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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°39, 11 octobre 2010  >  La Banque au service de l’économie et de la société – modèle d’éthique économique [Imprimer]

La Banque au service de l’économie et de la société – modèle d’éthique économique

par Peter Ulrich

«Il était une fois …» C’est ainsi que commencent les contes de fées. Au cours des derni­ères décennies, le conte préféré de l’élite écono­mique était intitulé «The business of business is business». Les commerçants devaient s’occuper de commerce et de rien d’autre et c’est ainsi que, tout naturellement, ils contribuaient le mieux à l’intérêt général. Selon ce conte merveilleux, la bonne direction d’entreprise devait être axée sur le «principe du profit», plus précisément, sur le principe d’optimisation absolue du profit, et tout irait bien. Ne faites pas d’histoires, le marché va tout résoudre. Ou, pour reprendre la phrase célèbre du prix Nobel d’économie Milton Friedman: «La responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits», et c’est tout.

Confusion après la disparition de l’ancienne croyance dans le marché

Au cours des 25 dernières années, cette métaphysique harmoniste du marché s’est idéologiquement radicalisée de plus en plus, jusqu’à atteindre une limite indépassable. La bulle financière et économique a récemment éclaté avec fracas. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Il s’agit maintenant de mettre de l’ordre. La métaphysique anachronique du marché doit être «désenchantée», pour reprendre une idée de Max Weber. Une nou­velle conception vraiment moderne d’«économie civilisée»1 et une bonne direction d’entreprise sont nécessaires. Mais changer de système de pensée semble encore plus difficile que penser en général. Maintenant que les craintes d’effondrement du système financier diminuent et bien que l’on redoute ici ou là un double dip, la tendance à revenir au business as usual se dessine.
Probablement que nous sommes historiquement tellement attachés à notre cro­yance quasi religieuse dans le marché que même des tentatives très officielles d’établir de nouvelles normes de bonne direction d’entre­prise, comme le Swiss Code of Best Practice for Corporate Governance ou le Corporate Governance Kodex allemand souffrent en­core d’une confusion entre le nœud du problème et sa solution. On n’envisage pas le caractère conflictuel normal de toute gestion, c’est-à-dire le simple fait que les entreprises se trouvent au centre de divers conflits de valeurs et d’intérêts sociaux. Même si les «exigences» des différentes parties prenantes, considérées en elles-mêmes, peuvent être légitimes, il est impossible de satisfaire à la totalité d’entre elles de manière maximale. On croit un peu trop vite se tirer d’affaire avec les codes de gouvernement d’entreprise car, en règle générale, ils reposent sur la doctrine de la valeur pour les actionnaires. Et celle-ci, à son tour, repose sur le «conte de fées» selon lequel il suffirait de servir de manière optimale les intérêts des détenteurs de capitaux pour que les choses aillent bien pour tout le monde. Le gouvernement d’entreprise ainsi conçu ne change rien au principe de l’optimisation des profits et de la rentabilité fondé sur la conception purement privée de l’entreprise en tant qu’organisme destiné à valoriser le capital des investisseurs. L’initiative de Thomas Minder contre la rémunération abusive des grands patrons souffre également, du moins en partie, de cette confusion. Elle ne fixe au gouvernement d’entreprise absolument aucune norme concernant une prise en compte équitable des diverses exigences. Elle conduit à lier encore plus la gestion à celles des actionnaires.
Ce qui passait pour la meilleure pratique nous a menés, nous le savons, au bord de la catastrophe ou, du moins, n’a pas pu l’empêcher. Pour identifier le problème sous-jacent et le prendre au sérieux, nous avons besoin d’une conception de l’entreprise moins réductionniste. C’est ce que je vais vous proposer.

L’entreprise considérée comme un organisme social de création de valeur

Au centre de l’actuelle crise d’orientation figure le rapport, devenu confus, entre le système de l’économie de marché et la société dans laquelle nous aimerions vivre. En conséquence, l’entreprise possède une structure fondamentale dualiste. C’est en quelque sorte un «être hybride». D’une part, c’est un sous-système du système de l’économie de marché et d’autre part une institution sociale de création de valeur dont les activités affectent la vie de beaucoup de personnes sous diverses formes (fig.1).
Dans une perspective «systémique», il s’agit de l’«affirmation de soi» (de la «survie») de l’entreprise sur le marché, c’est-à-dire de la question de savoir comment elle peut assurer durablement sa compétitivité et donc son existence. A cela correspond la tâche, en termes de rentabilité, d’analyser et de gérer les effets de stratégies commerciales et de méthode de gestion alternatives en vue d’assurer la réussite sur le marché. Bref, il s’agit ici des conditions fonctionnelles du succès. (Quelles stratégies et méthodes sont efficaces?)
Dans une perspective «vitale», il s’agit en revanche de savoir dans quelle mesure la création de valeur par l’entreprise est au service de la vie, c’est-à-dire de savoir quelles valeurs de vie l’entreprise désire créer au vu des divers conflits de valeurs et d’intérêts, et pour qui, et quels principes normatifs elle doit prendre en compte afin d’assumer la responsabilité de l’ensemble des effets secondaires de la recherche du succès de l’entreprise sur toutes les personnes concernées. Il en résulte la mission éthique de réfléchir et de trouver une justification au sens et à la légitimité de la politique de l’entreprise. (Sur quelles valeurs et normes la philosophie de la réussite de l’entreprise doit-elle se fonder?)
Du caractère double de l’entreprise en tant que sous-système de l’économie de marché et d’institution sociale résulte un problème d’orientation normative déterminant: A quoi, concrètement, les dirigeants d’entreprise doivent-ils obéir entre la nécessité de s’imposer sur le marché et les nombreuses exigences sociales (en matière de valeurs)? Autrement dit: Comment concilier l’éthique et la logique économique de manière que les dirigeants puissent à la fois faire que leur entreprise s’impose sur le marché et reste intègre?
La solution du problème réside dans la notion d’intégrité. Etre intègre signifie tout d’abord littéralement: rester cohérent, en tant que personne responsable, ne pas devenir schizophrène. Ce n’est pas seulement valable au niveau personnel, mais également au niveau de la conception fondamentale du «bon» gouvernement d’entreprise. L’idée directrice est celle d’une entreprise fondamentalement axée sur l’éthique, en bref, celle de l’intégrité commerciale. Qu’est-ce que cela signifie concrètement? Il s’agit essentiellement de deux choses. Premièrement de cesser de considérer les points de vue humains, sociaux et environnementaux comme l’extrême limite du succès de l’entreprise et de les intégrer en tant que fondement d’un modèle commercial au service de la société. Deuxièmement, pour une intégrité convaincante, il ne s’agit pas uniquement du «quoi» mais également du «comment» de la recherche du succès commercial. Pour s’assurer que l’on procède de manière équitable, on a besoin d’une gestion exhaustive de l’intégrité à tous les échelons et dans tous les processus de l’entreprise. Comme les grandes entreprises sont des organisations complexes en matière de division du travail, il faut organiser de haut en bas les responsabilités en fonction d’une culture de responsabilité et d’intégrité vécues. Et au centre de cette culture figurent des «business principles» visant aussi bien l’intérieur de l’entreprise que l’extérieur. Ils précisent, pour tous les collaborateurs, et de manière contraignante, les moyens et méthodes que l’entreprise ne doit pas employer.
Mais attardons-nous encore quelques instants sur le premier point, celui du modèle commercial éthiquement solide. Au centre de toute véritable entreprise, il existe depuis toujours l’idée légitime et pratique d’une création de valeur raisonnable (mission state­ment convaincant). Si le produit ou le service que l’entreprise veut vendre ou assurer avec succès en gagnant de l’argent est conçu comme favorable à la vie et à la société, l’entre­prise obtient un succès mérité, légitime. En d’autres termes, l’intégration éthique de la recherche du profit constitue le fondement d’un mo­dèle commercial légitime. Cela peut se réaliser à des degrés divers. Sous cet aspect, on peut distinguer tout un éventail de types d’entreprises (fig. 2).
A une extrémité, on trouve une optimisation sans scrupules du profit (qui est en général justifiée idéologiquement par la métaphysique du marché) et à l’autre extrémité une conception idéaliste, située au-delà de toute quête du profit. Les modèles les plus intéressants sont les modèles intégratifs situés au centre. Actuellement, on observe ici la tendance prometteuse à faire évoluer des formes d’entreprise responsables relevant de la conception «ancienne» qui repose sur la métaphysique harmoniste du marché vers une nouvelle conception de l’entreprise respectant des principes auxquels est soumise la recherche du profit. Cela dit, la frontière avec les entreprises sociales devient de plus en plus floue.
L’idée d’entreprises obéissant à des principes et limitant leur quête du profit n’est pas particulièrement idéaliste ou naïve. Quand une personne ou une entreprise a des principes, elle ne cherche pas à optimiser indéfiniment ses profits ou ses rendements. A part la mafia, personne ne jette tous ses principes moraux par-dessus bord, n’est-ce pas? (Seule la mafia n’hésite pas, «en cas de besoin», à tuer quand cela lui permet de réussir plus rapidement dans ses entreprises.)
Bien que les choses soient claires, il semble difficile de faire valoir cette pratique civilisée dans la vie commerciale de tous les jours. Une entreprise qui gère ses af­faires selon des principes d’intégrité et de respect de l’intérêt général ne risque-t-elle pas d’être déficitaire et de disparaître du marché? La réponse à cette question a elle aussi deux aspects: un aspect mental et un aspect institutionnel.

Qu’est-ce qu’une recherche légitime du profit?

Tout d’abord, ce qui s’oppose au concept de gouvernement d’entreprise obéissant à des principes éthiques est un obstacle de pensée plutôt qu’un obstacle objectif. En exagérant un peu, disons que trop de respon­sables économiques (et malheureusement aussi trop d’économistes universitaires) n’ont pas en­core compris la différence existant entre l’optimisation du profit et sa recherche légitime. A la moindre idée de limiter les profits au nom de principes éthiques, ils réagissent automatiquement en avançant la pseudo-objection selon laquelle étant donné la concurrence, chaque entreprise est obligée d’optimiser ses profits afin de ne pas être éliminée du marché. Pour eux, il n’y a qu’une alternative: l’optimisation des profits ou le rouge, la réussite économique ou l’éthique.
En réalité, entre l’éthique et la logique économique, il n’existe ni opposition nécessaire ni harmonie automatique. On se trouve plutôt face à une tâche d’harmonisation qui se situe au cœur de notre conception d’un bon gouvernement d’entreprise. En effet, ce n’est pas la concurrence en soi mais l’optimisation du profit ou du rendement qui «contraint» l’entreprise à agir sans scrupules. Plus une entreprise place au centre de ses efforts la recherche du profit ou du rendement, plus les supposées «contraintes» se multiplient autour d’elle. A la limite, l’optimisation du profit apparaît alors presque totale et abolit pour ainsi dire toute possibilité de prendre en compte des points de vue non économiques. L’ouverture de l’entreprise à la prise en considération de points de vue humains, sociaux et écolo­giques commence donc, comme la relance économique, dans les esprits.
Il est bien évident qu’une entreprise doit s’imposer sur le marché et faire des profits. Et les investisseurs ont naturellement le droit de voir leur capital rémunéré de manière appropriée, mais pas celui d’exiger l’optimisation de la valeur pour les actionnaires, en tout cas pas dans un capitalisme modéré. Il s’agit plutôt de tenir compte de manière équilibrée de ce à quoi peuvent prétendre toutes les parties prenantes dans la mesure où ces prétentions sont légitimes. Il en résulte une idée aussi simple que légitime qui doit guider le gouvernement d’entreprise: est légi­time une recherche de profit modérée, limitée par des principes éthiques, donc équitable et qui peut être justifiée aux yeux de toutes les parties prenantes.
C’est tout à fait réalisable. Par bonheur, dans la vie économique, les conflits ne sont jamais absolus mais partiels entre les différentes parties prenantes et les revendications des actionnaires. Autrement dit, normalement, on peut toujours réaliser une certaine harmonisation. Car pour répondre à la plupart des revendications, la condition nécessaire est que l’entreprise s’impose sur le marché. Si la direction de l’entreprise ne défend pas unilatéralement les intérêts particuliers de telle ou telle partie prenante (voire ses propres intérêts) mais se préoccupe de la réussite et de la survie durable de l’entreprise en tenant compte équitablement des diverses revendications, elle se trouve dans une position relativement forte pour argumenter. Seul l’objectif d’une optimisation absolue du profit ou de la valeur pour les actionnaires entre inévitablement en conflit avec les autres points de vue, y compris celui de la prise en compte d’autres parties prenantes.
Certes, si l’on exige des entreprises une gestion «intègre», il ne faut pas que cela les empêche de s’imposer sur un marché concurrentiel; il faut leur laisser une chance de succès. Et c’est ici qu’intervient le facteur institutionnel d’une économie de marché civilisée. Il revient au pouvoir politique, et à lui seul, de permettre cette économie à la fois intègre et connaissant la réussite. Il s’agit d’intégrer dans la réglementation du marché les normes d’une économie humaine, sociale et écologique: L’«arbitre qu’est le marché» ne doit plus – il le fait encore trop souvent – montrer le carton rouge aux entreprises responsables et accorder des avantages compétitifs aux concurrents sans scrupules qui usent de moyens déloyaux. Ce doit être le contraire. Aussi les coûts sociaux et écologiques doivent-ils être intégrés systématiquement dans les calculs, conformément au principe pollueur-payeur, au moyen de taxes incitatives et d’autres mesures.
Mais ne soyons pas naïfs: la réglementation de la concurrence ne sera pas plus hu­maine, sociale et écologique que ne le voudront les responsables de la politique économique. Aussi l’«économie privée» a-t-elle une part de responsabilité incontestable en ce qui concerne les conditions cadres fixant les limites de la liberté des entreprises. Qu’on ne vi­enne pas dire que c’est impossible. Dans notre pays, l’économie privée (qui n’a quasiment plus rien de privé à part les conditions de la propriété) est très bien organisée en associations et en lobbys politiques, mais elle considère encore beaucoup trop souvent la politique comme la continuation des affaires par d’autres moyens au lieu d’assumer ses responsabilités à l’égard de l’intérêt général. D’après mon expérience, c’est ici que l’on trouve le test décisif d’une véritable éthique d’entreprise: Les sociétés qui se comportent de manière intègre et constructive vis-à-vis de l’extérieur dans les questions de régulation politique sont les seules dont on peut attendre des pratiques responsables dans leur organisation interne.
Finalement, le bon gouvernement d’entreprise n’est pas divisible. Et ce n’est que lorsqu’il est pratiqué de manière intègre que l’entreprise acquiert la réputation qu’elle mérite auprès des clients et des citoyens. En tout cas, cette pratique intègre serait beaucoup plus crédible et durable que les campagnes de communication visant à gagner la confiance des clients et du public.

Modèles d’intégration de l’éthique dans les banques

Appliquons maintenant brièvement aux banques notre conception du bon gouvernement d’entreprise. Le caractère explosif des beaux principes se révèle toujours dès que l’on entre dans le concret. Commençons par esquisser les variantes possibles d’intégration de l’éthique dans la banque avant d’évoquer la question d’une réglementation moderne des marchés financiers au service de l’économie et de la société.
Tout d’abord, en ce qui concerne les mo­dèles financiers et économiques, nous pouvons appliquer aux modèles de banques existants l’éventail des types d’entreprises que nous avons esquissé ci-dessus. (fig. 3)
Nous laissons à nos lecteurs le soin de dire où placer l’«ancienne» UBS (celle d’avant la crise) parmi nos exemples de banques. Aujourd’hui, la plupart des banques suisses doivent être rangées parmi les établissements sérieux mais assez traditionnels. Cela veut dire qu’elles sont soucieuses de respecter les lois de tous les pays où elles font des af­faires et de se plier volontairement à des principes commerciaux déclarés officiellement ou à un code de bonne conduite, du moins dans la mesure où cela assure l’acceptation soci­ale et est favorable à l’optimisation du profit stratégique. L’année dernière, la «new UBS» (c’est ainsi que la Banque se dénomme dans la préface dudit Code) a édicté un Code of Business Conduct and Ethics que tous les collaborateurs, y compris les dirigeants, doivent respecter absolument. C’est bien, mais du point de vue de l’intégration de l’éthique dans l’entreprise, cela reste ambigu si l’on ne fait pas reposer de manière plus systéma­tique qu’auparavant les modèles économiques concrets (c’est-à-dire la manière dont on veut générer du profit pour les clients et gagner de l’argent) sur des bases socialement respon­sables, et cela aussi bien dans l’investment banking que dans le private banking. Et dans les établissements bancaires dirigés de manière traditionnelle, on ne remarque guère de régulation responsable systématique au service de l’économie et de la société.
Examinons maintenant le cas d’une entreprise étrangère concurrente, la Deutsche Bank. On trouve maintenant chez elle d’une part l’aveu réjouissant suivant: «L’objectif de toutes (!) nos activités en tant qu’entre­prise citoyenne responsable consiste à créer du capital social.» D’autre part, le président du directoire de cet établissement, un banquier suisse connu, a, peu après le paroxysme de la crise, au printemps 2009, confirmé publiquement l’ancien objectif de rendement de 25%. Au vu des taux de capital propre plus élevés que «Bâle III» a jugés nécessaires, cela représente des objectifs de profits encore plus radicaux qu’avant la crise! Cette course aux profits presque illimités est étrangement éloignée de la belle volonté affichée de mener une gestion intègre et responsable. Cela suscite l’étonnement aussi bien du profane doué de bon sens que du spécialiste d’éthique économique.

Un marché financier au service de l’économie et de la société

Peut-être que la proposition de fonder éthiquement les modèles économiques de la banque a eu peu de succès à cause de la considérable pression des marchés financiers globaux en faveur de hauts rendements. Comme je l’ai dit, une gestion éthique et responsable a besoin d’une régulation qui vienne la soutenir. Dans cette perspective, le peaufinage de la régulation des banques et des marchés financiers dont on débat actuellement, et qui est en partie réalisé, ne suffit sans doute guère quand, par ailleurs, on revient aux anciennes pratiques. La véritable leçon de régulation éthique à tirer de la crise financière concerne la nécessité de repenser le rôle économique et social des banques. Il s’agit essentiellement de la question de savoir si le système ban­caire est un secteur de l’économie privée comme tous les autres ou s’il devrait être réorganisé tout à fait différemment et de manière plus différenciée.
Certains arguments parlent en faveur de la seconde hypothèse. En effet, le secteur financier doit essentiellement être considéré comme une infrastructure ou un service public destiné à approvisionner l’économie ré­elle et la société en argent, en crédits et en services financiers utiles à l’économie. A l’instar des infrastructures relatives à l’approvisionnement énergétique, aux communications et aux transports, la finance doit avant tout approvisionner l’économie en argent et en crédits (transactions financières, liquidités, etc.). Elles représentent pour ainsi dire le système sanguin d’une économie de marché fondée sur une division com­plexe du travail. Et leur bon fonctionnement a une telle importance pour la population qu’il faut confier à l’Etat (pour les économies nationales), ou à une autorité financière supranationale encore à créer (pour l’économie mondiale) la responsabilité d’un fonctionnement qui soit au service de l’intérêt général. (Mastro­nardi / von Cranach, 2010, pp. 136 sqq.)2
Cette conception des marchés financiers ne revient pas à nationaliser les banques «d’importance systémique» mais offre au contraire une solution différenciée qui se situe au-delà de la banale alternative entre secteur financier privé ou secteur financier étatique (ou soutenu par l’Etat dans le cas des «bad banks» en période de crise). Dans le cadre de l’obligation de l’Etat d’assurer le bon fonctionnement des infrastructures des services publics, qu’il faudra inscrire dans la Constitution, il est tout à fait possible de déléguer certaines missions d’approvisionnement à des acteurs de l’économie privée, sous forme de mandats confiés à des banques d’affaires, mandats légitimés démocratiquement, contrôlés par une instance de surveillance et que l’on peut révoquer en cas de non exécution. C’est un tel mandat qui a été à l’origine de la création, au XIXe siècle, des banques cantonales.
Ainsi, cette solution pas tellement révolutionnaire pourrait freiner la tendance accrue des banques à s’éloigner de plus en plus de leur fonction économique dans la société pour sacrifier à des intérêts financiers indépendants. Cela serait préférable au fait de combattre des symptômes problématiques. Prochainement, la tâche la plus noble et la plus importante des banques et des associations de banquiers aux niveaux cantonal et national pourrait consister à s’ouvrir à ces nouvelles idées et à instaurer un débat public sur une nouvelle réglementation du rapport entre la finance et l’économie réelle. Ainsi, de leur propre initiative, elles ouvriraient la voie à une société véritablement citoyenne et à une économie de marché civilisée. En outre, ce serait la preuve la plus convain­cante que les établissements bancaires sont conscients de leurs responsabilités envers la société.    •

Version abrégée d’un exposé tenu lors de l’assemblée annuelle de la Vereinigung Solothurnischer Bank­institute, le 30 septembre 2010 à Dornach
(Traduction Horizons et débats)

1    Ulrich, P. (2010): Zivilisierte Marktwirtschaft. Eine wirtschaftsethische Orientierung. Aktualisierte und erweiterte Neuausgabe, Berne.
2    Mastronardi, Ph./von Cranach, M. [Edit.] (2010): Lernen aus der Krise. Auf dem Weg zu einer Verfassung des Kapitalismus. Ein Dossier von kontrapunkt, Berne.