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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°50, 19 décembre 2011  >  «Avec le processus de Bologne, tout a été uniformisé» [Imprimer]

«Avec le processus de Bologne, tout a été uniformisé»

Interview de Franz Schmidt

hd. Le démantèlement et la régulation de la formation au-delà de toute raison, passant outre tous les critères humanistes et scientifiques et détournant les structures démocratiques, n’a pas lieu seulement en Suisse. L’entretien suivant avec Monsieur Franz Schmidt – entrepreneur et privat-docent à l’Université Technique d’Ilmenau en Thuringe – met en lumière les effets de Bologne et de PISA en Allemagne. On peut constater les mêmes résultats dans tous les pays qui se sont soumis au dictat de la formation anglo-américaine.

Horizons et débats: Monsieur Schmidt, vous enseignez l’électrotechnique à l’Université Technique d’Ilmenau; de plus, vous êtes entrepreneur, vous dirigez l’entreprise «TechnoTeam für Bildverarbeitung» (Le traitement d’images). Ce sont deux activités intéressantes mais exigeantes, qui requièrent des aptitudes aussi bien techniques qu’entrepreneuriales.

Franz Schmidt: Oui. J’ai fait mes études ici à Ilmenau, j’ai terminé mes études en 1971 avec l’obtention de mon diplôme et je travaille depuis lors à l’Université dans la formation et la recherche, d’abord en tant que collaborateur scientifique et ensuite en tant que chargé de cours.
Avec le tournant en 1989/90, il y a eu aussi à l’université une nette rupture. La question se posait alors de savoir comment on allait poursuivre. Depuis le milieu des années 70, nous avions un groupe de chercheurs qui fonctionnaient bien dans le domaine du traitement d’images et nous avions de bonnes relations avec l’industrie, en particulier avec Zeiss Jena pour qui nous fournissions des prestations en recherche. Le groupe était au bord de l’écroulement car, entre les années 1991 et 1993, les salaires augmentaient à l’université beaucoup plus lentement que dans l’économie privée. Le risque était que les jeunes gens se dirigent vers l’industrie ou d’autres universités, parce qu’ils gagnaient plus là-bas. C’est là que nous nous sommes décidés à créer l’entreprise, au début sans collaborateurs. Nous avons gardé les jeunes gens en leur donnant des contrats d’entreprise pour prestations individuelles. Cela a bien marché. Après, l’entreprise s’est développée automatiquement.

Combien d’employés avez-vous actuellement?

A partir du premier janvier, ils seront 20.

Que doit-on se représenter en tant que profane sous le terme «traitement d’images»?

Nous avons effectué beaucoup dans la technique d’automatisation. Partout où l’on peut obtenir des informations grâce aux images, par exemple sur des distributeurs automatiques, qui remplissent des récipients quelconques, des bouteilles de vin ou de bière ou autre, et où la qualité et la propreté doivent être contrôlées, on peut utiliser une caméra et obtenir à travers des données visuelles transmises à l’aide d’un calculateur les informations souhaitées.
Nous avons également trouvé un créneau dans le domaine de la mesure de la lumière. Nous mesurons tout ce qui brille: les lampes et les phares sur les véhicules et à d’autres endroits. Nous avons développé ce domaine en coopération avec la branche spécialisée dans la technique de la lumière de notre université. Depuis lors, il constitue la moitié de notre chiffre d’affaires. Par exemple, dans le domaine des véhicules, les phares lumineux et tous les rétroéclairages des interrupteurs doivent concorder dans leur couleur et leur luminosité.
Là, nous avons une chaîne de valeur ajoutée relativement longue: Quelqu’un produit des LED, un autre les installe sur une plaque conductrice, qui est ensuite livrée à un fabricant de climatiseurs, lequel installe celle-ci dans cet appareil et livre celui-ci au fabricant d’automobiles, qui, à son tour, l’encastre dans l’automobile. A tous les angles, il faut vérifier le cas échéant si la lumière, qui en ressort, est correcte.
Nous développons et construisons également de grands appareils, avec lesquels on relève les mesures des grands luminaires pour les laboratoires, la sphère habitée et le champ de travail ou pour l’éclairage des routes. Nous livrons aux fabricants de tels luminaires, dans le monde entier, les appareils appropriés et les techniques de mesure. Voilà le genre de choses que nous accomplissons.

Vous enseignez en outre à l’université?

J’occupe à l’université un poste à mi-temps pour les bases de l’électrotechnique. Actuellement, je suis directeur de notre département, car mon professeur est parti en retraite et nous n’avons pas encore de remplaçant. Tous les étudiants ingénieurs doivent accomplir la matière «bases de l’électrotechnique». En ce moment, j’ai 1200 étudiants.

Un si grand nombre? Est-ce que ce n’est pas une grande charge pour vous?

Pour le département, c’est une charge diabolique. Pour les cours magistraux, la situation est encore tenable. Je tiens deux cours magistraux avec 600 étudiants chacun. Je n’ai pas de place pour enseigner 1200 étudiants à la fois. En outre, nous effectuons avec des groupes séminaires des exercices de calcul avec environ 30 personnes; cela surmène le département réellement.
Un grand nombre d’étudiants n’est pas du tout en mesure de répondre aux exigences requises par les études, et ceci aussi bien au niveau de ce qu’ils ont appris que de leur attitude face à l’apprentissage. En Allemagne, on discute au moins depuis 15 ans sur le système éducatif. Tous – les parents engagés, les enseignants mêmes, les responsables dans les administrations scolaires – sont d’avis que cela n’a plus beaucoup de valeur. Cette discussion existe depuis 15 ans; pourtant, rien n’a changé, c’est même pire.

Avant tout dans votre département?

Au niveau de la formation gymnasiale en général. Par exemple, on a réduit de moitié les leçons d’allemand dans les lycées. Et cela, on le remarque. J’ai des étudiants capables qui ont effectué chez moi un mémoire de maîtrise ou rédigent aujourd’hui un mémoire de Master et apportent d’excellents résultats; mais on ne peut plus lire leur mémoire.

Qu’en est-il des aptitudes en mathématiques?

C’est une autre histoire, ce sont des choses spécifiques. Mais l’allemand est la base de tout. La formation gymnasiale était autrefois l’expression de la maturité à la fin du degré secondaire et représentait une formation humaniste, qui comprenait un vaste éventail. J’ai encore appris l’astronomie ou la biologie convenablement; cela faisait partie de la formation générale, quand on effectuait une formation gymnasiale, même si je ne me suis jamais plus occupé de plantes après. Avec le système de cursus, que nous poursuivons en ce moment, on peut choisir prématurément sa spécialité, pas en vue de son chemin de vie futur, mais pour obtenir une bonne note à la maturité. Nous demandons aux étudiants ingénieurs qui débutent ici, à chaque fois, qui a abandonné la physique au lycée. Ce sont 30%. Pas étonnant que beaucoup ne réussissent pas leurs études d’ingénieur et quittent l’université prématurément.

Pouvez-vous dire combien environ ne terminent pas leurs études?

Cela dépend, parfois ce sont jusqu’à 50%. Ces dernières années, nous avions en Allemagne en général trop peu de candidats pour les études d’ingénieur; nous aurions pu en former beaucoup plus, et il faut ajouter aussi que beaucoup, parmi ce nombre restreint de candidats, ne réussissent pas leurs études. Tôt ou tard, il y aura ici en Allemagne, côté industrie, une grande colère. Nous avons déjà actuellement un déficit d’environ 100 000 ingénieurs. Si
cela continue, l’Allemagne se désindustrialisera.
Depuis 100 ans, nous donnons une formation raisonnable aux techniciens, aux ingénieurs d’écoles professionnelles ou aux ingénieurs et ingénieurs diplômés. Avec le processus de Bologne, tout a été uniformisé. Maintenant, nous n’avons que des Bachelors et Masters. Nous avions des écoles de technicien, nous avions des écoles professionnelles, qui formaient d’excellents ingénieurs avec un rapport pratique clair, et nous avions des écoles supérieures et des universités dans l’ancienne RDA tout comme dans la République fédérale; chez nous, les écoles professionnelles se nommaient écoles supérieures d’ingénieurs. Les différentes écoles existent encore aujourd’hui, mais elles pratiquent toutes la même chose: Bachelor et Master. Avec le processus de Bologne, tout a été uniformisé.
Au début, l’économie a promu ce processus, parce qu’elle pensait que les Bachelors étaient moins chers: Nous recevons des salariés moins rémunérés et nous pouvons bien nous-mêmes leur apprendre ce que les ingénieurs diplômés savent en plus. Telle était l’intention. Cependant, cela ne fonctionne pas. Depuis, on a compris que cela ne suffit pas de transmettre de vagues compétences, mais qu’on a besoin d’un réel savoir professionnel et d’un savoir-faire.
On nous a dit que la souplesse du système serait plus élevée grâce à Bologne; cela n’est pas vrai, elle est encore plus mauvaise. Autrefois, nous avions en électrotechnique plus de deux semestres de cours magistraux intensifs et encore un complément au cours du troisième semestre ainsi qu’un stage pratique en plus. Après deux ans, on a fait passer un examen sur les bases électrotechniques. Nous avons ainsi obligé les étudiants à retravailler, après deux ans, tout le contenu des quatre semestres. Si je répète le contenu sous une forme concentrée, quelque chose reste gravé dans l’esprit. Tout cela est aboli à présent. Maintenant, nous n’avons plus que deux semestres, et après chaque semestre, on reçoit un certificat après une interrogation écrite, et on obtient alors des crédits. Les étudiants doivent collectionner un certain nombre de points de crédits, afin d’obtenir le Bachelor ou plus tard leur Master. Quand le premier semestre est passé et que le deuxième commence, ils ont déjà tout oublié ce qu’ils ont appris au premier semestre. Comme cela s’est achevé sur cette interrogation, ils considèrent qu’il n’y a plus à s’en faire.

Ce qui a été appris n’est plus approfondi?

Oui. Nous avons pratiqué, il y a quelques années, quand nous avions encore à Ilmenau une formation de diplôme, un examen de deux heures, une heure de préparation écrite et une heure d’examen oral, bien entendu après deux ans. Aujourd’hui, il n’existe presque plus d’examen oral; la continuité manque complètement. Après le Bachelor, l’étudiant doit s’inscrire de nouveau pour l’étude du Master, donc poser sa candidature une nouvelle fois. C’est une rupture significative. Beaucoup vont après le Bachelor dans l’économie privée. La formation du Bachelor n’est pourtant pas une qualification professionnelle. Elle n’est donc pas comparable avec celle des écoles professionnelles d’auparavant.
Peut-être avait-on au début encore des illusions, mais depuis chacun sait que cela ne fonctionne pas comme ça. Pourtant, on ne parvient pas encore à ouvrir la porte jusqu’à la conférence des directeurs d’écoles supérieures et des ministres de la Culture. Entre temps, chaque école supérieure réfléchit elle-même sur les issues:
Nous étions si fiers naguère de notre système universitaire allemand. On ne doit pas forcément remonter jusqu’à Humboldt, mais nous avions alors du savoir. Toutefois, maintenant il existe toute une série de jeunes collègues qui ne savent plus comment c’était avant.
Beaucoup de choses essentielles qui sont importantes pour la société ne sont pas du tout traitées au plan scientifique, ou bien elles sont traitées de manière contre-productive. Cela touche la pédagogie, les sciences économiques – bref, ce qu’on nous sert comme idées en ce moment, et nous pilotons d’une crise à l’autre. Prenons les sciences politiques … Il faut le dire: La société est très, très malade.

A votre avis, que faut-il changer dans la formation?

A mon avis, c’est le problème général de notre société, qui met la liberté au-dessus de tout, ce qui veut dire être libre dans tout. Cela signifie aussi que l’enseignant peut faire ce qu’il veut, que personne ne peut lui dire par exemple en dixième classe ce que les élèves doivent savoir en mathématiques, en physique, en allemand et dans d’autres matières. La méthode qu’il utilise, c’est son affaire, mais les enfants doivent savoir ceci et cela. Au dernier semestre, j’avais un groupe d’étudiants qui voulaient collaborer. On voyait littéralement comme les têtes fumaient quand on avait un devoir de calcul, mais ils n’étaient pas capables de participer activement. C’étaient des étudiants intelligents et travailleurs, mais ils avaient des lacunes infinies dans leur savoir. Le groupe de ce genre d’étudiants a augmenté énormément ces dix dernières années et encore plus ces cinq dernières années. Les enseignants du lycée sont aussi désespérés.
Un autre point constitue l’accompagnement dans les universités. Dans notre université, nous discutons actuellement de la manière dont on pourrait revenir à un système d’accompagnement raisonnable. Nous réalisons en ce moment un test modèle avec un groupe séminariste. Ici, nous prolongeons dès le début le premier semestre de 5 semaines pour permettre aux étudiants qui sont aptes au métier d’ingénieur, mais qui ont des déficits dans les matières scolaires, de réussir leurs études. Puis, nous réfléchissons à la manière dont on pourrait relier de bonne heure les étudiants à un département. Nous avons dans la faculté d’électrotechnique une série de départements, courants forts et courants faibles (Dickströmer und Dünnströmer), donc les techniciens en énergie et les techniciens en informations etc. Pour chaque groupe de 15 à 30 étudiants, un collaborateur scientifique doit être responsable. Ce dernier doit être informé des performances d’examen des étudiants, afin de remarquer quand quelqu’un dévie. Autrefois, quand je m’occupais de groupes séminaires, je savais les notes de chacun; aujourd’hui, tout cela est très secret. Les étudiants doivent être forcés de participer, à intervalles réguliers, par exemple toutes les 4 semaines, à une rencontre avec le responsable. Là, on discute des questions ouvertes. Autrefois, l’on devait rédiger environ toutes les 4 semaines un petit mémoire de séminaire. Le cas échéant, on donnait des instructions, lors de la rencontre, sur la manière dont on étudie; beaucoup ne le savent plus aujourd’hui. On ne leur fait plus apprendre la coopération à l’école. Certes, il existe des travaux de projets, mais de nombreux étudiants ne sont plus aptes à travailler en commun. Quand je leur explique que cela ne marche pas sans coopération, ils me regardent avec de gros yeux et ne savent pas ce que je veux dire. Ce n’est pas qu’ils me contredisent, mais ils ne comprennent tout simplement pas ce que je veux dire. Apparemment, la société, l’école ou autre les ont tout à fait privés de l’apprentissage du travail en commun. Ce sont seulement des individualistes. Heureusement qu’il en existe d’autres avec lesquels la coopération fonctionne parfaitement. Mais un net pourcentage de 30 à 50% n’est pas en mesure de faire des études raisonnables.

C’est effrayant. Merci pour l’entretien et nous vous souhaitons beaucoup de succès dans votre travail.    •