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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°39, 12 octobre 2009  >  Rechercher ce qui unit plutôt que ce qui divise [Imprimer]

Rechercher ce qui unit plutôt que ce qui divise

La Suisse, puissance protectrice, îlot de paix au service des nations

L’événement historique que constitue la visite d’Etat du président russe Dmitri Medvedev en Suisse risque déjà d’être étouffé par la masse d’événements relatés par les médias et de sombrer dans l’oubli. Raison de plus pour rappeler que ces deux jours ont permis d’approfondir l’amitié entre nos deux pays et d’évoquer brièvement l’histoire de notre pays à laquelle Medvedev a rendu un hommage appuyé. C’est surtout le choix des lieux visités qui a évoqué chez bien des Suisses les souvenirs les plus divers.

ts. Avant la visite de Medvedev, le nom de Russie évoquait sans doute pour bien des Confédérés la guerre froide, la confrontation Est-Ouest ou encore l’équilibre de la terreur, notion qui faisait peur. Or 20 ans ont passé depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Depuis lors, la Russie a été confrontée à de gigantesques problèmes – pas uniquement des problèmes «maison» – tandis que l’Occident, sous la houlette des Etats-Unis, unique superpuissance actuellement, a de nouveau entraîné le monde dans une phase de guerres «chaudes». Plusieurs guerres illégales ont été déclenchées en violation flagrante des principes de Nuremberg, de la Charte des Nations Unies et des statuts de la Cour pénale internationale en vigueur depuis 1999, et cela sans que l’on demande des comptes aux responsables occidentaux. La fureur destructrice des Etats-Unis et de l’OTAN, sa vassale, en ex-Yougoslavie, en Irak et en Afghanistan a été accompagnée d’une propagande intense contre l’ancienne rivale de la guerre froide, la Russie, sous le président Vladimir Poutine et maintenant sous Dmitri Medvedev.
Une vague de révolutions de couleur pilotées par les services secrets occidentaux devaient – selon les plans de Zbigniev Brzezins­ki, ancien conseiller à la sécurité de Jimmy Carter dont l’ombre plane sur Obama – déstabiliser la Russie, principale puissance d’Eurasie et morceler finalement en 3 parties ce grand pays riche en ressources naturelles. C’est ce que suggère explicitement Brze­zinski dans son ouvrage «Le Grand Echiquier». Il faut être conscient de l’existence de cette propagande massive organisée par les spin-doctors des agences de communication américaines si l’on veut considérer sans idées préconçues les relations avec la Russie en 2009 et comprendre l’importance historique de la visite de Medvedev en Suisse.

Chinghiz Aitmatov, médiateur entre l’Est et l’Ouest

L’expression «Empire du mal», forgée par Reagan, est encore dans bien des esprits. Mais quelle est maintenant la situation des gens comme vous et moi en Russie et quelle était-elle en ex-Union soviétique?
L’Occident a trop vite oublié que jusqu’en 1944, c’est le peuple russe qui a tenu tête presque seul aux nazis. On a trop vite oublié que les offres de Staline de conclure un pacte contre Hitler ont été honteusement repoussées dans l’espoir que les deux dictateurs allaient se déchirer mutuellement et que l’Occident pourrait ensuite s’emparer de l’héritage. On oublie trop souvent que le pacte de non-agression entre Hitler et Staline n’a été conclu qu’après. On oublie aussi les millions de personnes qui ont perdu la vie en Russie et le fait que la lutte contre Hitler a amené les Soviétiques, souvent à contrecœur, à se rassembler derrière Staline. L’Occident a trop longtemps regardé les Russes avec condescendance, négligé leurs souffrances et placé au premier plan la personnalité de Staline. Le grand écrivain kirghize Chinghiz Aitmatov a eu le mérite, dans ses romans inégalés, de rendre justice aux habitants de l’Union soviétique, Etat plurinational, et d’élever un monument aux hommes et non aux communistes, dans une période terrible.
Et c’est précisément ces liens entre les hommes de différents pays, la recherche de ce qui relie plutôt que de ce qui divise, ces efforts en faveur de la paix que visaient les échanges de vues entre le Président russe et ses hôtes suisses.

Mettre au premier plan ce qui relie

Mieux que personne – et cela au moment où la Suisse est l’objet d’une haine injustifiée aux motivations financières et politiques – le Président russe a fait preuve d’une très bonne connaissance de l’histoire suisse en rendant hommage au modèle suisse de démocratie directe, à la neutralité armée perpétuelle et aux efforts de la population suisse pour commémorer le souvenir de ces hommes qui, il y a 210 ans exactement, péné­trèrent sur le territoire suisse sous le commandement du général Souvorov pour combattre Napoléon.
Lors de la visite de Medvedev dans les gorges de Schöllenen, il n’a pas été question de glorifier la guerre, comme certains, ignorants de l’histoire, l’ont prétendu à tort, mais de rendre hommage à des hommes qui, sous l’uniforme de soldats, devaient fuir l’ennemi en passant par les cols enneigés des Alpes. Le fait que la population civile suisse ait souffert a impressionné si fort les esprits que nos ancêtres ont insisté pour qu’on leur épargne à l’avenir le passage de troupes étrangères à travers le pays. La revendication de la neutralité armée perpétuelle fut reconnue au Congrès de Vienne en 1815 par les grandes puissances européennes, notamment avec le soutien de la Russie.
Ce qui a marqué la visite du Président russe et son accueil par les autorités suisses et la population n’a pas été le ressentiment, mais un sentiment commun de compassion pour ceux qui avaient vécu jadis des souffrances semblables. De même que des anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale des deux camps se rendent visite à un âge avancé et se tendent la main en signe de réconciliation, la population suisse se sou­vient avec respect des jeunes Russes qui, alors, sont morts loin de leur patrie. L’enseignement à tirer de l’accueil fait à Medvedev et de sa visite dans les gorges de Schöllenen ne devrait-il pas être qu’il faut prendre ses distances par rapport aux préjugés, à la propagande et au bellicisme et de mettre au premier plan ce qui nous relie? Medvedev a également loué la Suisse de se tenir à l’écart des grands blocs comme l’Union européenne ou l’OTAN, modèle qui pourrait être imité par d’autres pays. Or combien d’hommes d’Etat, y compris des Suisses, sont capables ou désireux de rendre ainsi hommage à notre modèle de paix?

L’homme perd son âme en faisant la guerre

L’humanité sait trop bien aujourd’hui ce qu’est l’alternative à la coexistence pacifique: les massacres, les souffrances, la misère, le dés­espoir, la haine. Un poète a exprimé mieux que quiconque les horreurs de la guerre de Trente Ans qu’il a vécues personnellement. Il s’agit d’Andreas Gryphius dont le poème de 1636 intitulé «Les pleurs de la patrie» a gardé toute son actualité:

Nous voici tout à fait,
plus que tout dévastés!
Les troupeaux insolents,
la trompette furieuse,
L’épée grasse de sang,
la bombarde tonnante
Ont dévoré sueur et travail et grenier.

Les clochers sont en flammes,
l’église est renversée:
La mairie: des gravats.
Les vaillants: mis en pièces.
On a violé les filles.
Où que les yeux regardent,
Feu, peste et mort hantent les cœurs
et les esprits.

Ici, ville et remparts,
le sang chaque jour coule.
Trois fois six ans déjà
que l’eau de nos rivières
Obstruée par les corps a ralenti son cours.

Mais je n’ai dit pourtant mot
de ce qui est pire
Que la mort, plus cruel que feu,
peste et famine:
Tout ce qu’on a volé aux âmes, ce trésor.1

Gryphius montre que la guerre signifie toujours une «perte d’âme»: elle fait de l’homme une brute, elle l’ensauvage, et les blessures de l’âme mettent longtemps à guérir. La Paix de Westphalie, qui mit fin à la guerre de Trente Ans, a apporté un soulagement à la population d’Europe centrale brisée par le conflit, même si de nombreuses localités mirent plusieurs décennies à se reconstruire et que certaines ne furent jamais reconstruites.

Les Confédérés observent une attitude de neutralité

Cette paix apporta aux Confédérés la reconnaissance de leur souveraineté par le droit international. Bien que de nombreux mercenaires se soient battus sur les champs de bataille européens, les Confédérés observaient une attitude de neutralité. Cette efficace politique de neutralité louée par le Président russe et le fait que le pays fut épargné désormais par les guerres renforcèrent considérablement le sentiment de cohésion. Mais comment a évolué ce modèle de neutralité encore très «active» lors de conflits? Et quels aspects de ce modèle les autres pays pourraient-ils reprendre?
En comparaison de la notion plus récente de neutralité armée perpétuelle, la neutralité de l’ancienne Confédération fut tout d’abord peu marquée. Elle consista notamment à accueillir des réfugiés confessionnels, à effectuer des tentatives de médiation de paix (p. ex. en 1636, pendant la guerre de Trente Ans), et à organiser des congrès de paix (paix de Baden en 1714, paix de Bâle en 1795).
Après l’occupation par les troupes napoléoniennes en 1798, la Suisse dut conclure avec la France une alliance offensive. Il n’était plus question de neutralité et notre pays fut par la suite le théâtre d’opérations militaires et une zone traversée par les armées lors des guerres de coalition. Le fait que, comme c’est toujours le cas dans les conflits armés, aucune des puissances belligérantes, ni la France ni les alliés, ne respectèrent la neutralité et que la Suisse cessa d’être souveraine marqua profondément l’esprit et la mémoire de nos ancêtres, leçon que la génération actuelle de­vrait intérioriser, avant tout en tant que témoin de guerres menées en terres lointaines et génératrices de grandes détresses.
Les destructions, la faim, les traumatismes, les orphelins – ce que subissent aujourd’hui les régions en guerre et que nous voyons sur nos petits écrans – constituaient alors le quotidien des Suisses. Le grand peintre Albert Anker en a fixé les scènes pour la postérité. Son tableau émouvant intitulé «Länderkinder» évoque le sort des orphelins de Nidwald dont les parents furent massacrés par les Français parce qu’ils s’étaient révoltés contre la domination étrangère. Dans un mouvement de solidarité confédérale, la population de Morat recueillit les orphelins, s’en occupa comme s’ils étaient ses propres enfants et renforça ainsi la cohésion nationale. Mais la population suisse ne manifesta pas sa générosité uniquement à l’égard de ses propres enfants dans la détresse. Elle le fit aussi plus tard, pendant les deux guerres mondiales, en accueillant des enfants des régions en guerre. Un exemple est devenu célèbre, celui du Don suisse pour les victimes de la guerre qui permit à des petits Allemands souffrant de la faim de venir se remplumer grâce à la population qui pourtant, pendant la Seconde Guerre mondiale, subissait le rationnement.

La neutralité perpétuelle de 1815

A considérer toutes les misères des pays en guerre, on n’a aucune peine à comprendre que nos ancêtres aient voulu obtenir du Congrès de Vienne (1814–15) la garantie de la neutralité de la Suisse. Ce fut un grand moment non seulement de l’histoire suisse mais également de l’histoire de l’Europe et Medvedev a insisté sur la portée de cet événement lors de sa visite. Il a relevé à juste titre le rôle joué par son pays lorsque fut créé, au cœur de l’Europe, un modèle de comportement dans les conflits: être un médiateur neutre, dépourvu de toute intention agressive. C’est ainsi que l’Autriche, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie promulguèrent le 20 novembre 1815 l’Acte portant reconnaissance et garantie de la neutralité perpétuelle de la Suisse et de l’inviolabilité de son territoire. Cette première reconnaissance de la neutralité perpétuelle relevant du droit interna­tional avait été formulée dans tous ses aspects essentiels par le Genevois Charles Pictet de Rochemont. Les Confédérés considéraient comme particulièrement important le fait que les grandes puissances ne puissent pas déduire de cette garantie de neutralité un droit d’intervention.

La Suisse, épine républicaine dans la chair des monarchies

Forte de cette reconnaissance, la Suisse ré­ussit à se tenir à l’écart des guerres d’unification et de libération. Ressentie par les monarchies qui l’entouraient comme une épine dans leur chair, la Suisse était maintenant suffisamment forte pour résister aux pressions et aux menaces d’intervention.
Grâce à sa neutralité armée, la Suisse passait pour un élément prévisible, stabilisateur et pacificateur favorable à l’équilibre européen. C’est pour cela que les grandes puissances avaient déclaré en 1815 qu’une Suisse neutre et indépendante répondait aux intérêts authentiques de la politique de toute l’Europe.
Par la suite, le peuple suisse a montré sa reconnaissance en chargeant sa diplomatie d’offrir ses bons offices. Ainsi, des envoyés suisses organisèrent l’évacuation de la population civile de la ville de Strasbourg as­siégée pendant la guerre franco-allemande. Et après qu’elle eut accueilli les troupes autrichiennes venues d’Italie et l’armée de Bourbaki venue de France en 1871, qu’elle les eut ravitaillées et qu’elle eut soigné les soldats blessés, la Suisse réussit, lors d’une conférence organisée à Bruxelles en 1874, à faire passer ses expériences dans une réglementation sur l’internement des troupes étrangères en territoire neutre.
En 1870, elle offrit pour la première fois ses bons offices de puissance protectrice dans la représentation des intérêts des Etats en guerre et de leurs ressortissants. Elle participa également au développement de procédures d’arbitrage en vue de la résolution pacifique des conflits et accueillit des organisations et des conférences internationales.
Sa contribution sans doute la plus connue fut la fondation de la Croix-Rouge. En 1864, une conférence internationale posa la première pierre des Conventions de Genève et du droit international humanitaire.

Les bons offices aujourd’hui

Qu’en est-il des bons offices de la Suisse aujourd’hui? Donnons la parole à Alois Ricklin qui, dans l’article sur la neutralité du Dictionnaire historique de la Suisse, écrit ceci: «La Suisse fonda sa politique étrangère sur la devise «neutralité et solidarité». Elle accueillit le siège européen de l’ONU et plusieurs de ses agences spécialisées, les conférences diplomatiques sur la révision (1949) et les protocoles additionnels (1977) des Conventions de Genève, d’autres conférences importantes (sur l’Indochine en 1954, sommet de Genève en 1955, sur l’Algérie en 1960–1961, accords Salt et Start), ainsi que la rencontre entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev en 1985. Elle représenta notamment les intérêts des Etats-Unis à Cuba (dès 1961) et en Iran (dès 1979). Elle reçut de l’ONU, bien que non-membre, des mandats prestigieux, mais dans les opérations de maintien de la paix, elle se limita, contrairement aux autres Etats neutres, à des prestations matérielles.»
On pourrait allonger cette liste à loisir en mentionnant notamment le mandat de puissance protectrice dans le conflit opposant la Russie et la Géorgie ou dans celui opposant les Etats-Unis et l’Iran où l’on observe un rapprochement bienvenu. C’est de nouveau Genève qui, il y a deux semaines, a accueilli les entretiens entre l’Iran et les puissances occidentales.

L’humanité, une grande famille

Si ces lignes ont rappelé à certains lecteurs les horreurs des guerres, le fait qu’elles laissent toujours des cicatrices dans les âmes, l’importance de la réconciliation des anciens ennemis, les services inestimables qu’un petit pays neutre peut rendre en faveur de la paix, ils ne pourront qu’en tirer la conclusion suivante: Les hommes doivent se réveiller, tirer les leçons de l’histoire et œuvrer en faveur de la paix, ici et maintenant, pour eux et leur famille, mais aussi ailleurs et à l’avenir, pour tous les hommes parce qu’ils sont frères et membres d’une grande famille: l’humanité.•

1 Anthologie bilingue de la poésie allemande, Gallimard, 1993.