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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°37, 15 septembre 2008  >  «Nous voulons que tous agissent selon les mêmes règles, celles du droit international» [Imprimer]

«Nous voulons que tous agissent selon les mêmes règles, celles du droit international»

 

Le Premier ministre russe Vladimir Poutine s’exprime à propos du conflit géorgien

hd. Le 28 août dernier, Thomas Roth, correspondant de la 1ère chaîne allemande (ARD) à Moscou, a interviewé le Premier mi­nistre russe Vladimir Poutine. Tout d’abord, la chaîne n’a diffusé qu’une version réduite, de 9 minutes, de cet entretien et n’a publié que le texte de cette version. A la suite de nombreuses protestations relatives à ce fait et à la mauvaise qualité de la traduction, ARD a mis sur son site Internet la version intégrale, bien traduite cette fois.1 Poutine s’exprime sur le conflit géorgien et sur les raisons politiques et juridiques du comportement russe. Il y va notamment de questions fondamentales concernant les relations et la collaboration internationales et de l’importance du droit international. Nous publions ci-dessous des passages essentiels de la version intégrale.

Interrogé sur l’image de la Russie dans l’opinion internationale après l’escalade du conflit en Géorgie et après que l’intervieweur eut précisé que l’attaque de Tskhinvali par la Géorgie a fait dégénérer le conflit en affrontement militaire, Poutine a parlé de la réputation de la Russie:

«Je suis convaincu que la réputation de quelque pays que ce soit qui est en mesure de protéger la vie et la dignité de ses citoyens ainsi que de mener une politique étrangère indépendante ne peut que grandir à brève ou moyenne échéance dans le monde.
Et inversement, la réputation des pays qui se sont fait une règle de servir les intérêts d’autres pays en ne tenant pas compte de leurs intérêts nationaux, quelle que soit la manière dont ils justifient cela, va diminuer. […]
Je suis d’avis qu’un pays, dans ce cas la Russie, qui peut défendre l’honneur, la dignité et la vie de ses citoyens et répond à ses obligations au regard du droit international dans le cadre des troupes de maintien de la paix, je crois qu’un tel pays ne tombera pas dans l’isolement, malgré ce que peuvent dire nos partenaires européens ou américains prisonniers de leur vision d’un monde divisé en blocs. Le monde ne se limite pas à l’Europe et aux Etats-Unis.
Inversement, je voudrais y insister une fois encore: Si des Etats estiment pouvoir négliger leurs intérêts personnels et nationaux en servant les intérêts de politique étrangère d’autres pays, leur réputation dans le monde, de quelque manière qu’ils justifient leur position, va peu à peu faiblir. Si les Etats européens veulent servir les intérêts de politique étrangère des Etats-Unis, ils n’y gagneront rien.
Venons-en maintenant à nos devoirs vis-à-vis du droit international. Conformément aux conventions internationales, les forces russes de maintien de la paix ont le devoir de protéger la population pacifique d’Ossétie du Sud.
Rappelons-nous ce qui s’est passé en 1995 en Bosnie. Nous savons pertinemment que les forces de maintien de la paix euro­péennes qui étaient composées de soldats néerlandais n’ont pas retenu un des agresseurs et lui a permis d’anéantir une localité tout entière. Des centaines de personnes ont été tuées ou affectées d’une autre manière. La tragédie de Srebrenica est bien connue en Europe. Voudriez-vous que nous ayons agi de la même manière, que nous soyons partis, permettant ainsi aux troupes géorgiennes de tuer les habitants de Tskhinvali?»

A propos de la légitimité juridique de la réaction russe, de son non-respect de l’intégrité territoriale de la Géorgie et des victimes civiles, Poutine déclare:

«Bien sûr que nous avons agi dans le cadre du droit international. Nous avons considéré comme une agression contre la Russie l’at­taque des positions de nos forces de maintien de la paix, le fait qu’un certain nombre de nos soldats et de nos citoyens aient été tués.
Dans les premières heures des combats, les forces géorgiennes ont tué plusieurs dizaines de soldats des forces russes de maintien de la paix. Elles ont encerclé notre position au sud (il y avait des forces de maintien de la paix au sud et au nord) avec leurs blindés et ont ouvert le feu sur elle.
Lorsque nos forces de maintien de la paix ont essayé de mobiliser du matériel de guerre lourd, les troupes géorgiennes ont tiré des missiles Grad. 10 soldats russes, qui étaient encore dans les garages, ont été tués sur le coup. Ils ont été brûlés vifs. Ensuite, les forces aériennes géorgiennes ont bombardé différents endroits au centre de l’Ossétie du Sud. Nous avons donc été obligés d’ouvrir le feu sur des postes de conduite de tir géorgiens qui se trouvaient à l’extérieur de la zone de combats et de sécurité. Mais il s’agissait là de positions d’où étaient commandées les forces géorgiennes et d’où les troupes russes et les forces de maintien de la paix ont été attaquées.»

Une autre partie de l’interview concernait les déclarations du ministre français des Affaires étrangères Bernard Kouchner qui évoquait l’éventualité d’un prochain conflit en Ukraine, concernant plus précisément la Crimée et Sébastopol.

«La Crimée n’est pas un territoire controversé. Il n’y a pas eu là-bas de conflit ethnique, contrairement au conflit entre l’Ossétie du Sud et la Géorgie. Il y a longtemps que la Russie a reconnu les frontières actuelles de la Crimée. A vrai dire, nous avons achevé les négociations au sujet des frontières. Il ne s’agit plus que de démarcation, donc de questions purement techniques. […] En Crimée se déroulent des processus complexes. Il y a le problème des populations tatares, ukrai­niennes, russes et, d’une manière générale, slaves, mais c’est une question de politique intérieure ukrainienne. Nous avons conclu avec ce pays un accord sur le séjour de notre flotte à Sébastopol jusqu’en 2017. Nous allons en respecter les termes.»

En ce qui concerne les propos du ministre britannique des Affaires étrangères Millibrand qui agite le spectre d’une nouvelle guerre froide entre la Russie et l’Occident, Poutine a déclaré ce qui suit:

«Nous ne voulons pas de tensions, avec qui que ce soit. Nous cherchons à entretenir des relations amicales, de bon voisinage et de partenariat avec tous les Etats. Si vous permettez, je vais vous dire ceci: Il y a eu l’Union soviétique et le Pacte de Varsovie. Il y a eu des troupes soviétiques en Allemagne. Honnêtement, c’étaient des troupes d’occupation des Alliés qui étaient restées en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Elles ont été retirées après la dissolution de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie. Il n’y a aucun danger venant de la Russie. Mais les troupes de l’OTAN et des Etats-Unis sont restées en Europe. Pourquoi?
Pour établir l’ordre chez soi, dans son camp, avec ses alliés et les maintenir dans la discipline de bloc, on a besoin d’un danger extérieur. L’Iran n’entre pas tout à fait dans ce rôle; aussi a-t-on absolument besoin de faire renaître l’épouvantail russe. Mais l’Europe n’a plus peur de la Russie.»

A la question de savoir selon quelles règles du jeu – européennes ou russes – la Russie pensait organiser sa collaboration avec l’Europe en particulier, Poutine a déclaré:

«Comme vous le savez, nous n’avons pas l’intention d’obéir à nos propres règles. Nous voulons que tous agissent selon les mêmes règles, celles du droit international. Mais nous ne voulons pas que quelqu’un en manipule les termes: dans telle région du monde, nous faisons ceci, dans une autre cela, en fonction de nos intérêts. Nous voulons des règles uni­formes, qui répondent aux intérêts de tous les membres de la communauté internationale.»

Lorsque l’intervieweur a insisté et a demandé à Poutine s’il insinuait que l’Occident et, dans ce cas précis, l’Union européenne pratiquaient un deux poids deux mesures par rapport au droit international, Poutine a confirmé:

«Comment a-t-on reconnu le Kosovo? On a complètement oublié l’intégralité territoriale de l’Etat de même que la Résolution 1244 que nous avons adoptée et soutenue ensemble. On pouvait agir ainsi là-bas, mais pas en Abkhazie et en Ossétie. Pourquoi pas?
Si l’on a reconnu l’indépendance là-bas, on doit également reconnaître celle de l’Abkhazie et de l’Ossétie. Il n’y a aucune différence.
Là-bas, il y avait un conflit ethnique, ici aussi. Là-bas, les deux parties ont commis des crimes et ici, on va bien en trouver dans les deux camps si l’on cherche bien. C’est probable. Là-bas, on a décidé que les deux peuples ne pouvaient pas coexister dans un Etat. Ici aussi, ils ne veulent pas vivre en­semble dans un Etat. Il n’y a pas de différence. Tout le monde s’en rend parfaitement compte mais on tourne autour du pot afin de masquer des décisions illégales. C’est le droit du plus fort et la Russie ne peut pas s’en accommoder. […]
La Résolution 1244 avait pourtant été adoptée, laquelle affirmait avec netteté l’intégrité territoriale de la Serbie. Ce texte a été jeté à la poubelle. On a essayé de le réinterpréter, ce qui n’a pas réussi. Pourquoi l’a-t-on complètement oublié? Parce que la Maison Blanche l’a ordonné et que tout le monde a exécuté cet ordre. Si à l’avenir, les Etats européens continuent de suivre la politique américaine, nous devrons parler avec Washington des affaires européennes.»

A propos des intentions de la Russie concernant la Géorgie et d’un rôle possible de l’Europe et en particulier de l’Allemagne, Poutine a déclaré ceci:

«Lorsque nous avons parlé avec M. Sarkozy lors de sa visite à Moscou, nous lui avons dit nettement que nous n’avions pas l’intention d’occuper quelque partie de la Géorgie que ce soit. Nous abandonnerons naturellement les positions que nous occupons aujourd’hui et nous nous retirerons dans les zones de sécurité que nous avons déterminées dans d’anciens accords internationaux. Mais même là, nous ne voulons pas rester éternellement car nous pensons qu’il s’agit d’un territoire géorgien. Notre objectif est uniquement d’assurer la sécurité de cette région et d’empêcher que l’on concentre de nouveau là-bas en secret des armes et une importante technologie de guerre. Nous voulons empêcher que l’on recrée là-bas les conditions d’un nouveau conflit armé.
Et à ce sujet, on ne peut que saluer la participation d’observateurs internationaux de l’OSCE, de l’UE, notamment de l’Allemagne. Il nous faut seulement nous mettre d’accord sur des principes de travail communs. […]
L’essentiel, c’est que la sécurité de cette zone soit garantie. Dans une première étape, nous aiderons l’Ossétie du Sud à sécuriser ses frontières. Après nous n’aurons plus de raison de rester là-bas. A ce sujet, je dirai que dans le cadre de ce travail, nous saluons la collaboration avec les structures européennes et avec l’OSCE.»

A la question de savoir comment il envisage personnellement une sortie de la crise actuelle entre la Russie d’une part et l’Europe et les Etats-Unis d’autre part, Poutine a tout d’abord dit où il voyait les causes de la crise.

«Il me semble que la crise a été provoquée essentiellement entre autres par nos amis américains pendant la campagne présidentielle. Il s’agit de l’utilisation des ressources de l’Administration d’une manière lamentable afin d’assurer l’avantage du candidat du parti au pouvoir. […]
Nous savons qu’il y a eu beaucoup de conseillers américains [en Géorgie]. Il est très répréhensible d’armer un des camps d’un conflit ethnique et de les pousser ensuite à résoudre leurs problèmes par des moyens militaires. Cela paraît certes plus simple que de négocier pendant des années à la recherche de compromis. Mais c’est aussi une voie très dangereuse, comme l’ont montré les événements récents.
Mais les conseillers, les instructeurs, le personnel qui ont formé les troupes et les ont entraînées à utiliser la technologie militaire devraient se trouver sur les terrains de manœuvres et dans les centres d’entraînement. Or où étaient-ils en réalité? Dans la zone des combats. Et cela seul laisse supposer que le commandement américain était au courant de l’opération en préparation. Mais il y a plus: il y a très probablement participé. En effet, sans ordre provenant du gouvernement des Etats-Unis, des citoyens n’auraient pas le droit de se trouver dans la zone de conflit. Les habitants, des observateurs de l’OSCE et les troupes de maintien de la paix avaient le droit de se trouver dans la zone de sécurité. Or nous avons trouvé là des traces de citoyens américains qui n’appartenaient à aucune de ces catégories.
D’où la question: Pourquoi le gouvernement des Etats-Unis a-t-il autorisé la présence de ses citoyens dans la zone de sécurité. Je soupçonne qu’il l’a fait pour organiser une petite guerre victorieuse. Et lorsque cela a échoué, on a agité l’épouvantail russe afin de rassembler les Américains autour d’un des deux candidats à la présidence, naturellement celui du parti au pouvoir. Parce que seul ce parti dispose de ce genre de moyens. Ce sont là mes hypothèses. Que vous soyez d’accord ou pas, elles ont le droit d’exister puisque nous avons trouvé des traces laissées par des citoyens américains dans la zone des combats.»

Dans une dernière partie, Poutine insiste sur le fait que son pays, malgré les critiques adressées à la politique russe, tient à entretenir de bonnes relations commerciales avec l’Occident et en particulier avec l’Europe:

«Nous cherchons à entretenir des relations commerciales normales avec tous nos partenaires. Nous sommes un partenaire très sûr, nous n’avons jamais laissé tomber personne.
Par exemple, lorsqu’au début des années 1960, nous avons installé le pipeline traversant l’Allemagne, nos partenaires d’outre-mer ont conseillé aux Allemands de ne pas accepter le projet. Il faut que vous le sachiez. Mais le gouvernement allemand a pris à l’époque la bonne décision et le pipeline a été construit en collaboration avec l’Union soviétique. Aujourd’hui, il constitue une source sûre d’approvisionnement de l’économie allemande en hydrocarbures. Chaque année, l’Allemagne reçoit 40 milliards de mètres cubes et nous garantissons qu’il recevra cette année la même quantité que l’année dernière. Et maintenant jetons un coup d’œil global sur le sujet. Quelle est la structure de nos exportations vers les pays européens et également vers l’Amérique du Nord? Ce sont à 80% des matières premières: pétrole, gaz, pétrochimie, bois, divers métaux, engrais chimiques. L’économie mondiale et l’économie européenne ont un grand besoin de ces matières premières. Elles sont très demandées sur les marchés mondiaux. Nos possibilités d’exportation dans le domaine de la haute technologie sont encore trop réduites. Malgré l’accord entre l’Union européenne et la Russie dans le domaine du combustible nucléaire, nous ne sommes pas autorisés à pénétrer sur le marché européen et c’est illégitime. C’est d’ailleurs à cause de l’attitude de nos amis français. Ils le savent. Nous en avons longuement discuté avec eux.
Si quelqu’un est opposé à ces relations commerciales avec la Russie, nous sommes impuissants là-contre. Mais nous espérons que nos partenaires honoreront leurs obligations de la même manière que nous le ferons.
Ce que je viens de dire se rapporte à nos exportations. En ce qui concerne vos exportations, c’est-à-dire nos importations, la Russie est un marché très sûr et un grand marché. Je n’ai pas les chiffres exacts mais les livraisons de l’industrie des machines allemande vers la Russie croissent d’année en année. Elles sont importantes. Si quelqu’un ne veut plus nous livrer ses marchandises, nous les achèterons ailleurs.
Nous plaidons en faveur d’une analyse objective de la situation et espérons que la raison et la justice l’emporteront. Nous sommes victimes d’une agression et souhaitons que nos partenaires européens nous sou­tiennent.»    •
(Traduction Horizons et débats)

1    On peut la lire à l’adresse www.tagesschau.de/ausland/putininterview100html et en visionner la vidéo à l’adresse www.tagesschau.de/multimedia/video/video371414html.