Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°18, 11 mai 2009  >  La notation des lycées par l’EPFZ vise-t-elle délibérément à bouleverser le secteur de l’éducation? [Imprimer]

La notation des lycées par l’EPFZ vise-t-elle délibérément à bouleverser le secteur de l’éducation?

par Bernhard Kling, spécialiste des sciences de l’éducation

Le 16 janvier 2009, des titres à la une de nombreux quotidiens suisses annonçaient la publication par l’EPFZ d’un palmarès des lycées suisses de qualités visiblement très diverses. L’étude se fondait sur les résultats des titulaires de maturités lors de l’examen de sélection suivant la première année d’études à l’EPFZ. Cette notation de 61 collèges secondaires (collèges cantonaux et privés) eut l’effet d’une bombe. Elle provoque de l’irritation et de l’indignation non seulement dans les lycées concernés, mais dans l’ensemble de la Suisse. Qui profite de ce coup? Qu’a-t-on atteint ainsi?

L’établissement d’un palmarès a été ressentie avant tout comme une violation de l’éthique suisse tendant à se montrer solidaire pour atteindre une bonne qualité dans tous les col­lèges et pour respecter les particularités régionales. Sans avoir contribué auparavant à la formation démocratique de l’opinion, l’EPFZ a imposé aux lycées le principe de la rivalité, de la concurrence et de la comparaison des élites. Les lycées figurant au haut du classement ont récolté moult louanges, alors que d’autres, placés au milieu, voire en fin de peloton, ont été pris à court d’explications et se sont empressés de se justifier et d’annoncer des mesures ra­pides face aux parents, aux écoliers, aux poli­ticiens et aux médias. L’EPFZ a essuyé directement de nombreuses protestations et le reproche de comparer des «pommes et des poires». Elle ne tiendrait compte ni des différences entre les conditions cadres, ni des conditions individuelles, ni de l’orientation des écoles. De plus, l’étude serait entachée de nombreuses autres fautes. L’EPFZ contesta avoir dressé une liste des collèges par rangs de qualité et souligna que l’étude n’avait tenu compte que des titu­laires de maturité de tous les col­lèges qui voulaient étudier à l’EPFZ et ne se rapportait donc qu’à ceux-ci. Dix jours après la première publi­cation, l’EPFZ a remis aux médias une version révisée de l’étude, concédant une série d’«erreurs». Questionnés sur la raison pour laquelle l’EPFZ a publié les résultats de cette manière – discréditée en Suisse –, les auteurs n’ont réagi qu’en relativisant l’im­portance de leur palmarès. Les critiques comme celles que la Conférence des directrices et directeurs de gymnases suisses a formulées le 30 janvier 2009 sous la forme d’arguments destinés à la discussion avec tous les collèges concernés n’ont pas suscité d’écho. La Conférence a sou­ligné que, «de manière générale, des notations d’écoles exercent des effets négatifs sur le système d’éducation».
Beaucoup de gens doivent s’être demandés si la publication des notations constituait vraiment un lapsus de l’EPFZ. Ne s’attendait-elle vraiment pas aux réactions qu’elle a déclenchées? Si l’on se rappelle tout d’abord les objectifs et intentions stratégiques essentiels, en particulier leur rapport à l’évolution de l’éducation dans la Suisse de ces 15 dernières années, la situation devient un peu plus claire.
Depuis un certain temps déjà, l’EPFZ ne cache pas qu’elle s’efforce à tout prix de figurer parmi les dix meilleures universités du monde. Dans ce dessein, elle est soutenue notamment par le directeur de la fabrique à penser Avenir Suisse, Thomas Held. Celui-ci demande depuis longtemps que l’on élimine le tabou de l’«égalité des valeurs des di­plômes des universités et hautes écoles spécialisées» et que l’on favorise – tenant compte du rôle de la Suisse dans la mondialisation – l’EPFZ et, le cas échéant, une ou deux autres universités, pour se manifester parmi l’élite mondiale. Dans ce cadre, les autres universités suisses seront marginalisées, processus élitaire et arrogant totalement contraire au fédéralisme suisse. L’EPFZ prend visi­blement comme modèles les universités des élites américaines telles qu’Harvard, Stanford, MIT et Princeton, auxquelles des fondations alimentées par la haute finance des Etats-Unis mettent des milliards à disposition et qui peuvent donc sélectionner leurs étudiants parmi les meilleurs du monde.
Compte tenu des efforts faits visiblement à l’EPFZ en faveur d’une orientation élitaire et d’une liaison de l’université avec la haute finance, il ne faut plus s’étonner qu’une «attaque» contre l’idéal suisse de l’éducation à valeurs égales soit lancée par cette institution sous la forme d’une liste des rangs des lycées. L’aiguillon placé dans la chair des collèges et qui consiste à les faire rivaliser pour un placement avantageux dans la hiérarchie de la qualité a été utilisé de manière magistrale et n’a pas manqué son effet perturbateur. Opérer de façon aussi abjecte dans ce secteur sensible de la société est perçu comme agissements méprisables et n’était connu jusqu’alors qu’aux Etats-Unis, où la notation systématique va de pair avec la stimulation du marché privé de l’éducation au détriment des écoles publiques. Les fonds à disposition évitent ce secteur pour se déverser pratiquement tous dans certaines écoles privées.

Tendances néo-libérales dans l’ensemble du secteur suisse de l’éducation

L’EPFZ n’est pas la seule à suivre cette orientation. Depuis le début/le milieu des années 90, on peut observer des efforts néo-libéraux vigoureux dans le monde entier, dans les établissements d’éducation comme dans d’autres institutions des services publics: introduction graduelle des principes de l’économie de marché allant jusqu’à la privatisation de toujours davantage de biens ou d’institutions tels que la poste, les transports et l’élimination des déchets, l’eau, le courant électrique et tous les autres produits énergétiques ainsi que les hôpitaux; à l’école publique du canton de Zurich, qui a joué un rôle de pionnier à cet égard, cela s’est passé à l’époque d’Ernst Buschor, chef du département de l’instruction publique et «réformateur», qui avait auparavant, en tant que chef du département de la santé, prescrit aux hôpitaux une cure radicale d’économie de marché. Les écoles se sont vues imposer une nouvelle orientation économique. Dès lors, elles doivent «bien se vendre» comme les entreprises, se manifester à côté de leurs pairs avec un «profil engageant» et un logo original, prouver par des évaluations interne et externe que leur développement correspond aux objectifs de politique scolaire dictés. Elles doivent satisfaire leurs «clientèles» de parents et d’élèves. A long terme, il est prévu que, sur le «plan opérationnel», elles devront se contenter d’un «budget global», indépendamment de leurs particularités régionales et locales. Des théoriciens de la politique de l’éducation considèrent même ce développement comme un «changement de paradigme», la pensée traditionnelle de droit public étant remplacée dans l’éducation par une pensée économique. En d’autres termes, les écoles ne doivent plus, en premier lieu, réaliser leur tâche démocratique, qui est d’assurer à tous les enfants et adolescents, quelle que soit leur origine, une bonne formation au sens de la justice sociale. Dans la nouvelle orientation, les points de vue d’économie de marché jouent un rôle prépondérant dans les écoles. Cette évolution coïncide, à tous les échelons (commune, canton, Confédération), avec la réduction du contrôle démocratique dans le secteur de l’éducation, les organes subsidiaires ou fédératifs étant remplacés par des structures centra­listes.
La réforme dite de Bologne – traité visant à unifier les hautes écoles européennes signé en Suisse sans consultation de la population (ni information, ni discussion) – a modifié de la même manière l’orientation initiale de l’apprentissage et de la recherche basée sur l’intérêt et le bien de l’opinion publique et l’a transformée en une orientation économique à cycles d’études strictement définis. S’y ajoute la liaison expresse de la recherche aux intérêts économiques, par quoi la liberté de la recherche a été abandonnée. Aujourd’hui, la science peut donc être accaparée par toutes sortes d’intérêts économiques et d’objectifs inhérents au pouvoir.
Pour la Suisse comme pour d’autres pays, le large cadre politique de ces développements est constitué par les traités contractés en 1995 à titre de membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le but déclaré de l’OMC est de libéraliser le commerce du monde entier, c’est-à-dire de priver la population toujours davantage de son droit démocratique à déterminer le destin de sa propre économie afin que le «libre jeu» des puissances financières mondialisées puisse déterminer toutes les évolutions sans réglementation limitant cette liberté. La «crise économique» actuelle montre bien où mènent de telles tentatives et que le «libre jeu» est uniquement dicté et manipulé par des centres de pouvoir de la scène économique mondiale. Les services publics, dont les écoles font partie, sont aussi la cible de la libéralisation encouragée par l’OMC dans le cadre des traités AGCS (accords généraux sur le commerce et les services), dont le contenu se limite expressément au commerce de services.
Comme l’écrivait l’Office fédéral de la formation et de la science dans son bulletin d’information NEWS BBW d’avril 2003, «la Suisse fait partie des Etats qui ont contracté par les AGCS les obligations les plus étendues en matière de services dans le secteur de l’éducation». Cela ne signifie rien d’autre que la Suisse – sans processus de formation démocratique d’opinion et sans consultation populaire, rappelons-le – a contracté l’obligation de placer à long terme ses institutions d’éducation sur le marché, c’est-à-dire de les vendre à court ou à long terme à des groupes privés opérant sur le plan international.

Friedmann: «Seule une crise aboutit à un changement véritable […]»

Si l’on considère que des processus néo-libéraux marqués ont déjà prospéré en Suisse, la notation subite des lycées, à grands effets médiatiques, ne paraît plus si exotique. Dans ses dimensions stratégiques, l’action concrète de l’EPFZ n’est compréhensible toutefois que si l’on tient compte des conseils du père des stratégies néo-libérales, Milton Friedman. Cet économiste, qui a remporté de nombreux prix et parmi les élèves de qui figurent plusieurs présidents des Etats-Unis, des Premiers ministres britanniques, des oligarches russes, des ministres des finances polonais, des secrétaires du Parti communiste chinois, des directeurs du Fonds monétaire international et les trois derniers chefs de l’institut d’émission des Etats-Unis, attribuait une place de choix à la privatisation du secteur de l’éducation dans le calendrier mondial du néo-libéralisme. Après avoir accumulé les expériences stratégiques dans de nombreux pays – commençant en 1973 par la vente radicale, à l’époque du dictateur Pinochet, de l’économie chilienne contrôlée par l’Etat – Friedman en avait tiré des conclusions des plus bizarres. A son avis, des décisions néo-libérales radicales ne peuvent être réalisées que si la population se trouve dans une sorte d’état de choc à la suite d’une crise ou d’une autre catas­trophe et ne remarque pas tout à fait ce qui se passe. Friedman estime, par conséquence, que les changements correspondants doivent être effectués aussi vite que possible, avant que la population ne prenne conscience de toute la portée des mesures et ne s’y oppose éventuellement.
Conformément à sa stratégie, Friedman a écrit dans le Wall Street Journal à l’occasion de l’inondation de la Nouvelle-Orléans provoquée par l’ouragan Katrina en décembre 2005, un an avant sa mort, à propos des écoles de la Nouvelle-Orléans détruites et des enfants disséminés dans le pays: «C’est une tragédie. Et, simultanément, l’occasion de réformer radicalement le secteur de l’éducation.» Friedman justifia son dessein en soulignant la qualité misérable des écoles de la Nouvelle-Orléans, qui sont exclusivement des écoles publiques. La concurrence axée sur le marché – que la chance actuelle d’une réforme radicale doit établir – fait encore défaut. Les fonds mis à disposition pour la reconstruction devraient être placés dans les écoles privées et dans la distribution de chèques-éducation (vouchers) aux parents, mesure qu’il a recommandée pour effectuer une «réforme permanente». Friedman refusait les aspects sociaux, telle la fréquentation gratuite de l’école par le grand nombre d’enfants aux faibles moyens domiciliés à la Nouvelle-Orléans, considérée comme une atteinte injustifiée de l’Etat, et protestait contre la résistance certaine des syndicats d’enseignants et des autorités scolaires. Le gouvernement Bush a suivi sa proposition et soutenu par de larges sommes l’établissement d’écoles privées, si bien que l’école publique a été remplacée presque complètement par des écoles privées en l’espace de presque une année. Tous les enseignants faisant partie d’un syndicat ont été congédiés, de sorte que l’Etat assume la seule tâche que lui attribue l’idéologie néo-libérale: protéger l’établissement du marché et de ses investisseurs et s’abstenir de toute intervention dans les questions de justice sociale. Les enseignants et parents indignés ont parlé d’une «expropriation pédagogique». Tel est aussi le titre d’un article de l’organisation d’enseignants Rethinking Schools, qui lutte depuis 20 ans pour l’amélioration de l’école publique. Les auteurs y écrivent à propos de la raison pour laquelle une telle action radicale s’est avérée possible précisément à la Nouvelle-Orléans: «Il n’est pas surprenant que la privatisation d’écoles la plus radicale de l’histoire américaine récente doive avoir lieu à la Nouvelle-Orléans. Avant Katrina, le système d’école publique était à raison de 96% afro-américain, dans une ville dont le taux de pauvreté atteignait le double de la moyenne nationale et dont le taux de mortalité des enfants noirs correspondait à celui de Sri Lanka. Avec qui peut-on faire plus aisément des expériences?»
En règle générale, de telles réformes radicales sont difficiles à réaliser en Suisse, dont la population est habituée à bien réfléchir aux conséquences de décisions politiques, à décider en toute indépendance et à ne se laisser imposer aucune opinion. Néanmoins, la tempête historique qui s’est déchaînée démontre que l’évolution silencieuse vers le néo-libéralisme a déjà beaucoup progressé. Dans les lycées suisses, la dernière grande évaluation nationale, Evamar, ne reflète aucune crise, contrairement à ce que suggère la notation de l’EPFZ à propos de la qualité des lycées; au contraire, cet examen national établit un bilan total positif du système actuel de maturité. La notation de l’EPFZ apparaît d’autant plus comme un moyen visant à susciter des troubles, qui a ébranlé durablement le principe de solidarité et de coopération entre les institutions, les régions, les degrés d’éducation et les cercles d’enseignants œuvrant pour une couverture des besoins scolaires de haute valeur et se rapportant à toute la population.
La fermeté avec laquelle diverses directions de collèges se sont opposées à la notation de l’EPFZ est d’autant plus réjouissante. Dans une interview accordée au «Tages-Anzeiger» du 20 janvier, Regina Aeppli, cheffe du département de l’instruction publique du canton de Zurich a critiqué la démarche de l’EPFZ. A son avis, il était tout à fait prévisible que l’opinion publique considérerait l’étude comme une liste de rangs totalement étrangère à la mission d’éducation des lycées. Pour mesurer correctement les dimensions politiques de cette démarche délibérée, il faut toutefois avoir à l’esprit la grande ligne stratégique qui les rend plausible. Les bouleversements essentiels de notre Etat – nous en vivons assez ces temps-ci à divers niveaux – doivent nous faire nous demander de quoi il s’agit réellement. Cette vigilance doit empêcher que des protagonistes néo-libéraux parviennent, par l’exploitation d’une incertitude provoquée, à imposer des mesures indésirables sans passer par la société civile.     •
(Traduction Horizons et débats)