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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°10, 14 mars 2011  >  «Méconnaissance ou provocation délibérée?» [Imprimer]

«Méconnaissance ou provocation délibérée?»

«Les peuples et dirigeants africains doivent émanciper leurs mentalités, décoloniser leur esprit afin de retrouver leur dignité et leur fierté pour prendre en main avec détermination leur propre destinée.»

hd. Après les incendies de l’été dernier, la Russie a fait ce qui est évident pour chaque pays, que cela convienne ou pas aux adeptes néolibéraux de la mondialisation: elle a tout d’abord procuré des stocks pour sa ­propre population. Les Etats-Unis, qui ont gaspillé leur rôle de dirigeant par les ­affreuses ­guerres des derniers vingt ans, étaient à leur tour protectionniste, mais ils ont exigé de tous les autres pays le contraire. Ce sont eux et leurs alliés qui maugréent le plus fort contre le protectionnisme de la Russie et ils n’omettent aucune occasion de fulminer contre elle.
Mais si nous, les Européens, nous renseignons un petit peu dans le grand «reste du monde», alors on découvre qu’on a presque désappris une réflexion autonome et un regard indépendant à cause de cette leçon néolibérale anglo-américaine.
L’Afrique par exemple a formulé dans le tome «L’Afrique répond à Sarkozy» une confession sincère à l’égard de ses propres ­peuples et de leur propre développement, ce qui doit être écouté attentivement. Maintenant un groupe de travail à l’Université de Vienne a rendu accessibles des parties du tome français en allemand.
Voici quelques extraits de la contribution de Demba Moussa Dembélé, économiste. Dans une édition future nous reviendrons sur le livre entier.

Demba Moussa Dembélé, économiste formé en France et aux Etats-Unis, est un connaisseur intime du monde occidental et africain. Il intervient depuis longtemps en faveur d’un développement endogène de l’Afrique et est un critique profond du paradigme néolibéral. Dans son essai «Méconnaissance ou provocation délibérée?» il attribue à Nicolas Sarkozy une «étendue incommensurable d’ignorance envers l’histoire africaine» pour ses remarques dans son discours du 26 juillet 2007 à Dakar.
A l’encontre des remarques insultantes de Sarkozy, Dembélé dit que l’histoire du capitalisme a dès le premier moment été écrite avec le sang, la sueur et les ressources des peuples africains. Il s’agit du plus grand génocide de l’histoire avec plusieurs douzaines de millions de morts. Les conséquences de cet holocauste déterminent jusqu’à nos jours le développement économique et social de l’Afrique. Car après les êtres humains, c’étaient les res­sources qui ont été pillées. Ainsi Dembélé écrit:

«Par conséquent, M. Sarkozy doit retenir que le contact de l’Afrique avec le monde occidental s’est produit quand ce dernier sortait à peine du Moyen Age et entamait sa Renaissance. L’esclavage et la colonisation ont été les deux modes de ce contact, deux facteurs qui ont marqué à jamais le développement économique et social de l’Afrique. Ils ont non seulement détruit les économies et structures sociales de la société précoloniale, mais ils ont également procédé à la destruction systématique de la culture et de la mentalité africaines. Donc, les problèmes actuels de l’Afrique ne s’expliquent ni par le manque d’‹intégration› au monde, ni par le retard de cette intégration. L’explication réside plutôt dans la manière dont l’Afrique a été intégrée à l’économie mondiale capitaliste, qui a prospéré sur le sang et la sueur de ses enfants et le pillage éhonté de ses ressources.
Mais les clichés ont la vie dure. M. Sarkozy ne fait que reprendre à son compte les ‹explications› simplistes servies par la Banque mondiale et le FMI qui essaient d’imputer la faillite de leurs re­mèdes au prétendu ‹manque d’intégration› de l’Afrique à l’économie néolibérale. Et cela repose principalement sur ce qu’on appelle la ‹marginalisation› de l’Afrique dans le commerce mondial. […] En effet, selon la CNUCED (Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement), le commerce total de L’Afrique (exportations et importations confondues) représentait 50,4% du Produit Intérieur Brut (PIB) du continent en 2000/2001, comparé à un ratio de 45% en 1980/1981. Autrement dit, en 2001, plus de la moitié de la formation du revenu national du continent était liée aux échanges avec le reste du monde. Par comparaison, la moyenne mondiale tourne autour de 16%, tandis que pour l’Europe et les Etats-Unis les ratios sont estimés respectivement à 12,8% et 13,2%.
Il faudrait donc relativiser la prétendue «marginalisation» de l’Afrique dans l’économie mondiale. En vérité, comme on le verra plus loin, c’est plutôt trop d’«intégration» qui a rendu l’Afrique vulnérable aux chocs exogènes et en a fait la victime principale de la mondialisation néolibérale.» (p. 90 sq.)

Dans le partage du travail, à l’échelon mondial l’Afrique a reçu le rôle du fournisseur en matières premières. La politique néolibérale, dictée par les institutions internationales de finances, a affaibli les pays africains de sorte qu’ils sont plus exposés à des chocs de l’extérieur:

«Selon la Conférence des Nations Unies pour le commerce et développement, deux tiers des exportations africaines se com­posent de produits primaires ou semi-transformés. C’est le cas pour 17 des 20 plus importantes exportations du continent. Or les prix de ces produits ont subi des baisses variant en moyenne entre 10 et 18% sur la période 1981 – 2001. En 2001, les prix du café ont chuté de 35%, ceux du coton de 19% et ceux du poisson de 21%. Dans les années 1970 et 1980, les fluctuations des prix des exportations afri­caines ont été deux fois plus importantes que celles des prix des produits exportés par l’Asie. Dans les années 1990, la volatilité des prix des produits africains était quatre fois plus grande de que celle des exportations des pays développés. Ces fluctuations expliquent la baisse de la part de l’Afrique dans les exportations mondiales, qui passent ainsi d’environ 6% en 1981 à près de 2% en 2002, tandis que durant la même période, sa part dans les importations mondiales baissait de 4,6% à 2,1%. Parmi les facteurs explicatifs de ces fluctuations, il y a un excès d’offre sur les marchés résultant des politiques mettant l’accent sur les exportations – dans le but de rembourser la dette extérieure – et surtout les subventions agricoles octroyées par les pays industrialisés.» (p. 94 sq.)

Dembélé montre par l’exemple de la poli­tique de subvention des Etats industrialisés que l’occident agit avec des doubles standards et en pleine hypocrisie. Pendant que les Etats-Unis subventionnent leurs exportateurs de coton avec plusieurs milliards de dollars et par là-même dénient le libre marché, par ailleurs, toujours propagé grandement et imposé aux autres pays avec une diplomatie canonnière, les producteurs africains de coton en sont les victimes avec des pertes de plusieurs millions de dollars:

«On estime que les pays de l’OCDE, le club des pays ‹les plus riches›, dépensent plus d’un milliard de dollars sous forme de subventions agricoles par jour. Les dépenses annuelles au titre de ces subventions sont plus de six fois supérieures à l’‹aide› accordée aux pays du Sud. En outre, elles ont entraîné des pertes massives de recettes d’exportation pour les pays du Sud estimées à plusieurs centaines de milliards de dollars, surtout dans les produits à forte intensité de main-d’œuvre. Ce qui a fait dire au PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) que la part d’un pays dans le commerce mondial dépend moins de 1’‹avantage comparatif› que de l’‹accès comparatif aux subventions›!
La Politique Agricole Commune (PAC) de l’Union européenne, l’une des plus coûteuses machines à subventions, et les mesures protectionnistes, telles que les mesures sanitaires et phytosanitaires, les règles d’origine et la progressivité des tarifs sur les produits transformés expliquent en grande partie la chute des exportations des pays ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique) vers l’Union européenne, qui passent de 7% des importations totales de l’UE en 1976 à seulement 3,6% en 2001.» (p. 96)

Les pays ACP sont des Etats africains, des Caraïbes et du Pacifique, qui autrefois étaient pour la plupart des colonies françaises ou anglaises et qui aspirent aujourd’hui à une coopération économique.
Dembélé continue comme suit:

«Pendant ce temps, l’Union européenne continue d’inonder les marchés africains de produits subventionnés au détriment des productions locales. Les cuisses de poulet congelées ont mis à genoux les filières de la volaille dans plusieurs pays africains (Cameroun, Côte-d’Ivoire, Sénégal, notamment). Au Sénégal, entre 1995 et 2002, les professionnels de cette filière ont perdu 70% de leurs parts de marché dans leur propre pays au profit de cuisses de poulet importées d’Europe. On observe la même tendance au niveau de la filière laitière, de celle de la tomate ou des oignons.» (p. 97)

La situation catastrophique des pays d’Afrique n’est pas leur responsabilité, mais la conséquence d’un néocolonialisme, qui s’est seulement vêtu d’un nouveau manteau féodal et suce à travers la banque mondiale et le Fond monétaire international (FMI) les peuples africains jusqu’à la moelle. Le sommet de l’insolence est que l’Occident se défausse de sa propre corruption et immoralité sur certains gouvernements individuels achetés par lui, et qu’il se donne toujours l’allure de moralisateur envers les Africains. Ainsi Dembélé tire la conclusion suivante:

«En résume, les difficultés actuelles de l’Afrique sont: le résultat de politiques délibérées qui ont leurs origines dans les rapports de domination et la division internationale du travail hérités de la colonisation et perpétués par le néocolonialisme et la nature polarisante du capitalisme. Certes les dirigeants africains ont une grande part de responsabilité dans cette situation. Leur responsabilité est d’avoir accepté de conserver intacts la plupart des liens et structures hérités de la colonisation, comme c’est le cas du franc CFA dans la plupart des anciennes colonies françaises. Leur tort est d’avoir fait confiance aux dirigeants occidentaux dont les promesses d’‹aide› pour développer l’Afrique ont au contraire conduit celle-ci à l’impasse actuelle. Leur tort est d’avoir abdiqué la souveraineté de leurs pays au profit de la Banque mondiale et du FMI, avec les conséquences désastreuses que l’on sait. Et aujourd’hui, ces deux institutions n’ont rien d’autre à proposer à l’Afrique que la ‹réduction de la pauvreté›!
On plombe toutes les chances de développement de l’Afrique, on détruit certains de ses Etats, on fait main basse sur ses ressources et son patrimoine par le biais des politiques de privatisation, on organise le transfert systématique de ressources hors d’Afrique par le service de la dette et la fuite des capitaux, on favorise la fuite des cerveaux, après tout cela, on reproche à l’Afrique d’être ‹responsable› de son ‹retard›!
Nous récusons donc le discours des institutions financières internationales et des dirigeants occidentaux, comme M. Sarkozy, qui tente de rejeter la responsabilité principale de la crise des pays africains sur leurs dirigeants et leurs citoyens. Cela est une insulte à l’intelligence des Africains.» (p. 106 sq.)

Mais de quoi l’Afrique aurait-elle besoin, si l’on laissait faire les Africains eux-mêmes? Selon Dembélé on peut être d’accord avec Sarkozy sur un point, quand ce dernier souligne que l’Afrique mérite de la solidarité, de la compréhension et du respect: Reste à savoir ce qu’on entend par là. Dembélé:

«Oui, en vérité l’Afrique n’a pas besoin de ‹charité›. Ce dont elle a besoin, c’est qu’on la laisse définir sa propre vision de ce que doit être son développement ainsi que la voie et les moyens d’y arriver. Et cela passe nécessairement par la fin du pacte colonial et de la Françafrique! Le rejet quasi unanime des APE par les pays africains est le signe d’une prise de conscience que l’Afrique ne doit plus accepter qu’on lui dicte des politiques contraires à ses intérêts. C’est un avertissement à M. Sarkozy et à l’Europe que l’Afrique a cessé d’être ‹naïve› et qu’elle ne se laissera plus dicter ses choix par qui que ce soit et qu’elle ne sera plus jamais la ‹proie des prédateurs› actuels ou à venir!
Il faut continuer dans cette voie. Les peuples et dirigeants africains doivent émanciper leurs mentalités, décoloniser leur esprit afin de retrouver leur dignité et leur fierté pour prendre en main avec détermination leur propre destinée. Il faut que les Africains se réapproprient le débat sur le développement de leur continent. Ils doivent refuser que d’autres parlent en leur nom et dictent à l’Afrique ce qu’elle doit faire. Il faut abolir les structures héritées de la colonisation et mettre fin à l’ingérence des institutions financières internationales. Il faut détruire la mentalité de la dépendance étrangère et discréditer l’idée que c’est l’‹aide› extérieure qui va développer l’Afrique.
Nous espérons que l’un des mérites du discours de M. Sarkozy et du débat sur les APE sera d’ouvrir enfin les yeux des dirigeants des peuples africains sur la nécessité de remettre en cause tout l’héritage colonial afin de s’engager dans la voie d’un développement autonome, d’un authentique développement endogène. Il est temps que l’Afrique cesse de ‹dormir sur la natte des autres› et fabrique enfin sa propre ‹natte›, comme n’a cessé de l’appeler de ses vœux toute sa vie durant le regretté professeur Joseph Ki-Zerbo.» (p. 118 sq.)

Extraits tirés de: L’Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar. ISBN 978-2-84876-136-7

«Un collectif d’intellectuels africains répond dans un livre précieux au discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy en juillet 2007. Retour sur un propos néocolonial, examiné dans le détail. Un ouvrage indispensable.»
(Politis)