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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°23, 14 juin 2010  >  «Propriété oblige. Son usage doit contribuer en même temps au bien de la collectivité.» [Imprimer]

«Propriété oblige. Son usage doit contribuer en même temps au bien de la collectivité.»

par Karl Müller

Le 3 mars de cette année, la Chancelière allemande Angela Merkel a, dans son discours de présentation de l’Allensbacher Jahr­buch der Demoskopie [bible allemande des études d’opinion], indiqué clairement sa position à propos de la démocratie en Alle­magne. Citant un ancien président fédéral, elle s’est opposé au fait d’«écouter le peuple» et a déclaré que si l’on fondait la politique sur la volonté populaire, «la mission de pilotage et la conception de la politique n’y trouveraient pas leur compte» et elle a poursuivi en disant: «Mais c’est justement pour cette raison que je suis profondément persuadée qu’il est bon que nous ayons une démocratie représenta­tive et non une démocratie plébiscitaire et que la démocratie représentative nous donne, pendant des périodes déterminées, la possibilité de prendre des décisions, de faire de la propagande en leur faveur et de modifier ainsi les opinions. Si nous jetons un regard rétrospectif sur l’histoire de la République, nous pouvons dire que les grandes décisions n’avaient pas le soutien d’une majorité lorsqu’elles ont été prises. L’introduction de l’économie soci­ale de marché, le réarmement, les traités avec l’Est, la «double décision de l’OTAN» [de 1979, visant à moderniser les forces nuclé­aires de théâtre à longue portée], le maintien de l’unité, l’introduction de l’euro de même que l’engagement accru de la Bundeswehr dans le monde, presque toutes ces décisions ont été prises contre la majorité des Allemands. C’est après coup seulement que dans bien des cas, ils ont modifié leur opinion. Et je trouve tout à fait judicieux que la population attende de voir les résultats d’une mesure pour se forger une opinion. Je crois que c’est l’expression du primat de la politique. Et nous devons nous y tenir.»
Ce que la Chancelière a exprimé ici de manière très édulcorée est «une idée consensu­elle fondamentale» d’une grande partie de la classe politique allemande. Elle veut conserver la gestion des affaires et le pouvoir de décision et chercher à «convaincre» les citoyens – la plupart du temps après coup – via les médias. Ce faisant, elle prétend être «plus raisonnable» que le peuple et elle rejette la démocratie directe en la qualifiant péjorativement de «plébiscitaire». (Plèbe est un terme péjoratif signifiant bas peuple, populace et plébéien signifie notamment sans éducation.) A vrai dire, le roman de Ludwig Thoma intitulé «Ein Münchner im Himmel» et publié en 1911, c’est-à-dire il y a exactement 100 ans, n’est pas seul à avoir jeté le soupçon sur les décisions divines de la classe politique. Ce qui s’est passé après cette date ne fait pas apparaître de grands progrès.
Dans les 3 premiers articles de cette série, il s’agissait essentiellement de montrer combien, depuis la Révolution française, les élites politiques allemandes ont de la peine à ne se considérer que comme des «serviteurs du peuple» (ministre vient du latin minister, qui signifie serviteur) et de respecter la volonté du peuple comme le demande la Loi fondamentale allemande.

La question de l’ordre économique

Le présent article concerne la question de savoir comment l’ordre économique d’un pays est lié à la démocratie et si l’on peut dire quel ordre économique correspond le mieux à une démocratie.
Notons qu’il s’agit plutôt d’inviter au débat que d’énoncer un dogme intangible. Nous l’avons montré dans le premier article de cette série, la société ouverte se caractérise par une authentique liberté d’opinion et de débat, par une structure sociale faite de citoyens égaux, par le refus des dogmes et une culture poli­tique qui libère les capacités critiques des individus et est donc ou­verte aux correctifs et aux changements. Cela est également va­lable pour la question de savoir comment la vie économique d’un pays doit être organisée et cette question se pose aujourd’hui avec une urgence particulière.
Jusqu’ici, on a essayé de fonder «théoriquement» la décision politique en faveur d’une économie globalisée et le radicalisme du marché international qui se résume très bien dans les 4 «libertés» («liberté» de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes). Pourtant ces lieux communs de théories économiques – car cela n’a jamais été davantage que des lieux communs – ne sont pas convaincants. La référence à Adam Smith qui, dans son ouvrage paru pour la première fois en 1776 et intitulé «Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations», prétendait que c’est bénéfique pour tout le monde que chacun recherche son propre avantage, ne tient pas la route. Adam Smith avait ajouté des commentaires qui ne conviennent pas au monde globalisé. Ainsi, il partait de l’idée que chacun cherchait à investir une bonne partie de son capital dans son environnement proche, donc pour soutenir le commerce indigène; que chacun faisait en sorte que le revenu national soit chaque année aussi important que possible car il partait de l’idée que les entrepreneurs cherchaient à écouler le plus de produits possible dans leur pays et veillaient à ce qu’il y ait un pouvoir d’achat correspondant. En outre, il parlait du devoir de l’Etat de faire en sorte que chaque membre de la société soit protégé dans la mesure du possible contre les injustices ou l’oppression exercées par d’autres individus, du devoir de l’Etat de créer et d’entretenir les institutions publiques qu’un individu ou un groupe d’individu ne pouvaient pas diriger par intérêt personnel parce que le profit ne pourrait jamais en couvrir les coûts; aujourd’hui, on dirait: mettre à disposition des biens dans le cadre des services publics.

A l’issue de la Seconde Guerre mondi­ale, il était évident que le capitalisme avait échoué

Après la Seconde Guerre mondiale, tous les Allemands savaient que le capitalisme d’avant-guerre était en grande partie responsable de la catastrophe allemande. Le «Programme d’Ahlen» de la CDU pour la zone britannique est très important parce qu’il montre combien la critique du capitalisme était répandue: «Le système économique capita­liste n’a pas répondu aux intérêts vitaux, politiques et sociaux du peuple allemand. Après l’effroyable effondrement politique, écono­mique et social résultant d’une politique hégémonique criminelle, il ne peut y avoir qu’un ordre tout à fait nouveau. Les objectifs de ce nouvel ordre social et économique ne peuvent pas être la recherche du profit et du pouvoir capitaliste mais uniquement le bien de notre peuple. Il faut donner au peuple allemand un ordre économique axé sur la satisfaction des besoins collectifs et un ordre social qui correspondent au droit et à la dignité de l’homme, qui contribuent au relèvement moral et matériel de notre peuple et assure la paix intérieure et extérieure.» Le «Pro­gramme d’Ahlen» n’était pas un programme socialiste. Il était opposé au remplacement du capitalisme privé par le capitalisme d’Etat et qualifiait ce dernier d’«encore plus dangereux pour la liberté politique et économique de l’individu».

Entrée en scène des adeptes de Milton Friedman

Tous ceux qui ont étudié l’économie dans l’Allemagne de l’après-guerre ont appris que le système du «marché» ne fonctionne pas. C’est seulement à la fin des années 1970 et au début des années 1980 que firent leur apparition dans les universités allemandes de curieux marginaux qu’on ne prit pas tout à fait au sérieux. Ils se référaient à un certain Milton Friedman et voulaient réduire les missions de l’Etat au seul maintien de la stabilité monétaire. Ils polémiquaient contre le bien commun et l’économie orientée vers l’intérêt général et subodoraient du socialisme dans chaque réglementation touchant l’économie et dans chaque législation sociale. Ils exercèrent une grande influence sur Margret Thatcher et Ronald Reagan. Leur attaque massive allait bien au-delà de la critique du «pilotage global de l’économie» introduit en 1967 par le biais de la «loi sur la stabilité».1 Cette loi devait obliger l’Etat à veiller à la stabilité des prix, au plein emploi, à l’équilibre du commerce extérieur et à une croissance écono­mique constante.

Attaque de l’économie sociale de marché et du «capitalisme rhénan»

Les allusions très claires à l’échec du marché et à la demande d’une régulation politique étatique qu’avaient formulée sans ambiguïté les tenants de l’économie sociale de marché (cf. encadré) ne plaisaient pas à la nou­velle génération de professeurs d’économie influencés par les Anglo-Saxons.
Pourtant les arguments contre le radica­lisme du marché et l’échec de celui-ci étaient évidents et figurent aujourd’hui encore dans les manuels d’économie allemands.2 Au fond, nous devons nous demander aujourd’hui pourquoi ces gens ont pu triompher en Allemagne avec leur économie très répandue bien que sa valeur scientifique fût mince et que ce triomphe n’était rien de moins que la victoire sur la raison d’une idéologie créée par un petit nombre de personnes. Ce qui leur avait ouvert politiquement la porte n’était pas avant tout le droit allemand mais le droit de l’UE qui s’opposait au droit allemand, à la Loi fondamentale, à la Loi sur la stabilité et accordait la primauté à la politique de stabilité des prix au sens de Friedman. Dans leurs ouvrages contre l’euro,3 Wilhelm Hankel, Wilhelm Nölling, Karl Albrecht Schachtschneider et Joachim Starbatty ont montré cela de ma­nière très détaillée.
Les tenants allemands des idées de Milton Friedman ne pouvaient pas s’appuyer sur la Loi fondamentale. En effet, elle stipule ceci: «Propriété oblige. Son usage doit contribuer en même temps au bien de la collectivité.» (art. 14-1)
Dès le début des années 1990, certains se rendaient déjà compte où l’on allait après la guerre froide. Le Français Michel Albert a écrit un ouvrage intitulé «Capitalisme contre capitalisme» (Points, Seuil, 1998) dans lequel il demandait pour son pays et pour l’Europe un modèle économique qu’il appelait «capitalisme rhénan». Il s’agissait là pour lui d’une forme de capitalisme dérivée du système économique et social de l’Allemagne. Il lui opposait le modèle néolibéral avant tout américain. Pour Albert, le «capitalisme rhénan» consiste notamment en un partenariat social entre les syndicats et le patronat, en des salariés plus loyaux et mieux formés grâce au système «dual», en une réglementation plus stricte du marché par l’Etat et surtout en une population favorable dans sa grande majorité à une société orientée vers l’égalité des droits et l’intérêt général. Albert doutait alors que ce modèle puisse s’imposer. Il était certes plus équitable que le modèle américain mais au début des années 1990, d’autres forces dominaient la politique mondiale. Ce qui est particulièrement intéressant dans «Capitalisme contre capitalisme», c’est que pour son auteur, le «capitalisme rhénan» est supérieur non seulement socialement mais également économiquement. Or depuis 20 ans les idées d’Albert n’ont pas essaimé.
Revenons à l’Allemagne. Personne d’autre que Karl Albrecht Schachtschneider n’a étudié avec autant d’attention l’importance des dispositions de la Loi fondamentale pour l’ordre économique. Opposé à l’idée qu’elle ne prescrit pas d’ordre économique précis, il en a, à l’issue d’une analyse approfondie du texte, tiré des conclusions sur ce qu’il im­plique en matière d’ordre économique. Dans un document intitulé «Marktliche Sozial­wirtschaft»4 [Economie sociale de marché], il a livré des réflexions fondamentales.

Un ordre économique de liberté, d’égalité et de fraternité

Il écrit notamment: «L’ordre économique qui correspond à la nature de l’homme et par là même au principe d’universalité du droit est un ordre favorable à l’égalité, à la liberté et à l’autonomie des individus. La liberté et la propriété en constituent ainsi les fondements, la liberté étant conçue comme une liberté politique et la propriété comme une propriété sociale. Cette conception de l’ordre écono­mique est libérale et sociale mais pas au sens où la liberté consisterait à pouvoir faire n’im­porte quoi, où elle négligerait autrui, où elle ne serait pas soumise à la morale. C’est l’ordre économique d’une république dont la loi fondamentale est la loi morale (ou le principe d’amour). Seule une telle république réalise le principe du droit. Elle réalise la paix universelle grâce à une coopération relevant du droit international, également et surtout en économie, coopération qui permet la liberté, l’égalité et la fraternité et qui ne dégénère pas en un despotisme global – qu’il soit capita­liste ou socialiste – qui se déve­loppe lorsqu’on abandonne la démocratie, forme politique de la liberté, de l’égalité et de la fraternité qui ne peut se réaliser que dans les petites unités.»
C’est là un réquisitoire contre la globalisation actuelle, contre le radicalisme du marché, contre le démantèlement des Etats nations et un plaidoyer en faveur des droits de l’homme et d’un ordre économique axé sur la liberté, l’égalité et la fraternité, en faveur de la démocratie. C’est aussi pour cette raison que l’Allemagne doit se démocratiser.    •

1     En 1966, l’Allemagne de l’Ouest avait vécu son premier repli conjoncturel depuis 1949.
2     Par exemple le manuel Volkswirtschaftslehre dont la 6e édition a paru en 2000.
3     Die Euro-Klage. Warum die Währungsunion scheitern muss (1998, ISBN 3-449-22359-3) et Die Euro-Illusion. Ist Europa noch zu retten? (2001, ISBN 3-499-23085-2)
4     www.kaschachtschneider.de/Schriften/Dokumente-herunterladen/Sozialwirtschaft.pdf

Economie sociale de marché

km. Pour la plupart des Allemands, la notion d’«économie sociale de marché» évoque un ordre dans lequel l’économie de marché et la «compensation sociale» sont liées et qui assure ainsi à une grande partie de la population un niveau de vie assez élevé. Franz Böhm, Ludwig Erhard, Walter Eucken, Alfred Müller-Armack, Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow n’en avaient pas une conception unitaire. Avant, pendant et après le Seconde Guerre mondiale, leurs réflexions sur l’ordre économique de l’après-guerre divergeaient en partie considérablement.
Elles présentent cependant les points communs suivants:
•    l’idée qu’un marché sans cadre juri­dique connaît des développements économiques et sociaux indésirables;
•    la nécessité d’une régulation poli­tique étatique qui apporte un cadre juri­dique approprié;
•    l’insistance sur la liberté de la vie économique et de la propriété privée et le refus d’un pilotage étatique direct de l’économie;
•    la nécessité d’empêcher les cartels et les monopoles et d’assurer une concurrence sans limite des entreprises;
•    le soutien de toutes les PME;
•    l’idée que la politique sociale est avant tout une aide à l’autonomie.
Le 20 juin 2008, 60 ans après la ré­forme monétaire allemande, le président du «Groupe de travail Economie sociale de marché» Joachim Starbatty a, lors d’une cérémonie, lancé un «Appel en faveur d’un renouveau de l’économie sociale de marché». Il s’est exprimé notamment sur la conception de l’homme dans cette économie: «L’économie sociale de marché [est] l’ordre social correspondant à la conception chrétienne de l’homme et aux principes de la doctrine sociale du libéralisme humaniste. […] La doctrine so­­ciale du christianisme et du libéralisme humaniste met l’accent sur la personne. Elle ne doit être ni une pâte à modeler entre les mains de planificateurs collectivistes ni l’objet exploitable d’intérêts économiques particuliers ou de politiques qui considèrent la redistribution comme une politique sociale satisfaisante. L’homme doit être libre afin d’assumer ses responsabilités devant Dieu et lui-même. La dignité de l’homme implique également qu’il subvienne à ses besoins dans la mesure du possible.
L’estime de soi résulte avant tout du travail et des occupations. La collectivité est davantage qu’un ensemble d’individus. En tant qu’être social, l’homme est tout à fait disposé à manifester du civisme. A la longue, une société ne peut pas survivre sans civisme. La double na­ture de l’homme – d’une part vouloir être libre pour pouvoir s’affirmer et d’autre part se sentir protégé dans la collectivité et s’y engager – est le fondement de l’économie sociale de marché.»