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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2014  >  N° 1, 20 janvier 2014  >  Une doctrine militaire des illusions [Imprimer]

Une doctrine militaire des illusions

par Gotthard Frick

Aucun ennemi potentiel de notre pays n’aurait jamais osé espérer pouvoir détruire notre armée sans recours massif à la violence, comme nous l’avons fait nous-mêmes en quelques années et continuons à le faire. On aurait pu la réduire légèrement, mais pas détruire tout ce qui représentait sa force.
Les deux sœurs jumelles, actuellement gravement malades, de notre politique extérieure – notre ancien pacifisme absolu, défini par une stricte neutralité, et notre défense nationale convaincante – étaient perçues comme exemplaires et crédibles à travers le monde, également par de nombreuses simples personnes, et ont permis à la Suisse de se forger une très haute réputation internationale. On rencontre dans diverses régions du monde – parfois même en Chine actuelle, comme l’auteur a pu le constater à son grand étonnement à plusieurs reprises – une idée basée sur d’anciennes connaissances, qui ne sont malheureusement plus valables. L’idée que, en cas d’attaque contre la Suisse, tous les hommes et femmes suisses seraient prêts à se battre pour la liberté et l’indépendance du pays et que nous ne nous mêlerions jamais des affaires d’autrui. Mais ce que les états-majors des grandes puissances savent déjà, il faut le dire haut et fort à notre peuple:
Aujourd’hui, nous n’avons plus d’armée capable d’empêcher la guerre dans notre pays.
Par ailleurs, en vertu du droit international de la neutralité, nous sommes obligés, en cas de guerre, d’empêcher à tout belligérant l’entrée dans notre pays et notre espace aérien lors de ses opérations. Actuellement, nous ne pouvons plus honorer cet engagement international.

Analyse coût-avantages avant de décider d’attaquer

Les grandes puissances font également des analyses coût-avantages avant de décider d’attaquer un autre pays et elles se demandent si les avantages qu’elles peuvent en tirer justifient le coût. Toute personne qui suit actuellement les nouvelles a saisi que même les Etats-Unis, militairement toujours aussi puissants, sont devenus très prudents en raison des coûts exorbitants des guerres, comme celles menées en Irak et en Afghanistan.
Immédiatement avant et après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, les états-majors de l’Allemagne et de la France ont étudié le facteur coût-avantages pour savoir s’il valait la peine que leur propre armée attaque l’ennemi en traversant la Suisse. Mais, ils ont également examiné s’il était avantageux pour leur ennemi d’attaquer leur propre pays en traversant la Suisse. Vu la force de l’armée suisse et le terrain difficile, les deux états-majors ont estimé que cela ne valait pas la peine, ni pour leur propre armée, ni pour l’armée de l’ennemi. Les Joint Chiefs of Staff anglais ont examiné la même question également pour les deux parties, et ont, pour les mêmes raisons, estimé que cela ne valait pas la peine, ni pour la France, ni pour l’Allemagne. Le chef de l’état-major allemand Halder a noté dans son journal de guerre qu’un contournement du front français «par une Suisse sans défense serait une possibilité séduisante».
Lors de la Seconde Guerre mondiale, les stratèges d’un plan d’attaque allemand ont mentionné comme le point le plus important les «liaisons principales Nord-Sud» (Saint-Gothard, Lötschberg-Simplon) avec leur approvisionnement en électricité et, en deuxième place, l’économie suisse raisonnablement intacte, «en outre des centrales électriques et des chemins de fer non détruits». Uniquement ces points-là pourrait représenter «un prix raisonnable pour une intervention armée en Suisse». Dans ce plan, on a souligné l’importance de ces liaisons Nord-Sud, c’est-à-dire la traversée des Alpes de la manière suivante: «Ce n’est qu’en les possédant sans réserve que l’on assurerait une victoire militaire claire sur la Suisse». Et de conclure: «L’objectif de vaincre les troupes défendant âprement le réduit alpin sera très difficile à atteindre».
En 1944, lorsque les Alliés sont longtemps restés coincés en France, Staline a exigé d’eux, en termes péremptoires, de contourner le front allemand pour l’attaquer en traversant la Suisse. Le commandement militaire suprême des Forces américaines, extrêmement puissantes, a examiné cette option et a conclu: «Les difficultés du terrain et la capacité reconnue de la petite mais efficace armée suisse se battant sur son propre terrain rendrait un tel projet douteux». Même les Américains ont manifestement estimé trop élevés les coûts d’une attaque à travers la Suisse.
A l’avenir, les Etats devront également procéder à des analyses coût-avantages avant d’attaquer un pays. D’autres exemples de la Seconde Guerre mondiale, mentionnés plus loin dans cet article, montrent encore d’autres réflexions qu’il faut faire en temps de guerre – ou des contraintes auxquelles même des puissances militairement supérieures ne peuvent échapper. De telles considérations seront toujours présentes et aussi longtemps qu’il y a des guerres, il y aura des contraintes. Beaucoup aurait déjà été fait, si notre peuple en était conscient.
Notre objectif devrait être de veiller à ce que l’analyse coût-avantages soit toujours en notre faveur. C’est ainsi que nous pouvons empêcher que notre pays ne soit impliqué dans une guerre.
Plus la DEVA [Développement de l’armée, ndt.] avance, et donc la «destruction volontaire de l’armée», plus les coûts d’un agresseur potentiel baissent et ses avantages augmentent, puisqu’une occupation rapide, sans grandes destructions et sans pertes de son côté, lui permettra de prendre possession d’une économie et d’un réseau de transport en bon état. Les états-majors de certains futurs agresseurs potentiels ont certainement déjà noté le prix avantageux que nous leur offrons pour une attaque.

La réalité de la guerre

Une armée dissuasive et une culture de résistance basée sur la paix, telle que nous la connaissions dans le passé, ne peuvent être développées que sur une longue période. Etant donné que notre peuple rassasié n’est pas conscient de ce que la guerre signifie réellement et qu’on ne lui explique pas non plus à quoi une future menace de guerre pourrait ressembler, il pense, face à la paix qui règne depuis de longues années en Europe, que cette situation restera inchangée à tout jamais et que l’engagement personnel des citoyens et les moyens pour une défense nationale crédible ne sont plus nécessaires.
Tous les horreurs des 75 dernières années, en passant par les conflits assez récents dans les Balkans, donc en Europe, et les actuels massacres barbares au Moyen-Orient et en Afrique centrale, sont pour de nombreux Suisses quasi des scènes d’un film d’horreur dont nous pouvons goulûment regarder les atrocités dans une salle de spectacle confortable et sûre, avant d’aller savourer un bon repas.
Faut-il vraiment, avec des exemples terribles de la réalité, rappeler – sans parler des soldats tombés au combat et des destructions généralisées – qu’au cours de cette époque historiquement très courte, allant jusqu’à aujourd’hui, des millions de personnes sans défense et innocentes ont été gazées, tuées, enterrées vivantes, brûlées, pendues, déportées pour des travaux forcés dans des mines et des usines; que des soldats frénétiques ont violé des dizaines de milliers de jeunes femmes pendant des jours entiers avant de les tuer en leur enfonçant des piquets ou des bouteilles cassées dans le vagin et dans l’abdomen? De telles atrocités et beaucoup d’autres ont été et sont actuellement encore infligées par des êtres humains à leurs semblables, à cause de la haine, de la vengeance, de l’intolérance ou des humiliations vécues. Quelles seront les atrocités dont seront capables les européens, quels dirigeants vont-ils suivre, si par exemple la montagne de dettes gigantesque s’effondrait et conduisait à un appauvrissement général et au chaos?

La doctrine militaire de l’armée suisse

Dans le no 2/2013 de la Military Power Revue, le magazine spécialisé de l’armée suisse, cinq auteurs ont décrit l’état actuel et les perspectives de la «doctrine militaire de l’armée suisse».

Une mission irréalisable

La critique ci-dessous ne s’adresse pas à ces spécialistes. Ils ont fait leur devoir et ont tenté, malgré les instructions étouffantes du Conseil fédéral et du Parlement, d’exécuter loyalement la mission irréalisable d’élaborer une défense nationale capable de remplir le mandat constitutionnel. Cela explique les astuces avec lesquelles ils tentent néanmoins de remplir leur mission, parce que l’objectif réel n’est tout simplement pas atteignable avec les moyens à disposition. Le fait qu’ils laissent très souvent entrevoir indirectement qu’il leur faudrait d’autres conditions-cadres et qu’ils attirent l’attention sur les risques associés à cette «politique de sécurité», plaide en faveur de leur compétence.

Le DEVA,* Destruction volontaire de l’armée

La destruction volontaire de l’armée (DEVA), réalisée et se poursuivant, a déjà été commentée de manière exhaustive et critiquée par d’autres auteurs. Il suffit ici de rappeler brièvement les principaux chantiers de démolition:
–    Notre système de mobilisation unique, simple, économique et presque inattaquable a été détruit. Aujourd’hui, notre armée tronquée n’est prête à l’action qu’après plusieurs mois de préparation, et que partiellement. Selon certaines informations, il serait prévu de réinstaller un système plus rapide pour 1500 hommes.
–    Les effectifs de notre armée ont été réduits massivement, de grandes parties de l’armée tronquée n’étant plus prévues pour le combat, pour des interventions de guerre.
–    Actuellement, il est impossible d’équiper entièrement cette armée tronquée. Cela nous rappelle l’armée chinoise au temps de la guerre de Corée, où la première ligne des assaillants était la seule équipée. Les lignes suivantes durent s’approprier les armes des soldats tués pour continuer le combat.
–    Contrairement à toute règle militaire élémentaire, l’équipement, jadis stocké de manière décentralisée, a été concentré dans cinq grands centres logistiques dont les positions exactes sont connues de tout le monde, également des états-majors des forces étrangères. Cela signifie que l’équipement de l’armée peut être détruit, par un coup inattendu et massif, effectué de grande distance, avant même qu’une guerre ait commencé. Il semble qu’au cours de la réalisation du DEVA, on aurait convenu de re-décentraliser une partie du matériel.
–    On continue à démanteler les milliers de constructions fortifiées qui, bien que destructibles, sont tout de même dotées d’armes efficaces. Les coûts en temps et en matériel nécessaires à les neutraliser, pris en compte par un ennemi, auraient eu leurs effets sur son analyse coût-avantages, menant éventuellement à la conclusion d’un excédent de coûts, ce qui aurait pu aboutir au renoncement d’une attaque. Si notre ennemi se trouvait également en guerre avec d’autres puissances, ce qui est très vraisemblable, il aurait besoin de telles armes pour détruire les fortifications ailleurs aussi, ce qui affaiblirait, encore davantage son analyse coût-avantages.
(Dans un plan d’attaque allemand de la Seconde Guerre mondiale, il est clairement exprimé que les effectifs déployés à un endroit manquent ailleurs. On y rendit attentif qu’en vue d’une attaque contre la Suisse, on devrait débloquer des divisions sur quasiment tous les fronts allemands. Ensuite, on y mentionne les conclusions suivantes: «Une attaque contre la Suisse, aurait comme conséquence un affaiblissement temporel des effectifs prévus pour la défense contre des atterrissages des alliés occidentaux. Le retrait des troupes déjà habituées au front oriental [contre l’Union soviétique, note de l’aut.] présenterait des lacunes dangereuses sur ce front.»)
–    Des grandes quantités de matériel de combat – des blindés, des véhicules blindés de tir à effectivité combattive accrue etc. – ont été vendues à l’étranger ou détruites. Une voix critique a justement commenté cette situation en disant que personne ne mettrait des voitures de pompiers qui ne sont plus entièrement performantes à la casse avant que les nouveaux véhicules ne soient à disposition.

Quelques menaces de guerre imaginables

Il n’entre pas dans le cadre de cette analyse de la doctrine militaire d’aborder en profondeur les menaces de guerre imaginables. Il suffit de rappeler qu’on assiste actuellement à l’évolution d’un nouvel ordre mondial dont on ne connaît pas encore les contours. Mais on sait que lors de telles époques de restructurations, il y a souvent eu des guerres.
L’Asie, notamment la Chine et l’Inde, et l’Europe, surtout la Russie mais aussi de nombreux autres pays, sont actuellement en train de s’armer massivement. Les Etats-Unis, toujours la plus grande puissance militaire, ont déplacé leur intérêt principal de l’Europe vers le Pacifique. On observe de vieilles et de nouvelles tensions comme, par exemple, la création et le maintien de sphères d’influence, la souveraineté de certains territoires, la domination des ressources (eau, terres arables, matières premières), la migration, la pollution croissante de l’air, de l’eau et des sols, l’écart entre les pauvres et les riches, et de nombreuses autres qui continuent à se renforcer mutuellement. Des volcans dormants, par exemple les énormes dettes qu’on ne peut plus éliminer par des moyens normaux, peuvent exploser et conduire, dans les couches populaires concernées, à des degrés extrêmes de colère et de révolte qui peuvent, eux aussi, alimenter les guerres.

Priorités douteuses concernant les missions de l’armée

Dans l’ordre des missions qui incombent à l’armée, selon la doctrine militaire, la défense du pays se trouve au bout de la liste. Cela en dit long.

Promotion de la paix

L’argument principal est que nous aurions besoin d’un instrument pour des «missions de promotion de la paix à l’étranger». Mais cela n’est pas une justification pour se doter d’une armée. La Suisse n’a pas pour tâche d’entretenir des troupes d’intervention et les envoyer dans des pays proches ou lointains pour qu’elles y rétablissent «le calme et l’ordre», selon les ordres de l’OSCE ou de la «Communauté internationale». Ces missions servent souvent les intérêts des puissances occidentales, même si elles sont camouflées par des buts populaires, tels la prétendue «protection de vies humaines» en Libye. Puisqu’il est question de la Libye, la Chine se montre réticente à de telles actions de la «Communauté mondiale» incitée par l’Occident. Elle suit ainsi, semble-t-il, le conseil de son grand réformateur, Deng Xiaoping, qui avait recommandé de ne pas se démarquer jusqu’à ce que la Chine soit suffisamment forte pour défendre ses positions avec vigueur. A l’avenir, la Chine renforcée, ainsi que la Russie, ne consentiront probablement que rarement à des interventions militaires pour «la promotion de la paix». Il en découle que l’action des troupes suisses sera exclue dans la plupart de cas, si la Suisse veut continuer à être reconnue comme un pays neutre.
(Il est remarquable que le PSS [Parti socialiste suisse] ait demandé au «Studiengruppe Alternative Sicherheitspolitik» [groupe d’études sur une politique de sécurité alternative] allemande, d’élaborer un rapport intitulée «Responsabilité et protection» comme élément de la politique de sécurité suisse. Le PSS a utilisé les opérations proposées de «promotion de la paix» à l’étranger comme justification pour sa propre «politique de sécurité», dont la base est une armée de 50'000 hommes limitée dans le temps.)

Soutien des autorités civiles par l’armée

Les raisons figurant à la deuxième place de la doctrine pour justifier une intervention militaire, dans le chapitre «Soutien des autorités civiles par l’armée», ne sont pas réellement des arguments en faveur de l’armée. Toutes ces tâches, par exemple l’aide à la suite des tremblements de terre et d’autres catastrophes naturelles, sont susceptibles d’être conférées, après la création des lois respectives et les préparatifs nécessaires, à des corps civils spécialisés et mobilisables à court terme (composés par exemple des collaborateurs d’entreprises de construction et de leurs machines de chantier). En vue de violences massives, on pourrait renforcer la police à court terme par des forces spécialisées, formées pour de tels engagements.

Compétence défensive au lieu de capacité de défense

Il n’existe pas d’autre justification pour une armée forte que la défense du pays. Et de là découle, en premier lieu et comme but principal, l’empêchement de toute implication de la Suisse dans une guerre ou dans des émeutes violentes d’envergure dans les territoires limitrophes.
Sous le dernier titre, «Défense», la doctrine confirme que nous n’avons plus d’armée, car cette dernière ne doit plus posséder la capacité de se battre, mais uniquement la compétence de se battre; c’est-à-dire qu’elle ne dispose plus que du savoir comment il faudrait mener le combat, si elle disposait du temps pour s’y préparer, des effectifs et du matériel nécessaire. La doctrine militaire précise cela de la manière suivante:
La «capacité défensive ne sera atteinte qu’après une décision politique et une phase relativement longue de préparation». Ce n’est plus qu’un «nombre restreint d’hommes qui garantira le maintien et le développement du savoir-faire nécessaire à la défense contre une agression militaire».
(Dans un plan d’attaque allemand de 1942, en vue de l’analyse des effectifs allemands nécessaires pour s’attaquer à la Suisse, on déconseille expressément de partir du nombre de soldats suisses sous les armes à un certain moment donné; et on recommande de prendre en compte le total des effectifs de l’armée suisse, car les soldats démobilisés au moment de l’attaque seront sans tarder également prêts au combat. Plus tard encore, à la fin du siècle passé, cette capacité de défense était toujours intacte: des régiments entiers étaient capables d’exécuter un exercice de tirs à munition de combat avec soutien de l’artillerie et des forces aériennes à la montagne au cours d’un après-midi, alors que les soldats avaient pris leur petit déjeuner chez eux avec leurs familles le même matin.)

Les «avantages supplémentaires» d’une armée

Contrairement à ce concept, si l’on dispose d’une armée forte, riche en capacités et en matériel, on peut très bien lui demander – quasiment sous forme d’avantage supplémentaire – de soutenir les autorités civiles, par exemple lors de tremblements de terre ou, de manière très restreinte, lors de missions de «promotion de la paix» à l’étranger, mentionnées dans la doctrine militaire. Cependant, il n’y a pas de justification inverse pour le maintien d’une armée et notre peuple en est entièrement conscient. Vu la situation confuse concernant les objectifs de l’armée, il est compréhensible que les soldats, interviewés à l’aide d’une enquête SMS par le chef de l’Armée, doutent de la capacité de l’armée de garantir la sécurité du pays.
Quant à la promotion de la paix, il ne faut pas oublier que l’ONU est manipulée par les grandes puissances qui cherchent à lui imposer leurs intérêts. En outre, il faut se demander si la Suisse, en tant que pays neutre, ne pourrait pas s’engager en faveur de la promotion de la paix par d’autres voies plus efficaces qu’avec son armée. Personne, à l’exception des Etats-Unis et de l’OTAN, soutenus par notre Conseil fédéral, ne le lui reprocherait.
En cas de guerre, la Suisse serait exposée au problème d’une «défense profondément insuffisante», selon l’un des plans d’attaque allemands de la Seconde guerre mondiale. L’expression signifiait que notre territoire était si petit que le pays tout entier deviendrait champ de bataille. Les conséquences de la guerre seraient donc plus désastreuses que pour beaucoup d’autres pays. Cette analyse très pertinente justifie une fois de plus l’idée de faire tout le possible pour empêcher toute guerre dans notre pays.

Adapter la capacité défensive à la situation sécuritaire

Selon la doctrine, le service de renseignements doit constamment surveiller et analyser les évolutions de la situation sécuritaire. Suite à son analyse, il peut être nécessaire d’adapter notre capacité défensive, c’est-à-dire de l’augmenter en cas de la détérioration de la situation générale. On peut espérer que nos services de renseignements réussiront à percevoir les changements dans la situation sécuritaire générale.
Mais c’est une illusion de croire que le Conseil fédéral et la majorité du Parlement accepteraient de telles analyses qui, en réalité, ne sont rien d’autre que des interprétations d’informations, donc des réflexions des collaborateurs des services de renseignements. On partirait alors de l’idée qu’ils disposent d’une vue globale et qu’ils sont capables de penser stratégiquement et non pas ponctuellement et à court terme comme c’est le cas aujourd’hui.
Même si les hommes politiques arrivaient à la conclusion que la capacité défensive devait augmenter rapidement, ils devraient accepter de débloquer à courte échéance de gros moyens financiers supplémentaires pour combler les lacunes, afin de développer toute l’armée et rectifier ce qui avait été détruit. En outre, il faudrait instruire de nombreux hommes et femmes afin que l’armée dispose d’un nombre suffisant d’effectifs pour maintenir un service actif avec toutes les relèves nécessaires. En conséquence, ces personnes manqueraient à l’économie pendant plusieurs mois. Enfin, la situation économique et financière générale du pays devrait également pouvoir supporter ces efforts. C’est une illusion de croire qu’il serait possible de mettre en application ce scénario.
Si pourtant la détérioration de la situation sécuritaire se manifeste très concrètement et rapidement de façon à ce qu’elle ne puisse plus être niée, ni par le Conseil fédéral, ni par le Parlement – comme c’était le cas, par exemple, avant la Seconde Guerre mondiale où, dans une période de six ans seulement, se sont enchaînés la remilitarisation de la Rhénanie, les excès antisémites, l’Anschluss de l’Autriche, le démantèlement de la Tchécoslovaquie et, en partant de zéro, le développement d’une grande armée moderne et des forces aériennes par Hitler –, tous les efforts imaginables pour augmenter les capacités de combat seront désespérément illusoires face à l’état de notre armée, puisqu’ils surviendraient beaucoup trop tard. Dans le meilleur des cas, ils pourraient, comme avant la Seconde Guerre mondiale, réduire partiellement certaines lacunes.

Des coups hostiles non prévisibles

Jusqu’à présent, nous n’avons parlé que de développements à long terme. Mais, les puissances importantes ont aujourd’hui la possibilité de prendre sur l’immédiat des mesures stratégiques de surprise ou de lancer des attaques ciblées destructives sur de grandes distances. (Les USA développent actuellement une arme qui serait, en une heure, capable d’atteindre et détruire un but, où que ce soit au monde).
C’est une illusion de croire que les services de renseignements puissent reconnaître de tels coups ciblés ou mesures stratégiques à l’avance. Avec la destruction de notre système de mobilisation et la concentration extrême de l’équipement dans des centres de logistique connus publiquement qui peuvent facilement être détruits, nous avons nous-mêmes fait en sorte que nous ne serons, en quelques instants, plus que des spectateurs désœuvrés assistant à la destruction de tous nos équipements et incapables de réagir militairement. Autrefois, la mobilisation rapide et la prise en charge immédiate par les troupes de combat du matériel stocké de manière décentralisée compliquaient pour un adversaire la destruction rapide du matériel. Aujourd’hui, il a tout le temps nécessaire pour préparer une attaque imprévisible sur des objectifs bien connus.
Deux exemples récents d’actions menées par surprise:
On peut parier en toute tranquillité une grande somme d’argent qu’aucun service de renseignements n’a reconnu à l’avance que la Chine allait introduire par surprise une zone de contrôle aérien dans une région chargée de tension. La Corée du Sud a entre-temps répondu avec une propre zone de contrôle aérien, qui se recouvre en partie avec celles revendiquées tant par le Japon que par la Chine. Cela a pour ainsi dire du jour au lendemain mené à une augmentation dangereuse de la tension dans la région du Pacifique.
Depuis que Poutine a été réélu président de la Russie, il a déjà alerté à plusieurs reprises de grandes parties des forces armées sans aucune annonce préalable. D’importantes formations se sont déplacées au pied levé sur plusieurs milliers de kilomètres, des missiles ont été lancés et ont dû être interceptés par la défense aérienne, de nombreux avions et bateaux ont participé à ces missions. Tous les services de renseignements ont pris connaissance de ces actions seulement après coup. Avec ces informations, nous ne voulons nullement insinuer que la Russie planifie actuellement une attaque. Mais dans d’autres circonstances, une telle armée, entraînée à entreprendre des actions immédiates, pourrait bien déclencher une attaque surprise. Ces exemples nous montrent clairement à quel point c’est illusoire de compter sur de longues périodes pour rétablir ou augmenter la capacité de combat.

L’illusion de la défense militaire: notre atout perdu

La «défense militaire», telle qu’elle est présentée dans la doctrine, est une illusion suite à la grandeur insuffisante de l’armée. Comment une attaque pourrait-elle avoir lieu? Au début, on pourrait par exemple paralyser notre pays par de courtes mais très intensives attaques de cyberguerre, de missiles et de raids aériens, déclenchés par surprise pour éliminer au moins notre approvisionnement en électricité et notre télécommunication. Cela revient à paralyser le pays tout entier et à détruire les quelques centres logistiques de l’armée par des attaques ciblées. Etant donné que l’armée ne peut plus être mobilisée rapidement et qu’elle ne disposera plus d’aucun équipement après l’attaque contre les centres logistiques, d’autres actions de l’agresseur ne seront plus urgents.
Nous aurions cependant eu un atout que nous avons laisser échapper suite à nos illusions d’une paix éternelle: nos transversales alpines. La doctrine militaire confirme cela par la constatation que la «partie principale des engagements pourrait avoir lieu dans le Plateau».
Pour la plupart de nos ennemis potentiels ou de leurs alliés, les transversales alpines ont une importance stratégique primordiale lors d’une guerre et de même par la suite, en temps de paix, pour l’économie au niveau continental. Si nous pouvions les défendre et les détruire, nous pourrions empêcher d’être paralysés et anéantis exclusivement depuis l’espace, telle la Serbie, il y a quelques années. Nous aurions la possibilité de faire pression sur la plupart de nos adversaires en menaçant de détruire les transversales alpines de façon à ce qu’elles ne soient plus utilisables pendant de longues années, donc également après la fin d’une éventuelle guerre. Dans une telle situation, tous les Etats d’Europe occidentale tenteraient par exemple de stopper les Etats-Unis, s’ils avaient cette intention-là. Selon les circonstances, cet argument pourrait avoir moins d’impact face à la Russie comme adversaire potentiel. Par contre, son ennemi chercherait, dans son propre intérêt, d’empêcher la paralysie de notre pays si nous étions aussi en guerre contre son adversaire.
Bien qu’aujourd’hui on ne puisse plus compter avec d’immenses armées de blindées, chaque puissance importante actuelle a une quantité suffisante de formations de combat, pour lancer contre nous des troupes massivement plus grandes que celles de notre armée démantelée. Vu les capacités de combats très réduites de notre armée et le grand nombre des objets et des régions à défendre, il est incompréhensible comment la doctrine militaire puisse partir de l’idée que la «partie principale» des activités de combats auraient lieu sur le Plateau, donc que plusieurs actions pourraient avoir lieu simultanément, pour empêcher une occupation.
Selon le rapport DEVA (Développement de l’armée), nos forces aériennes n’auraient – suite à la prochaine étape de démantèlement de l’armée – plus que trois aérodromes à disposition. Voulons-nous les abandonner sans résistance aux troupes aéroportées hostiles pour qu’ils soient immédiatement utilisés par leurs forces aériennes? Nous avons deux aérodromes civils intercontinentaux et plusieurs de plus petite envergure. Voulons-nous les défendre ou voulons-nous, sans aucune opposition, les mettre à la disposition de l’ennemi en tant que bases pour son ravitaillement, ses avions et ses hélicoptères de combat? Et les transversales alpines? Voulons-nous les défendre ou les laisser sans autre à l’adversaire? Si nous voulons défendre tous ces dispositifs d’infrastructures si importants pour notre pays, notre armée démantelée aurait-elle assez de formations de combat pour cela? Il est évident que nous ne pouvons pas laisser à un adversaire ces installations importantes de notre infrastructure. Y aura-t-il donc encore assez d’unités afin d’entreprendre des «actions» pour défendre le Plateau avec ses villes et villages, ses centrales nucléaires, ses installations industrielles, ses chemins de fer et ses autoroutes?
Pouvons-nous partir de l’illusion qu’un adversaire attaquerait avec des forces réduites de manière ciblée uniquement à certains endroits pour que notre armée – toujours sous la condition qu’elle ait pu être mobilisée et équipée à temps – ne doivent entreprendre que des actions défensives ciblées avec des forces réduites? Ne faut-il pas plutôt s’attendre à des attaques sérieuses, c’est-à-dire pénétrant de toutes les directions dans notre espace aérien et sur notre territoire avec un grand nombre de formations de combat? La réponse est évidente, c’est-à-dire que la défense du Plateau avec notre armée démantelée est une illusion supplémentaire, bien que dans la même édition de la revue Military Power Review, le chef des Forces terrestres présente un modèle très convaincant pour la lutte de nos troupes terrestres dans une guerre moderne – probablement inopinément complexe.
Comment, avec sa faible force de feu, l’armée démantelée veut-elle satisfaire l’exigence illusoire de la doctrine d’«empêcher par tous les moyens que l’adversaire puisse atteindre rapidement ses objectifs; il faut qu’il soit confronté à de lourdes pertes pour le forcer à mettre un terme à ses actions»?
L’exigence de la doctrine de «porter des coups dans la profondeur du camp adverse, après le début des combats […]» est également une pure illusion. Où se trouvent les «moyens de feu massifs», les forces aériennes, les missiles et l’artillerie à longue distance? Où sont les «forces spéciales» dans l’armée démantelée qui permettraient selon la doctrine de mener des coups dans la profondeur du territoire ennemi, qui ne se réduisent pas à des piqûres certes agaçantes mais inefficaces pour l’adversaire? N’avons-nous pas pris connaissance, par exemple dans le cas de la Libye, qu’il faut des milliers d’attaques aériennes pour mener des «coups efficaces dans la profondeur du camp adverse»? N’est-ce pas une illusion que de croire que nous pourrions lancer des attaques «électromagnétiques offensives» efficaces dans le «cyberespace» contre une puissance étrangère moderne? Un adversaire ne pourrait-il pas relativement rapidement éliminer notre propre capacité de combat électromagnétique, par exemple nos installations de la gestion des troupes?
Quelle envergure ont «les formations de combat» et combien en dispose l’armée démantelée? Sont-elles capables de mener le combat des diverses armes agissant ensemble dans leurs «zones» respectives? Dans combien de «zones» l’armée peut-elle être présente, même en renonçant à la défense des transversales alpines et des aéroports militaires et civils? Quel est le nombre des «réserves mécanisées» prévues pour les «contre-attaques»? Méfions-nous là aussi des illusions.
Pour un pays, c’est la pire des choses d’aborder avec des illusions l’une des tâches les plus difficiles mais aussi l’une des plus payantes: celle d’être capable de tenir une guerre à l’écart du pays. Nous devons dire la vérité à notre peuple. Rendons-le attentif au fait qu’il n’y a que deux alternatives: soit on reconstruit une défense du pays crédible, soit on se résigne à prendre sur soi toutes les atrocités, les frayeurs et les destructions la perte de liberté qu’amène avec soi une guerre. Mais ne lui disons pas qu’on peut continuer à démanteler l’armée actuelle tout en espérant qu’elle pourra nous épargner de la guerre comme au cours des deux siècles passés.

Les démons de la guerre mourront-ils pacifiquement en dormant?

La question décisive, qui a été déjà brièvement mentionnée ci-dessus, est celle de savoir si la guerre est encore possible en Europe et si oui, ce qui pourrait la déclencher, sous quelle forme et comment elle se déroulerait. De nombreuses personnes pensent qu’elle n’est pas possible dans un avenir prévisible. S’ils avaient raison avec leur estimation, nous n’aurions vraiment pas besoin d’armée.
Nous devons aborder cette question avec grande priorité et expliquer ensuite comment la défense du pays doit être développée pour tenir la guerre à l’écart du pays.
Si un adversaire veut soumettre un pays de manière durable et en profiter, il doit l’occuper par de nombreuses troupes terrestres, même s’il a au début pu le «vaincre» grâce à une technique et une force de feu supérieures. Cette connaissance s’établit à nouveau après les défaites des Etats-Unis en Irak et en Afghanistan. C’est une chance pour nous.
Pour rendre notre armée plus forte et pour empêcher une occupation ou la rendre très coûteuse, nous devrions trouver notre propre chemin, en partie à l’écart de la guerre des autres. Nous pourrions par exemple former en plus de l’armée démantelée des troupes robustes, avec une grande puissance de feu mais ni blindées ni entièrement motorisées au-dessous du seuil électromagnétique, dont la tâche serait surtout de tenir leur position (villes, villages, aérodromes, transversales alpines, infrastructures, nœuds ferroviaires etc.) et le cas échéant de soutenir les autorités civiles. Un adversaire devrait lutter avec des troupes terrestres pour occuper ces espaces. L’armée démantelée très flexible, mobile et équipée de matériel performant et fortement blindée serait de nouveau partiellement crédible en ce qui concerne la défense du pays, et elle mènerait le combat selon le concept du chef des Forces terrestres mais en collaboration avec les formations à créer telles qu’elles sont décrites ci-dessus. Les guerres récentes montrent à quel point les combattants à armes légères mais très motivés sont forts contre une armée moderne qui ne peut guère faire face à des pertes car elle est observée de près par les médias et sa propre population. Les formations de combat robustes proposées auraient une capacité de feu beaucoup plus élevée et seraient mieux formées que celles-ci. Pour une telle solution, nous aurions toutefois besoin de beaucoup de vivacité intellectuelle, de la créativité et de plus d’argent, mais en quantité supportable. Nous serions alors réellement bien préparés.
Personne ne reprochera à Jean-Claude Junker, jusqu’il y a peu chef de l’Eurogroupe, d’être «un militariste ringard, bétonné dans son Réduit», comme le reprochent les adversaires d’une armée crédible à ses partisans, par exemple à l’auteur de ce texte. Dans deux interviews très sérieuses à la télévision allemande et dans le Spiegel publiés au cours de l’année 2013, il a déclaré que l’Europe était beaucoup plus fragile que tout le monde l’avait estimé, et qu’en Europe aussi, la guerre était de nouveau possible. Il a conclu ses réflexions par les paroles suivantes: «Les démons ne sont pas morts, ils se sont simplement endormis.»
Nous espérons tous que les futures générations pourront lire dans leurs livres d’histoire que les démons de la guerre sont paisiblement décédés en dormant. Mais, restons armés, au cas où ils se réveillent!    •

* Dans le jargon du DDPS, DEVA est le sigle pour «Développement de l’armée» [ndt.].

(Traduction Horizons et débats)