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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N° 49, 26 novembre 2012  >  «En l’occurrence, c’est bien lui qui est normal» [Imprimer]

«En l’occurrence, c’est bien lui qui est normal»

«Dans cette banque souffle encore l’esprit du vieux Friedrich Wilhelm Raiffeisen. L’esprit de la solidarité. L’esprit du service»

par Bernhard Honnigfort

Dans le village de Gammesfeld se trouve la plus petite banque d’Allemagne. Elle n’a pas d’accès Internet, un seul employé et offre une garde sûre de l’argent, ce qui n’est pas si mal à notre époque.
Le voilà, le directeur de banque avec un balai en main. «Il est grand temps de nettoyer ici», dit Peter Breiter. Alors, il pousse les balayures dans le hall d’entrée de sa banque et ramasse tout avec la ramassoire. Il fait ça à fond, il se baisse et trouve encore quelque chose sous le radiateur. «Ca y est, c’est fini.»
Breiter, âgé de 41 ans, vêtu de jeans et d’un large pull, fait cela une fois par semaine. Il est à la fois le comptable, le conseil d’administration, le concierge, il est bon à tout faire. Breiter travaille à la Banque Raiffeisen de Gammesfeld. Gammesfeld est un petit village, du Bade-Wurtemberg, dans le district de Schwäbisch Hall, entre des collines et avec de petites routes bordées de pommiers et de poiriers. Cette Banque Raiffeisen est la plus petite banque d’Allemagne et Peter Breiter est son seul employé.
Cela existe encore. La banque n’est pas seulement petite. Elle se trouve – vu de la place financière de Francfort – derrière la lune. Elle est un musée et n’a même pas d’accès Internet. Mais il y a probablement des milliers de gens en Allemagne qui souhaitent justement une telle banque. Une banque à laquelle ils peuvent confier leur argent. Quelque chose de solide, quelque chose que l’on comprend. Car elle est une île dans l’océan déchaîné des finances. Un lieu calme au sein de la confusion par rapport à l’Euro et la Grèce, au sauvetage de banques et aux dettes d’Etats.

Un fanal en matière d’économie

Pourquoi cette banque et son directeur sont-ils si différents, presque singuliers? Une petite histoire, pour expliquer un peu. Elle agit sur la base d’un sens de l’économie inconcevable et débuta en hiver il y a douze ans. Une nuit trois hommes ont cambriolé la Banque Raiff­eisen. Ils ont mis une grande planche devant la fenêtre afin que personne ne puisse les voir du dehors, et ils ont commencé à dessouder le coffre-fort. Ils ont mis un certain temps, mais enfin le coffre-fort fut ouvert, la petite caisse grise se trouvait devant eux, environ 2000 Mark, des pièces de monnaie et des billets, triés comme il faut. Ils ont pris l’argent et se sont enfuis.
Un tel cambriolage de banque peut arriver, mais là n’est pas la question. Il est remarquable de voir comment la petite Banque Raiffeisen géra la situation. Jadis Fritz Vogt en était encore directeur. D’autres banquiers à Nuremberg, à Wurtzbourg ou à Stuttgart auraient probablement fait installer un coffre-fort moderne, meilleur et plus cher, en acier plus dur et plus épais, afin qu’une telle chose ne se répète pas.
Fritz Vogt par contre, s’est rendu chez le paysan Albert Pfänder, sachant que celui-ci avait le même coffre-fort ancien. Ce dernier se trouvait inutilisé dans l’écurie, personne n’en avait besoin. Vogt en a démonté la porte et l’a réinstallée chez lui. La réparation n’a rien coûté. Le paysan Pfänder lui avait fait cadeau de la porte.
L’ancien coffre-fort avec la porte du paysan Pfändler existe toujours. Il se trouve à droite à côté de l’entrée. Le gris de la porte du coffre-fort est plus clair que le gris du coffre-fort, mais cela ne dérange personne, en tout cas pas Peter Breiter. Personne ne se formalise non plus que la banque soit minuscule, trois mètres sur neuf, et ait l’air d’un décor de cinéma des années 60.
Dans la salle d’attente se trouvent quatre vieilles chaises rouges, une petite table, dessus quelques prospectus et un jeu, une roulette paysanne avec un tourniquet en bois. A côté une étagère, avec du miel d’un paysan voisin, 3,50 euros le bocal, 15 euros le pot. L’espace du guichet: Des rideaux brun-jaune-orange, des étagères archi-anciennes en bois de hêtre, une machine à écrire mécanique Adler, une machine à calculer de marque Walther, le vieux coffre-fort, deux bureaux, le fauteuil de Peter Breiter, usagé et déverni.

Rien n’est jeté

Dans l’étagère il y a de vieilles enveloppes brunes et blanches, grandes et petites. Rien n’est jeté. Le courrier est ouvert prudemment, les enveloppes sont empilées et réemployées. Une fois par an les fenêtres sont nettoyées, c’est la compagne de Breiter qui le fait. Les gens de Gammesfeld n’appellent pas leur banque une banque, mais parlent affectueusement de la «tirelire».
Des dépenses pour du mobilier chic, des ordinateurs modernes, une belle machine à expresso? De la frime et du luxe? La banque, un temple de l’argent? Pas à Gammesfeld. Là, on économise jusqu’au bout. On n’achète rien, rien n’est jeté. On est prestataire de services. La modestie est le principe en fer des affaires depuis 1890. «Nous sommes vraiment dans l’extrême», affirme Peter Breiter. Avant il travaillait à la Banque Populaire de Rothenburg. «En dix ans, on l’a rénovée quatre fois. Maintenant ils ont même un salon pour les visiteurs. Sincèrement: A-t-on besion de ça?» demande-t-il en souriant, trouvant étrange que tout le monde le trouve lui et sa banque bizarres.
En l’occurrence, c’est bien lui qui est normal. Depuis cinq ans il dirige la mini-banque. Gammesfeld a 522 habitants, la petite banque a 310 coopérateurs et 811 clients. Devient client seulement celui que Breiter connaît et qui habite à Gammesfeld. Il y a 811 clients car quelques habitants de Gammesfeld, ayant déménagé, ont gardé leur compte. L’année dernière la banque avait un chiffre d’affaires de 26,4 millions d’euros et un profit de 43 081,15 euros. Les coopérateurs du village reçoivent 8% d’intérêts par participation. Le salaire annuel de Breiter, chacun dans le village le sait, se monte à 65 146,78 euros. Il n’a ni boni, ni voiture de fonction, même pas une bicyclette de fonction.
Tout est modeste, tout est concevable. L’on se connaît, l’on a confiance. «La maximalisation du profit n’est pas tout», déclare Breiter. «Nous fonctionnons autrement. A quoi bon un bâtiment pompeux? Nous préférons nous occuper de nos clients.»
Ce matin-là, avant que Peter Breiter ouvre son guichet à midi et demie, dans le monde des finances hors de contrôle en dehors de Gammesfeld tout va de nouveau sens dessus dessous: A Bruxelles, des experts des banques centrales de l’UE se sont retrouvés sous la direction du Finlandais Erkki Liikanen, afin de réfléchir à la question de savoir comment séparer les opérations bancaires classiques des investissement risqués, pour que les épargnants n’aient pas à trembler pour leurs dépôts.
A Francfort la Deutsche Bank a licencié des collaborateurs, qui ont prétendument coopéré avec une bande pour escroquer l’Etat de centaines de millions d’euros avec le commerce de droits d’émissions. Personne ne sait ce qu’il en ira de l’euro, ou de la Grèce ou de l’Espagne. Les temps ont basculé, les banques et les Etats chancellent et doivent être sauvés. Des millions sont devenus des milliards et des milliards des billions.
A Gammesfeld, Peter Breiter vient de terminer le nettoyage de la salle du guichet. «Si le système des finances est une rangée de dominos», dit-il en s’appuyant sur son balai, «alors nous serons ici l’ultime qui tombera.»
Sa banque ne vise pas une croissance rapide. Elle fonctionne très simplement, parce qu’elle n’offre que trois choses: compte courant, livret d’épargne, crédit. Verser et retirer en petit et rien de plus. Des opérations financières que tout le monde comprend. Rien de risqué, pas d’aventure.

Ni camelote ni poison

C’est-à-dire pas d’actions, pas de bons d’option, pas de dérivés, pas de certificats, pas de bons d’option turbo. Lorsqu’en 2008 la banque Lehman a craqué aux USA, lorsque Josef Ackermann, chef de la Deutsche Bank à l’époque, visait encore un rendement de 25%, lorsqu’en Europe des papiers camelotes américains ont fait frémir, Breiter est resté calme. Il place l’argent de sa banque au jour le jour à la DZ-Bank, la centrale des banques coopératives. Il n’a pas eu à craindre des papiers toxiques.
Il n’y a pas de distributeur de billets à Gammesfeld, il n’y a pas non plus d’accès Internet ni de ligne directe avec la centrale DZ à Stuttgart. Les virements sont encore remplis à la main et envoyés par poste à Stuttgart. Là tout est administré et traité, et le résultat chemine sur une disquette par poste en direction de Gammesfeld où Peter Breiter possède depuis 3 ans un ordinateur portable, il insère la disquette et trie les comptes de ses clients sur un fichier Excel. «Une ligne directe avec la centrale coûte 50 000 euros par ans», explique Breiter. «Ceci n’est pas profitable.» Qui veut savoir la situation de son compte, doit parfois patienter trois à quatre jours. Mais cela ne dérange personne.
La porte s’ouvre sur Fritz Vogt, le prédécesseur. Un homme sportif aux cheveux gris, âgé de 82 ans, plein de vie. Paysan de profession et financier autodidacte. Il aime passer de temps en temps et s’assied sur le deuxième fauteuil rouge. Quand Breiter prend des vacances, c’est lui qui assume les affaires. Son grand-père Fritz Vogt fonda la «tirelire»en 1890 et la dirigea jusqu’en 1911, son père Fritz Vogt II la dirigea de 1929 jusqu’à 1967 et lui, Fritz Vogt III, de 1967 à 2007. «Dans cette banque souffle encore l’esprit du vieux Friedrich Wilhelm Raiffeisen», déclare-t-il en élevant la voix. «L’esprit de la solidarité, l’esprit du service.»
Fritz Vogt III est un ancien combattant. «La classe supérieure s’engraisse, la classe inférieure paye. Cela ne va pas ainsi.» Il peste comme Sarah Wagenknecht ou Gregor Gysi. «Nous sommes depuis toujours une banque anticapitaliste», exclame-t-il. Alors il parle de l’avidité, qui a aussi saisi les petites gens.

«Est-ce de nouveau le début du mois?»

La «tirelire» fonctionne autrement. Peu importe si quelqu’un dépose un seul euro ou 50 000 euros, chacun jouit des mêmes intérêts et conditions. «Pourquoi enrichir encore les riches?» demande Vogt. Et comme la banque gère son budget de manière extrêmement économe, personne ne paye n’importe quelle taxe. «Nous ne voulons pas être au goût du jour», gronde Vogt de son deuxième fauteuil. «Ce sont les temps actuels qui ne nous plaisent pas.»
On sonne. Il est midi et demie, le service du guichet commence. En avalant vite son petit pain au fromage, Peter Breiter appuie sur la touche d’ouverture automatique de la porte. Madame Zumbroich veut retirer une partie de sa rente. Breiter l’accueille en disant «Ah, Madame Zumbroich. C’est de nouveau le début du mois?» Alors il lui remet les billets demandés.
Elle raconte qu’elle est cliente de la banque depuis 16 ans, qu’elle a vécu Fritz Vogt, qu’elle connaît «Peter» et qu’elle connaîtra sûrement aussi son successeur. Breiter rit. Il affirme qu’il veut aussi travailler quarante ans ici, c’est à dire dès maintenant encore 35 ans.
Fritz Vogt a dû gagner quelques batailles pour sa «tirelire». L’Office fédéral du contrôle du crédit (BAKred) voulait fermer sa banque villageoise dans les années 80. Un seul homme, cela n’allait pas et contrecarrait le principe du double contrôle courant dans les banques. Chaque comptabilisation avait besoin de deux signatures. Vogt est allé jusqu’au tribunal administratif fédéral et a gagné. «Tout le village me contrôle», réplique-t-il aux juges. Il a eu des ennuis avec la surveillance des marchés financiers BaFin et avec la Bundesbank, parce que Vogt ne voulait pas payer 250 euros de taxe annuelle pour la concession de transactions d’actions. Une concession dont il n’avait pas besoin, parce qu’il ne négociait pas avec des actions. Alors il n’a pas payé, et son successeur Breiter ne paye pas non plus.
A cause de ça les gens du village apprécient beaucoup leurs «calculateurs», comme on appelle les banquiers de Gammesfeld. Et c’est pourquoi ils aiment aussi le successeur de Vogt, «Peter», qui leur est semblable.
«C’est bien un métier de rêve. Je peux merveilleusement dormir la conscience tranquille», dit Breiter. On sonne à la porte. Breiter appuie sur la touche d’ouverture. Un client. «Oh, c’est Christophe, comment ça va?»     •

Source: Berliner Zeitung des 6 et 7/10/12

(Traduction Horizons et débats)