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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°43, 27 octobre 2008  >  Maîtriser la crise de façon équitable et solidaire [Imprimer]

Maîtriser la crise de façon équitable et solidaire

Actualité du film «Friedrich Traugott Wahlen et la bataille des champs»

par Amedea Raff *

Face à la crise financière globale et aux problèmes de politique économique mondiale, la question existentielle de l’approvisionnement du pays revient au centre de l’attention. L’histoire ne se répète jamais mais la situation actuelle de la Suisse est semblable à bien des égards à celle qu’elle a vécue lors de la Seconde Guerre mondiale et des années qui l’ont précédée. Nous sommes en­tourés d’une grande puissance qui participe de façon plus ou moins prononcée à la politique de guerre d’autres grandes puissances et nous dépendons fortement de nos importations. On parle de chômage à venir, de baisse possible des recettes fiscales et la question se posera de savoir comment la vie publique et l’approvisionnement alimentaire de la population pourront être maintenus.

En ces temps d’incertitude, il est bon de se rapporter à l’histoire et d’en tirer des en­seigne­ments. Le film Friedrich Traugott Wahlen et la bataille des champs nous apporte des informations sur cette époque, sur l’élaboration et la réalisation du Plan Wahlen grâce à beaucoup d’extraits de films originaux touchants et de témoignages de contemporains. C’est le mérite de l’«Association pour la mémoire du conseiller fédéral Friedrich Traugott Wahlen et de la bataille des champs» d’avoir préservé pour la postérité le souvenir de F. T. Wahlen grâce à trois documentaires.

… davantage que la sécurité alimentaire

Le premier film a atteint l’objectif fixé par le président de l’association, le professeur Ernst Wüthrich, qui en présente le thème: «D’une part, nous voulons contribuer à une meilleure compréhension de l’histoire suisse. Il n’y a pas si longtemps, pendant la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de pères de famille ont été appelés à défendre les frontières. Ils ne savaient pas s’ils rentreraient vivants chez eux. Et à la maison, les mères devaient se débrouiller seules avec les enfants. Elles ne savaient pas davantage si leur mari reviendrait. Peut-être avez-vous aussi de tels souvenirs, des récits de parents ou de grands-parents. A la peur de la guerre s’ajoutait la peur de la famine. Mais là, les Suisses ont pris leur destin en mains. Le plan d’extension des cultures visait davantage que la sécurité alimentaire. Il représentait la défense de l’indépendance et a créé une solidarité dans tout le pays que nous n’avons plus vécue depuis.
Et c’est notre second objectif: évoquer dans un documentaire le plan d’extension des cultures, ce travail d’approvisionnement, élément marquant de l’histoire suisse. Aussi avons-nous interrogé des personnes âgées qui y avaient participé. Ces récits de témoins de l’époque encore vivants ont ainsi été préservés dans ce film. Beaucoup de gens respectables ont œuvré à l’extension des cultures. Mais il a fallu une forte personnalité pour élaborer un plan stratégique important – idée considérée comme farfelue à l’époque –, le «vendre» aux politiques et en convaincre le pays tout entier.
Notre troisième objectif était d’évoquer la personnalité de ce Suisse extraordinaire que fut Friedrich Traugott Wahlen […]. Par la suite, nous parlerons également de ses idées. Elles contiennent des valeurs qui nous guident dans la vie, valeurs qui sont souvent négligées à notre époque bruyante où tout passe rapidement: amour du prochain, solidarité à l’égard des plus démunis, responsabilité individuelle et respect de la nature. […] Un documentaire, comme chacun sait, n’est pas un film de divertissement. Mais il vous présentera l’histoire de vos parents et de vos grands-parents, une histoire vraie qui nous concerne tous. Lors des prises de vue, nous nous sommes aperçus que cela valait la peine d’écouter les gens.»
Au début du film, le spectateur est transporté dans la situation de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Tout autour du pays, c’est la guerre; nous voyons des blindés, des armes, des ruines et des gens qui ont peur: une jeune fille qui cherche désespérément ses parents. Et au milieu, un petit pays qui dépend à 60% des importations, de la bienveillance de l’étranger et qui est à tout moment menacé d’un manque total de ravitaillement. C’est dans cette situation que F. T. Wahlen est chargé par le Conseil fédéral d’élaborer un projet national visant à assurer l’approvisionnement.

Une personnalité extraordinaire

Mais qui est cet homme dont le nom, associé à l’extension des cultures, entrera dans l’histoire? Il s’agit de faire mieux connaître la vie et la personnalité extraordinaire de Friedrich Traugott Wahlen. Il est né le 10 avril 1899 dans un petit village de l’Emmental où son père était instituteur. Wahlen a écrit plus tard: «Dans le petit village de Gmeis, au tournant du siècle, on vivait encore comme au temps de Gotthelf. Je considère comme un cadeau d’être né à un endroit loin de l’agitation des hommes et de la circulation où un enfant peut jouir des beautés de la nature et où est éveillée sa curiosité pour la flore et la faune.»1
Ainsi on ne s’étonne pas que le petit Fritz se soit senti très tôt attiré par l’agriculture, qu’il ait voulu devenir paysan. Il a tout d’abord fréquenté l’Ecole d’agriculture de Rütti près de Berne, puis il a étudié l’agronomie et a obtenu son doctorat à l’âge de 23 ans. En tant qu’ingénieur agronome EPF, il prend la direction d’une station d’expé­riences agronomiques au Canada où il travaillera pendant 5 ans. En 1929, à l’âge de 30 ans, il devient directeur de l’Etablissement fédéral d’essais agricoles de Zurich-Oerlikon et 15 ans plus tard, il est nommé professeur de production végétale à l’EPF de Zurich. A partir de 1938, Wahlen, parallèlement à son activité professionnelle, se met à la disposition de l’Office fédéral pour l’alimentation en temps de guerre où il dirigera, jusqu’à la fin du conflit, le développement et la mise en œuvre du plan d’extension des cultures qui a eu des effets bénéfiques encore après la guerre. Dans cette fonction et plus tard comme directeur général adjoint de l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), il peut mettre son savoir et sa riche expérience au service de l’humanité.

… obéissant à sa seule conscience

La personnalité remarquable de Wahlen s’exprime aussi dans son engagement politique. Dans ses jeunes années, il a été élu – alors qu’il était Bernois! – conseiller aux Etats zurichois et après la guerre, en 1958, suite à un véritable plébiscite, conseiller fédéral. Dans son discours d’intronisation, il déclarait: «Monsieur le Président, Messieurs les conseillers aux Etats et conseillers nationaux, je suis profondément ému et vous remercie de l’honneur qui m’est fait, ainsi qu’à ma commune d’origine et à mon canton de Berne. Par cette élection, vous m’exprimez une confiance que je ressens comme la plus haute obligation de ma vie. Je ne pourrais pas y répondre seul et je compte sur l’aide de Dieu qui a toujours protégé notre pays. J’ai l’impression d’être plus fort parce que je ne me sens de devoirs qu’envers ma conscience, le bien du peuple suisse et les valeurs fondamentales de la civilisation occidentale. Aussi, Monsieur le Président, accepté-je mon élection.»
C’est avec cette éthique profondément ressentie que Wahlen a accepté de développer, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, le plan d’extension des cultures et qu’il a réussi à l’expliquer à la population et au Conseil fédéral et à convaincre tout le monde. Ainsi, le terrain était préparé en Suisse pour la réalisation du «plus grand projet agricole de tous les temps». C’est uniquement parce que tout le pays y participait de son plein gré que la réalisation en fut possible. C’est grâce à son discours historique du 15 novembre 1940 à Zurich que Wahlen a rallié le peuple à son idée. Le moment était bien choisi pour informer le public. «La France était tombée et la Suisse était entourée des forces de l’Axe. C’est à ce moment que beaucoup de Suisses ont commencé à redouter une éventuelle famine. Le discours a trouvé un grand écho dans le public. On s’est rendu compte de la gravité de la situation qui nécessitait des efforts extraordinaires.»

La volonté d’indépendance et de liberté

Alfred A. Häsler, éditeur du livre sur F. T. Wahlen intitulé «Dem Gewissen verpflichtet», écrit dans la préface à ce discours important: «Ce discours, résultat de nom­breuses recherches statistiques et scientifiques, a enflammé un auditoire tout d’abord très critique puis le peuple tout entier. Il a déclenché une sorte de vague de fond qui a emporté également le Conseil fédéral, encore hésitant. Cela ne s’explique pas uniquement par les inquiétudes matérielles. Ce que le Rapport du Grütli du général Guisan a fait pour la défense militaire de la patrie, le discours de Wahlen l’a réalisé pour l’autonomie économique de notre peuple. Là, un homme n’a pas seulement exprimé ce que le peuple ressentait, il lui a aussi montré une voie praticable. Le peuple a reconnu en lui un guide d’une droiture exemplaire auquel il a voué depuis lors une confiance toujours grandissante et une totale sympathie. Il n’a jamais été déçu.»
Dans le documentaire, nous voyons un court extrait du discours dans lequel Wahlen déclarait de manière impressionnante que l’on ne lâcherait pas la moindre parcelle de liberté pour un morceau de pain. C’est cet esprit – la volonté d’indépendance et de liberté développée pendant des siècles – qui a été réveillé dans la population et qui a permis de réaliser ce plan. Il s’agit de réveiller à nouveau cette conscience ou – là où elle s’est perdue – de la reconstruire pour faire ce qu’il faut dans la situation actuelle.

Une œuvre commune

Qu’était concrètement le plan Wahlen? Dans ses réflexions, Wahlen est parti du pire scénario, c’est-à-dire le fait d’être privé de toutes les importations. Il a dit à ce sujet – et ses propos semblent curieusement actuels: «Qu’est-ce que cette hypothèse veut dire? Rien d’autre que nous devons nous familiariser avec l’idée d’une autosuffisance alimentaire totale. […] Ainsi l’idée d’autarcie à laquelle, en tant que pays orienté vers l’exportation, nous étions opposés, est devenue une amère nécessité. Il en résulte inévitablement que nous devons viser les objectifs suivants:
1.    l’exploitation extrêmement économe et complète de tous les stocks et matières premières afin de faire durer leur consom­mation le plus longtemps possible;
2.    l’exploitation maximale de toutes les sources de matières premières disponibles de notre pays jusqu’à présent inexploitées ou mal exploitées, y compris le recyclage des déchets et la fabrication de produits de substitution;
3.    l’utilisation rigoureusement organisée de tous les moyens de production disponibles là où ils sont le plus utiles à l’économie nationale;
4.    l’utilisation également rigoureusement organisée des capacités de travail humain, avant tout dans le domaine de la production alimentaire, en limitant sans ménagements toutes les activités qui n’ont pas une importance vitale.»
Le documentaire évoque ce programme de manière vivante. Plusieurs témoins de l’époque racontent comment ils ont participé à cette grande entreprise. Par exemple Hermann Bieri, aujourd’hui âgé de 95 ans, à l’époque chef des experts fédéraux qui devaient trouver des terrains exploitables dans tout le pays. Il explique pourquoi la Suisse avait besoin de davantage de terres agri­coles pour les pommes de terre, les légumes et les céréales. «Par exemple, si le paysan produit du lait à partir d’herbe et qu’il utilise ce lait pour abreuver les veaux, cela donne de la viande de veau, des calories de veau. Pour fournir à une personne des calories de veau, il faut une grande surface de champs et de pâturages. Et si on cultive sur la même surface – il faut à peu près 30 ares pour une personne – des pommes de terre, des légumes ou d’autres produits de la terre, on peut nourrir cinq à dix personnes. Cela dépend naturellement de la qualité du sol. […] Donc, où pouvons-nous produire davantage de céréales? En fait, il faudrait examiner chaque exploitation agricole dans toute la Suisse. Ce n’est pas possible, car il y en a plus de 200 000. Mais on pourrait examiner chaque commune. Qui devra le faire? Dans la commune c’est le directeur de l’agriculture et dans le canton, c’est le représentant de l’Office de l’agriculture.»

De l’examen des parcelles au plan cadastral

Aujourd’hui encore, les efforts d’autrefois lui sont très présents à l’esprit. Equipé du même classeur et de la même sonde qu’il y a 60 ans, il nous montre comment il prélevait des échantillons de sol et examinait la terre afin de savoir à quelles cultures elle se prêtait. A la manière dont Hermann Bieri – et d’autres témoins de l’époque qui apparaissent dans le film – prennent la terre dans leurs mains et la montrent aux spectateurs, on ressent leur respect vis-à-vis du sol fertile. Quelle différence avec l’actuel gaspillage des bonnes terres agricoles! «Avec cette serviette, j’ai suivi les spécialistes et j’ai regardé s’ils travaillaient selon les même critères. J’emportais également une sonde pour prélever des échantillons de sol. Je les évaluais personnellement. Ici, j’ai une magnifique terre agricole. C’est de la terre fertile. On peut tout y planter, aussi bien des betteraves sucrières que des céréales pour le pain, mais on peut obtenir une bonne herbe. Le sol est à la base de l’alimentation de l’ensemble du peuple suisse.»
Les experts en agriculture de la Confédération qui ont, en collaboration avec les responsables communaux de l’agriculture, inspecté les 3000 communes disposaient d’une carte à l’échelle 1 : 25 000. Ils commencèrent par diviser celles-ci en parcelles et parcou­rurent toutes pour les évaluer. Ce travail achevé, on élabora ce qu’on appela des «cahiers cadastraux» afin d’obtenir une vue d’ensemble de la superficie agricole du pays. Cela servit de base à l’élaboration du plan Wahlen. On put alors se demander où telle ou telle culture pouvait être entreprise. L’altitude, la topographie et la nature du sol jouèrent un rôle important.
Le professeur Ernst K. Keller, successeur de Wahlen à l’EPF, explique dans le film l’influence des différents paysages sur l’agriculture: «Nous avons donc des paysages complètement différents et l’on comprend qu’il existe de grandes différences dans l’extension des cultures. Le site, le type de sol et le climat jouent un rôle tout à fait décisif. Dans l’Emmental vallonné, on a un sol riche qui se prête particulièrement à des céréales robustes comme l’épeautre et aux pommes de terre. Certains champs étaient situés sur des pentes abruptes et il fallait utiliser une charrue à câble. Lors de la récolte, les pommes de terre risquaient de dégringoler. Ensuite, il y a la plaine, par exemple près de Cerlier, avec son sol de bonne qualité et un assolement varié. Cela vaut également pour le territoire zurichois avec la culture de céréales, mais on ne peut pas parler véritablement d’un grenier à céréales. La région de Lucerne, plus pluvieuse et située un peu plus en altitude, est déjà plus verte, mais on y voit moins de champs. Enfin on a, dans la région de Saint-Gall et dans les deux Appenzell, situés plus haut, où il pleut davantage et où le sol est fertile, un territoire très riche en herbe. C’est dans ces paysages très variés qu’a eu lieu l’extension des cultures. Bien sûr, il était plus facile de développer les cultures en plaine que dans les Préalpes vallonnées. Il fallait en tenir compte dans la planification.»

Labourer là où on ne l’avait jamais fait

L’extension des cultures impliqua une restructuration profonde de l’agriculture suisse. Pour atteindre l’objectif, c’est-à-dire doubler la surface cultivée, des efforts supplémen­taires ont été nécessaires. Il fallait labourer là où on ne l’avait jamais fait. D’une part, des prairies situées jusqu’à 2000 mètres d’altitude ont dû être transformées en zones cultivables. D’autre part, comme Wahlen l’avait suggéré, du «terrain neuf» a été également labouré. C’était des terres rendues cultivables grâce à l’assèchement, au drainage, à la bonification et au défrichage. Les séquences originales du film nous montrent combien il était pénible de labourer une pente abrupte ou de défricher et de travailler un terrain marécageux. Cependant, nous voyons également avec quelle détermination et quel sérieux les hommes effectuèrent ce rude travail. Il n’y a aucune trace d’aversion contre cette pénible besogne mais plutôt de la fierté. On décèle dans les propos de Hans Oehen, paysan de Suisse centrale, la fierté de la tâche accomplie. Oehen raconte que Wahlen a montré dans la plaine de la Linth comment on peut transformer un marécage en terre arable. «J’ai continué à développer cet exemple dans la Rotmatt pour montrer aux voisins comment on peut, dans notre région, rendre la terre cultivable pour le Plan Wahlen. En 1939, j’ai créé là-haut 50% de terre arable. Pour convertir 50% de terrains en terres arables, il a fallu que j’abatte de nombreux arbres. Les voisins n’ont pas compris, mais c’était nécessaire pour réaliser le Plan Wahlen. Là en bas, vous voyez l’autoroute du Gothard et à côté une grande zone industrielle où en 1939 il n’y avait que des marais. Lorsqu’en 1939, j’ai traversé les marécages depuis Meierskappel, j’ai pensé: Mon Dieu, là en bas, on pourrait créer également une zone de cultures pour mettre en pratique le Plan Wahlen. Voyez quelle belle terre on peut extraire de ce territoire autrefois marécageux.»

Aide à la restructuration

La réalisation du projet d’extension des terres s’avéra difficile pour différentes raisons. En Suisse, comme le pays est riche en herbe, on pratique depuis des décennies – depuis des siècles dans les régions de collines et de montagnes – l’économie laitière. C’est pourquoi beaucoup de paysans n’avaient ni l’équipement ni l’expérience nécessaires pour pratiquer l’agriculture. Aussi la transformation des terrains en terres agricoles exigea-t-elle un effort énorme des paysans habitués à l’exploitation des pâturages. Hans Gujer, ancien spécialiste des cultures fourragères, déclare: «Dans les exploitations vouées aux pâtu­rages, on manquait bien sûr d’outils agricoles. Il n’y avait pas de charrues, de herses, de semoirs, de chevaux pour tirer les engins. Les paysans – avant tout les paysannes – habituèrent les vaches à tirer des machines et apprirent à les atteler. Dans les granges, ils avaient trop peu ou pas de place du tout pour stocker les pommes de terre et les autres produits de la terre. Les paysans durent donc se procurer des machines, ils durent s’agrandir et il y eut encore le risque des nouvelles cultures, qu’ils ne connaissaient pas. C’est pourquoi les conseils et la formation étaient essentiels: cela devait être organisé.»
Dès son discours de Zurich, Wahlen avait insisté sur l’importance de la formation des conseillers et des paysans. Il avait proposé de former les responsables communaux de l’agriculture dans les écoles d’agriculture pendant les mois d’hiver. Lors de cette activité destinée à informer et à convaincre, Wah­len et ses collaborateurs prouvèrent leur sens des problèmes de restructuration. Ils cher­chèrent le contact et expliquèrent aux paysans et aux paysannes la nécessité des mesures envisagées. Walter Schmid raconte que le travail des conseillers pouvait être problématique pour des raisons compréhensibles: «En tant que conseiller en culture fruitière, je devais repérer les arbres les moins rentables et dire qu’on pouvait les arracher et que ce n’était pas dommage. Nous n’étions donc pas bien vus lorsque nous, jeunes gens, allions voir ces paysans. Ils pensaient: va-t-il nous dire ce que nous avons à faire? Arracher des arbres? Moi, j’avais le sentiment qu’il n’y avait pas d’autre solution. D’ailleurs, l’administration agricole l’exigeait et les paysans devaient alors arracher les arbres.»

Solidarité entre toutes les couches de la population

Le fait que le travail relatif au Plan Wahlen soit assumé par de nombreuses personnes fut d’un grand soutien pour les paysans et pour la volonté de résistance du peuple: «Le fait qu’il se passait beaucoup de choses en dehors de l’agriculture était également encourageant pour les paysans. Les entreprises industrielles participèrent à l’extension des cultures. Celles qui avaient plus de 20 employés étaient contraintes de cultiver deux ares de terre par tête. En 1943, environ 4500 entreprises ont coopéré et ainsi plus de 8000 hectares de terrains industriels ont été mis en culture. Elles ont souvent envoyé la totalité de leurs apprentis travailler à la ferme. Wahlen déclara que les familles qui possédaient du terrain devaient cultiver elles-mêmes leurs légumes. Pas un morceau de terre ne devait rester inexploité. De nombreuses places publiques furent converties en zones agricoles. C’est ainsi qu’on a même transformé la place Fédérale à Berne en champ de pommes de terre. Il en alla de même dans d’autres villes et dans beaucoup de communes. Le secteur public montra l’exemple. On ne doit pas oublier non plus l’initiative privée, la coopération bénévole de beaucoup de citoyens à cette entreprise. […] Les paysans ont bénéficié d’une solidarité particulière due au «service agricole»: Etudiants et apprentis étaient contraints de se mettre à disposition trois semaines par année. Ils étaient engagés là où on avait besoin d’eux. C’était parfois des groupes. Par exemple, on voyait des jeunes gens travaillant sur un alpage qui devait être débarrassé des cailloux pour qu’on puisse y cultiver des pommes de terre.»
Emilie Lieberherr, ancienne conseillère municipale de Zurich déclare: «En fait, j’ai de bons souvenirs du service agricole. Je n’ai jamais dû travailler vraiment dans l’agriculture car nous n’étions pas une famille de paysans. Je n’avais pas non plus de parents dans ce domaine. Un jour, soudain, le canton de Zurich m’a convoquée – c’était organisé par le canton de Zurich – je devais aller à Bachs dans le Zürcher Unterland. Ce n’est pas très loin d’ici et j’ai effectué là-bas mon service agricole dans une famille.» Quel bienfait ce serait pour la jeunesse d’aujourd’hui si elle pouvait effectuer un service agricole!

Les témoins de l’époque racontent

La coopération de l’ensemble de la popu­lation apparaît à travers d’autres histoires personnelles des témoins de l’époque. Les récits des paysannes, notamment, sont impressionnants et plongent le spectateur dans cette situation historique particulière.
Le sérieux et le naturel avec lesquels les femmes décrivent la situation d’autrefois est frappante. Rosalie Wisler-Flückiger décrit le 1er septembre 1939, jour de la mobilisation: «Il y a eu deux aspects complètement différents: le matin, printanier, la tranquillité, la paix. L’après-midi, l’armée était partout dans les rues. Tout était oppressant, il régnait un silence inquiétant. On avait peur.» Liseli Spychiger-Flückiger raconte: «Chez nous, mon frère aîné et le trayeur étaient au service et nous avons essayé d’accomplir leur travail. Je n’ai jamais fauché l’herbe, je n’ai jamais trait les vaches mais ma sœur et moi avons dû accomplir les autres travaux. Nous avons battu le blé en hiver, nous nous sommes occupées des légumes. Nous les chargions et partions les livrer. Nous avons dû aider au déboisement de la forêt. A l’époque, les soldats n’avaient pas beaucoup de permissions.» Kläri Gerber-Gugelmann raconte comment un cantonnement de soldats a constitué une aide: «Heureusement, le 2 septembre au soir déjà, la troupe est arrivée chez nous. Il y avait 40 hommes dans la grange, derrière, 10 hommes dans le grenier à foin, des chevaux sur l’aire de battage. Les officiers mangeaient dans la salle de séjour, les soldats du train dans notre salle à manger et pour nous, il restait la cuisine. Toutes les chambres étaient occupées par les officiers. Mais ce qui a beaucoup aidé était le fait que le commandant ait demandé à ma mère quels travaux devaient être accomplis et combien d’hommes étaient nécessaires. Alors, il les a affectés à ces travaux, à condition que j’y participe aussi.»

La justice sociale par le rationnement

Le plan Wahlen ne consistait pas seulement à étendre la culture des légumes, des pommes de terre et des céréales dont la production nécessite de grandes superficies, mais également à répartir de manière équitable la quantité restreinte des produits alimentaires existants. C’est pourquoi, à partir du printemps 1942 la viande, à l’automne suivant le lait et plus tard d’autres produits ont été rationnés. «On voulait éviter que seuls ceux qui peuvent payer des prix élevés et constituer des stocks aient assez à manger. On a résolu le problème en attribuant des tickets aux ménages et aux personnes seules. Ces tickets autorisaient l’achat d’une quantité déter­minée de produits alimentaires. Ainsi on pouvait obtenir un choix optimal de boissons et de nourriture.» Les séquences originales du film montrent également avec quel sérieux et quel calme les individus échangent leurs tickets contre des produits alimentaires. Marta Rettenmund raconte: «Il n’y avait pas beaucoup de viande. Je me souviens seulement que nous mangions une fois par semaine une saucisse. C’était tout. Pour le fromage, c’était du fromage maigre, pas de l’emmental.»
Grâce au plan Wahlen, on a réussi à faire qu’en Suisse personne ne meure de faim. Une étude réalisée après la Seconde Guerre mondiale sur l’état de santé de la population suisse montre que cette dernière était en meilleure santé qu’aujourd’hui.
Ainsi on peut constater que l’objectif du Plan Wahlen a été atteint: «Par rapport à l’avant-guerre, la superficie des terrains agricoles a doublé. Cela a permis d’augmenter considérablement la production de tous les produits importants pour l’alimentation, notamment les céréales, les pommes de terre et les légumes. Le doublement de la production de pommes de terre a été particulièrement important. L’autosuffisance s’est améliorée d’année en année. Son taux est passé de 52% avant la guerre à 73% en 1944. Par bonheur, la consommation de pommes de terre, de fruits et de légumes n’a jamais dû être rationnée pendant la guerre. L’approvisionnement du pays fut garanti grâce au Plan Wahlen et aux énormes efforts des familles paysannes. Le risque de famine fut conjuré.»

La situation alimentaire aujourd’hui

Les citoyens curieux se demandent quelle est aujourd’hui la situation alimentaire du pays. A ce sujet, le professeur Pius Hättenschwiler de l’Université de Fribourg déclare: «A court terme, la sécurité alimentaire est proba­blement meilleure que jamais. D’une part, parce qu’elle est liée au cadre solide de l’approvisionnement économique du pays et d’autre part parce que nous avons recours aujourd’hui aux moyens de planification et d’information les plus modernes. Quand je dis à court terme, je parle de six mois. Pendant cette période, nous pourrions presque garantir le niveau alimentaire actuel. Après, il nous faudra certainement nous serrer un peu la ceinture mais nous n’aurons pas faim. Nous comptons sur le potentiel d’approvisionnement que fournit l’agriculture encore aujourd’hui. Mais nous devons être conscients du fait que l’agriculture ne peut réaliser cette performance que si l’on ne la réduit pas exagérément. On connaît la tendance. La pression du marché mondial est forte et on ne pense plus qu’à court terme. J’espère que ce film contribuera à ce que la vision à long terme d’une alimentation durable basée sur notre agriculture soit mieux comprise.»
Il appartient à chacun d’entre nous de comprendre l’importance de l’agriculture pour l’ensemble de la population et de la perpétuer.

L’autosuffisance est une expression de la fierté

Pour conclure, donnons la parole au professeur Ernst Keller qui rend hommage au Plan Wahlen et à toute la génération de l’époque: «On a vu ce qu’avait représenté ce Plan et on s’est demandé dès la fin de la guerre si le but avait vraiment été atteint. Wahlen a déclaré à ce sujet: ‹Le but immédiat a été atteint, c’est-à-dire le fait de tenir bon dans des temps difficiles.› Ensuite, on a appris que toute la population – paysanne et autre – y avait participé, sans oublier les internés et beaucoup d’autres. Toutes les personnes concernées étaient assez fières et on en est venu à dire que l’autosuffisance était une expression de la fierté. Toutes les mesures qui ont encouragé la participation du peuple ont contribué à renforcer la volonté de résistance ainsi que la défense nationale spirituelle et on a pu dire que cette dernière était tout aussi importante que la défense militaire. En outre, la solidarité entre les différentes couches de la population a été encouragée de manière exceptionnelle. On s’est soudainement beaucoup mieux compris et cela a renforcé la volonté de résistance et de défense spirituelle du pays. Ce n’est pas en vain que le général Guisan a reçu un jour le caporal porte-drapeaux Wahlen en le qualifiant de ‹général de l’extension des cultures›. C’était un bel et généreux hommage. Pour finir, nous voudrions remercier de leur aide tous ceux qui ont œuvré avec lui.»    •

1 Lorsque les auteurs des propos ne sont pas pré­cisés, les citations émanent des commentateurs
du film.

Année internationale de la pomme de terre

«La pomme de terre est un aliment de base de nombreux habitants de la planète. Elle se cultive à peu près partout, a l’avantage d’être nutritive, et tant sa production que sa consommation augmentent dans les pays en développement. La pomme de terre constitue ainsi un atout majeur contre la faim et la pauvreté. C’est la raison pour laquelle l’ONU en a fait l’un de ses thèmes pour 2008».

Importance de la pomme de terre dans l’alimentation

Dans le «Plan Wahlen», la pomme de terre était primordiale en raison de sa grande valeur nutritive. Outre sa haute teneur en fécule, elle contient des protéines faciles à digérer. Parmi toutes les plantes contenant des pro­téines, c’est la pomme de terre qui possède les protéines les mieux assimilées par l’organisme. En outre, elle contient aussi des vitamines B et C en abondance.

F. T. Wahlen a misé sur la pomme de terre

Selon le dossier de la DDC consacré à l’Année internationale de la pomme de terre
et intitulé Un tubercule contre la faim et la pauvreté, «la pomme de terre produit plus de calories par surface que toute autre culture. Elle contient des éléments nutritifs essentiels et offre une source de revenus pour les populations rurales qui la cultivent. Ces raisons font que la pomme de terre peut jouer un rôle décisif dans la lutte contre la faim et la pauvreté.» Ainsi, la sécurité alimentaire de notre pays a été assurée, pendant la Seconde Guerre mondiale, grâce au «Plan Wahlen», qui a amené la population suisse à cultiver ce tubercule jusqu’au cœur des villes.
Source: Site Internet de la DDC

1er film:
Friedrich Traugott Wahlen et la bataille des champs
(1940 à 1945)

La «bataille des champs» nous a épargné la famine pendant la Seconde Guerre mondiale. Son maître d’œuvre, F. T. Wah­len, partait du principe suivant: «la sécurité alimentaire grâce à l’autosuffisance». Les paysans et d’autres personnes culti­vèrent des pommes de terre et d’autres produits agricoles partout dans le pays. Une solidarité nationale contre le risque de famine et de guerre se développa grâce à une agriculture forte.
Le film met en valeur ce chapitre marquant de l’histoire suisse. Il nous montre des images animées datant de cette période et des témoins de l’époque encore vivants évoquent la bataille des champs et la génération de nos grands-parents.
«Ce film traduit une profonde conviction: celle que cette voix et cette réussite ne doivent pas tomber dans l’oubli. Le film montre remarquablement bien la valeur de cette conviction.»
(conseiller fédéral Samuel Schmid)


2e film:
Friedrich Traugott Wahlen et le développement de notre agriculture

Durant toute sa vie, Wahlen s’engagea en faveur d’une agriculture forte et d’une paysannerie prospère dans l’intérêt de l’approvisionnement du pays et d’une culture paysanne dont l’objectif dépasse le simple désir de gagner de l’argent.
Paysan à l’origine, il devint professeur à l’EPF de Zurich et conseiller fédéral. Ouvert au monde, il connaissait l’agriculture de tous les continents grâce à ses activités au Canada et plus tard à l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dont il était le directeur général adjoint.
Dans le film, d’anciens spécialistes de l’agriculture de l’équipe Wahlen dé­crivent le travail d’extension des cultures de l’époque. Il est également question de la sécurité alimentaire de la Suisse aujourd’hui.
En outre, le film évoque l’influence de Wahlen sur notre agriculture et son évolution depuis la Seconde Guerre mondiale. Des paysans et paysannes nous disent comment ils font face aux défis actuels sans oublier ce que leur profession a de beau et de noble.


3e film:
Friedrich Traugott Wahlen: le politicien, le chrétien, l’homme

Qui était ce Suisse d’envergure? Quelles étaient ses valeurs, sa philosophie? Qu’a-t-il réalisé? Des compagnons de route de Wahlen encore vivants répondent aujourd’hui à ces questions.
Trois entretiens de groupe organisés spécialement pour ce film constituent un document unique en son genre.
Les thèmes suivants y sont abordés:
Le politicien
Le chrétien
L’homme
Le rôle et l’importance de Mme Wahlen
Ont participé au premier entretien, sous la direction du journaliste de télévision bien connu Charles Clerc, les personnalités suivantes:
Walther Hofer, ancien conseiller
national
Peter Gerber, ancien conseiller aux Etats
Peter Schmid, ancien conseiller
d’Etat bernois
Paul Siegenthaler, ancien conseiller
d’Etat bernois
Les deux autres débats réunissent des parents et d’anciens collaborateurs et étudiants de Wahlen.

Données relatives au Plan Wahlen

•    Extension des surfaces cultivées (217 222 ha) à un demi-million d’hectares (avant: surfaces cultivées: 19%, prairies: 81% / après: surfaces cultivées: 46%, prairies: 54%)
•    En 1943, plus de 150 000 ha de prairies naturelles avaient été labourées.
•    En 1945, dernière étape de l’extension; en 1946, les surfaces cultivées avaient presque doublé (60 000 ha de plus que prévu).
•    Les entreprises de plus de 20 salariés devaient cultiver deux ares par employé.
•    En 1943, quelque 4500 firmes participèrent à cette entreprise si bien que plus de 8000 ha de terrain industriel purent être cultivés.
•    Un demi-million de particuliers et les salariés de 12 000 entreprises culti­vèrent 20 000 ha supplémentaires.
•    Outre la restructuration de la production, le Plan Wahlen imposa un changement d’habitudes alimentaires: 2700 kcal par personne et par jour.
•    En 1944, la production de pommes de terre avait doublé (en 1940, 91 000 wagons de 10 tonnes, en 1944, 182 000 wagons).
•    Selon la BauernZeitung (1999/4), la récolte de pommes de terre avait même triplé, la production de cé­réales panifiables doublé et celle de légumes quadruplé.
•    Taux d’autosuffisance avant la guerre: 52%, après la guerre: 73%

Source: Peter Maurer, Anbauschlacht, Landwirtschaftspolitik, Plan Wahlen,
Anbauwerk 1937–1945, Zurich,
1985 et Wikipedia