qui figure expressément dans le rapport d’évaluation cantonal sur notre école. Nous devons faire cela. Mais pour ce qui est des bagarres, sois rassurée, nous avons invité une «task force de prévention» cantonale et nous appliquerons un programme de prévention avec l’équipe de conseillers de Go soft.
Mais la collègue a continué sur sa lancée comme si de rien n’était: «Depuis trois ans, il n’y a pas classe lors de ces éternelles «mesures d’évaluation et de qualité de l’éducation» et des journées de formation continue interne au cours desquelles nous collons des pastilles tandis que les résultats de nos élèves ne cessent de se dégrader et que les problèmes augmentent dans la cour. Nos jeunes collègues n’ont plus guère le temps de préparer consciencieusement leurs cours. Chacun d’entre eux doit participer à plusieurs groupes de projet. Or nous sommes là pour nos élèves et non pour l’école.» A ce moment-là, mon directeur est enfin devenu directif: «Ce sujet n’a pas sa place ici.» Ensuite, il a adopté un ton plus aimable: «Soulève la question à la prochaine séance d’un du groupe de réflexion.» Après, plus personne n’était vraiment de bonne humeur, mais malgré cela, notre directeur est resté serein; il n’a cessé de nous encourager et de louer nos propositions.
J’ai encore entendu un collègue souffler à une collègue: «Encore trois années comme les trois dernières et nos jeunes collègues seront devenus des receveurs d’ordres efficaces, notre école se sera transformée en un laboratoire de développement organisationnel, nos élèves travailleront encore moins et les habitudes démocratiques disparaîtront. Mais je crois que les citoyens de notre com­mune ne supporteront plus longtemps ce gaspil­lage d’argent public et que des types comme notre directeur avec ses «techniques de méditation» devront bientôt s’en aller. Je crois que ce collègue trouve que mon directeur est superflu.
***
Après notre «journée d’évaluation de la qualité de l’éducation», j’étais vraiment claquée. Nous avions bien travaillé, malgré l’incident. Le soir, nous avions plusieurs propositions vraiment créatives pour l’application de nos principes directeurs que nous avons intégrés à notre «plan quinquennal». A vrai dire, je voulais préparer mes cours pour le lendemain mais je devais encore rédiger le procès-verbal de notre groupe «gymnastique», remplir le «questionnaire d’évaluation tandem» et consulter mes courriels. Cela prend malheureusement un certain temps. J’étais triste d’avoir si peu de temps pour mes préparations. Mon ami dit qu’à minuit, il faut s’arrêter de préparer ses cours, sinon, le lendemain, les élèves ont devant eux une institutrice qui n’a pas assez dormi.
Je dois veiller à ne pas souffrir d’un burn-out. Mon directeur a dit que chacun était individuellement responsable et que nous devions nous ménager. Je suis contente qu’il se soucie de notre bien-être. Notre prochaine journée de formation continue interne s’intitule «Fortifie-toi toi-même - fortifie le groupe». Je m’en réjouis déjà.
A une heure vingt, j’éteins la lampe de mon bureau après avoir rempli la première partie du «questionnaire d’évaluation tandem».

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Les élèves sont de plus en plus victimes du processus de développement organisationnel. On qualifie par euphémisme cette évolution de «développement scolaire». Ce processus a lieu dans toute l’Europe. Des grands groupes comme les éditions Bertelsmann le pilotent et en tirent profit. L’objectif de leur école n’est pas de faire des élèves de futurs citoyens éclairés et responsables. Il faut donc exiger de la transparence. C’est le peuple qui doit décider de l’avenir de l’école primaire.    •

Réforme permanente de l’école

rl. Depuis le début des réformes sco­laires permanentes (dans les années 1990), les structures démocratiques sont systématiquement affaiblies. Un rôle-clé est joué par l’augmentation du pouvoir des directeurs d’écoles primaires qui sont eux-mêmes dirigés plus étroitement. C’est inhabituel, car auparavant les enseignants réglaient une grande partie de leurs affaires démocratiquement entre eux. Maintenant les réformes scolaires sont imposées de l’extérieur par le biais du directeur d’établissement, sans que l’on puisse s’y opposer. Cela en­traîne un processus de développement organisationnel permanent.
De nombreux enseignants se plaignent de ne plus trouver le temps nécessaire pour préparer soigneusement leurs cours, car ils sont constamment confrontés à des tâches supplémentaires (par exemple des évaluations) ou de la formation continue obligatoire (supervision, développement de nouveaux principes directeurs, etc.).
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Comment on détruit les écoles

«Donc une grande partie des écoles peuvent pratiquer le développement organisationnel avec les moyens du bord ou faire appel à des conseillers externes pour leur formation continue in­terne. Les cas ne sont pas rares où naissent de graves conflits qu’on ne peut pas ré­soudre sans conseillers externes. […] Ces cas nécessitent constamment des impulsions extérieures.»

Dalin, Per; Rolff, Hans-Günter;
Buchen, Herbert. «Institutioneller Schul­entwicklungs-Prozess. Ein Handbuch.» Bönen 1996. p. 337