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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°31, 30 juillet 2012  >  Emmanuel Kant et les relations internationales des temps modernes [Imprimer]

Emmanuel Kant et les relations internationales des temps modernes

par Viatcheslav Dachitchev*

L’héritage théorique de Kant en particulier son traité «Vers la paix perpétuelle» peut et doit servir aussi de nos jours comme norme absolue du comportement des Etats, surtout des grandes puissances dans l’arène mondiale.
Malheureusement, les politiciens européens ne se sont pas approprié son enseignement. Au lieu de la paix perpétuelle, les guerres ne s’arrêtaient pas en Europe et sur d’autres continents. Au XXe siècle, les peuples européens ont vécu l’horreur de deux guerres mondiales «chaudes» et d’une guerre mondiale «froide». Le perpetuum mobile des guerres et des conflits n’arrête pas de tourner, aussi au XXIe siècle.
Dans son traité philosophique «Vers la paix perpétuelle», Kant a formulé les «Verbotsgesetze» (lois de l’interdit) les plus importantes par lesquelles les hommes d’Etat devraient absolument se laisser guider dans leur politique à l’échelle internationale pour ne pas mettre en danger la paix et pour empêcher que des guerres éclatent. Que disaient ces lois?

«Aucun Etat ne doit s’immiscer par la force dans les affaires intérieures d’un autre Etat.»

C’est ainsi que Kant a créé le principe fondamental du droit international – la souveraineté de chaque Etat, dont la violation ou la destruction est le début de tout le mal pour la communauté internationale et aboutit au déclenchement de conflits internationaux. L’ingérence arbitraire dans les affaires intérieures d’un Etat, dit Kant, ne peut provoquer «que l’anarchie» dans les relations internationales. D’après lui, la guerre entre Etats aux fins punitives (bellum punitivum) serait inadmissible. Il serait fatal de diviser les Etats d’après le principe «suzerain – vassal».
A l’opposé de Kant, les politiciens à Washington considèrent les «guerres punitives» (Yougoslavie, Afghanistan, Irak) comme une pratique normale et nécessaire. Ils ne reculent même pas devant la tromperie envers leur propre peuple et envers l’opinion mondiale par de faux prétextes et des arguments primitifs pour justifier ces guerres et pour les déclencher.
Naturellement, le problème de la souveraineté d’un Etat se présente aujourd’hui, à l’époque de l’avancement rapide de l’internationalisation, différemment que dans le passé. Dans les conditions de l’intégration régionale et continentale, comme c’est le cas de l’UE, des Etats individuels peuvent déléguer une partie de leur souveraineté à une organisation internationale commune de leur plein gré, si cela correspond à leurs intérêts de politique de sécurité, économiques et financiers. Cela n’est pas en contradiction avec le principe de la non-ingérence formulée par Kant. C’est l’ingérence par la force dans les affaires intérieures d’un Etat qu’il considérait comme inadmissible. Cela n’exclut cependant pas l’influence de la communauté internationale sur la gouvernance d’un Etat, lorsque cette gouvernance par exemple, de par ses actes, met en danger la paix et la stabilité dans une région ou à l’échelle mondiale.
Le problème de la souveraineté doit être considéré sous un nouveau jour, aussi en raison des tensions et différences dans un Etat pluriethnique, suscitées par l’aspiration d’un peuple au sein de cette communauté de peuples à l’autonomie et l’autodétermination. Tout doit être fait pour résoudre ce problème de manière pacifique et d’un commun accord de tous les concernés du conflit. Un bon exemple est le «divorce» pacifique entre la République tchèque et la Slovaquie.
Kant a souligné que l’ingérence de l’extérieur, même en cas d’émeutes intérieures ou d’un combat entre des groupements politiques dans un Etat, est inadmissible. Elle peut avoir des conséquences graves pour la communauté internationale. Comme exemple on peut citer les événements ressemblant à une guerre civile en Syrie, dans lesquels s’immiscent des forces extérieures et qui mettent en danger la paix au Proche-Orient et dans les régions voisines.

«Aucun Etat, petit ou grand – cela n’a pas d’importance – ne doit être conquis par un autre.»

Kant a expliqué ce principe ainsi: L’Etat est une communauté de citoyens, dont le destin ne doit être décidé que par cet Etat lui-même et personne d’autre. Son absorption dans un autre Etat signifierait sa liquidation comme sujet moral et sa transformation en un simple objet. Autrement dit, Kant a prononcé l’interdiction de guerres de conquête, le pouvoir d’un peuple sur un autre.
Pour notre époque cela signifie l’inadmissibilité de la politique d’hégémonie, peu importe sous quelle forme elle puisse se manifester – que ce soit sous forme impérialiste, messianique-idéologique, nationaliste, d’oligarchie financière, religieuse etc. La violation grave de cette «loi de l’interdit» de Kant a conduit aux deux guerres mondiales. Leur fondement a toujours été la politique impériale. Si elle n’est pas arrêtée, elle peut de nouveau conduire à un grand malheur pour l’humanité.
Dans les époques passées, la conquête d’Etats, surtout par les grandes puissances, n’a pu être atteinte qu’en employant la force militaire et en occupant le territoire des victimes. A l’époque nucléaire, ce procédé a changé. Après 1945, à l’époque nucléaire, lorsque la guerre entre deux puissances nucléaires signifiait la destruction mutuelle et cessait d’être un moyen rationnel pour servir des buts politiques, on a érigé une souveraineté étrangère sur les Etats européens avant tout avec des «conquêtes silencieuses», au moyen d’une «stratégie de l’influence indirecte» (Liddel Hart). En premier lieu, on utilisait les moyens propagandistes subversifs, psychologiques, économiques, financiers et l’influence de la politique personnelle (la création d’un lobby ramifié – exécuteur de la politique proaméricaine). C’est la guerre froide avec l’antagonisme des deux puissances hégémoniques – les USA et l’Union soviétique – qui a créé les conditions avantageuses pour l’application de ces moyens. Mais après sa fin formelle en 1990 également, dans la politique des USA de renforcer et d’élargir leur suprématie, l’importance de ces moyens a augmenté, surtout en ce qui concerne l’influence sur la Russie. L’élite américaine au pouvoir s’en sert de façon effective pour garder le contrôle des pays de l’OTAN et de l’UE. L’Allemagne est restée jusqu’aujourd’hui un Etat dont l’état d’esprit et la politique sont influencés de manière décisive par les USA. Le chancelier fédéral en retraite, Helmut Schmidt, a écrit dans ce contexte: «Il y a pour la majorité des nations de l’Europe continentale, dans un avenir prévisible, ni une raison stratégique ni une raison morale de se soumettre docilement à un impérialisme américain devenu possible […]. Nous ne devons pas dégénérer en des béni-oui-oui dociles. Même si les USA deviennent dans ces décennies à venir bien plus capables d’agir que l’Union européenne, même si l’hégémonie de l’Amérique persiste encore longtemps à l’avenir, les nations européennes doivent quand même maintenir leur dignité. La dignité repose sur la maintenance de notre responsabilité devant notre propre conscience.» 1
L’utilisation de cette stratégie de l’influence indirecte s’est avérée spécialement efficace de la part des USA envers la Russie. Washington a réussi à établir un lobby américain dans les milieux dirigeants de la Russie. Il a dirigé le développement de la Russie dans des voies fausses, ce qui a eu comme conséquence un affaiblissement jamais vu, la dégradation de l’économie, de la sécurité et l’appauvrissement du pays et du peuple, la destruction de la morale de la classe dirigeante et de toute la société.

«Aucun Etat en guerre ne doit se permettre envers un autre Etat des actes qui rendront impossible une confiance mutuelle après l’arrivée de la paix.»

Comme Kant l’a prévu de manière correcte, une «guerre de destruction» ne peut amener que «la paix perpétuelle au grand cimetière de l’espèce humaine». Cela se réfère spécialement aux bombardements atomiques américains d’Hiroshima et de Nagasaki. Depuis, le mauvais présage de ces deux villes plane toujours sur l’humanité. On peut aussi mentionner la destruction impitoyable de l’industrie, de l’infrastructure, des raffineries, des émetteurs de télévision et de radio en Yougoslavie par l’armée aérienne des USA, c’est-à-dire de l’OTAN ainsi que les pertes massives dans la population civile causées par ces attaques. Ils gardent éveillés pendant de longues années des sentiments hostiles des Serbes envers les Américains. L’Irak également témoigne de ce phénomène.

«Les gouvernements doivent veiller à réduire les dépenses militaires et de l’armement. Les armées permanentes doivent être liquidées progressivement.»

Avec cette connaissance, Kant entre dans l’histoire pour ainsi dire comme l’ancêtre de la politique du désarmement. On pourrait adresser sa mise en garde directement à la Maison blanche. Les dépenses militaires des USA se montent actuellement à plus de 600 milliards de dollars par an, cela correspond environ à 50 % des dépenses militaires mondiales, ils dépassent de loin les dépenses pendant la guerre froide à son apogée. L’armement massif est la base de la politique de domination. En comparaison: les dépenses militaires de la Russie se montent à 9,35 milliards de dollars (2002), 1,6 milliards (2003) et 14,93 milliards de dollars en 2004. Les élites au pouvoir des USA s’affichent donc comme forces motrices de l’armement dans le monde après la fin de la guerre froide.

«Un vrai règlement de paix doit être celui qui ne contient pas la semence d’une nouvelle guerre.»

Voici une autre sagesse de Kant. Nous savons quel rôle néfaste a joué le Traité de paix de Versailles dans l’histoire de l’Europe. Il a ouvert la voie à la Seconde guerre mondiale. Le «Traité de paix» de Potsdam en 1945 n’a pas fait mieux. Il a divisé l’Europe en deux camps ennemis et a conduit à la guerre froide. Ce fut uniquement la Charte de Paris, signée par tous les Etats européens, les USA et le Canada en novembre 1990, qui a tiré un trait sous la guerre froide, et pu construire un ordre de paix en Europe sans lignes de démarcation, sans structures de blocs, sans dominance étrangère. Elle avait un caractère contractuel envers le droit international et contenait des principes excellents (surmonter la division de l’Europe, sécurité égale pour tous les Etats européens, désarmement, avancement de la démocratie en Europe, aucun Etat ne doit s’élever au-dessus du droit international, aucune guerre ne doit plus provenir de l’Europe etc.) Mais ces principes, remplis de l’esprit de Kant, étaient complètement incompatibles avec la politique de domination des USA. Pour cette raison, ils n’ont jamais été appliqués et ont été oubliés peu après la signature de la Charte.
L’importance des principes énumérés par Emmanuel Kant pour les relations internationales actuelles est évidente. La thèse la plus importante au centre de sa philosophie politique est: Dans les relations internationales ce n’est pas la force, mais le droit qui règne. Le respect des lois de Kant a pour condition une haute intelligence et des qualités morales chez les hommes d’Etat. L’ambition du besoin de domination et de cupidité – selon Kant – conduit aux guerres.
D’après Kant, la paix peut être maintenue si la politique et la morale sont liées inséparablement. Le «pragmatisme nu, issu d’égocentrisme» est incompatible avec une politique de paix. La morale et le droit sont à la même hauteur. Ils sont égaux. Seuls les actes politiques qui reposent sur le droit et sur les lois sont moraux et servent la paix. L’éloignement de la morale pour des intérêts égoïstes, la séparation de la politique et de la morale sont fatales pour la communauté des peuples.
Les relations internationales ne peuvent pas se développer de façon salutaire et bienfaisante si elles dépendent de l’état des droits de l’homme et des libertés dans l’un et l’autre Etat. Autrement ce serait une voie fausse et dangereuse du développement de la communauté internationale.
La genèse des guerres est avant tout due à la politique de dominance. C’est ce qui découle également de l’enseignement de Kant. Après la guerre froide et l’effondrement de l’Union soviétique, la seule superpuissance restante était les Etats-Unis. Ils avaient comme objectif l’hégémonie dans le monde (ordre mondial unipolaire). Les intentions liées à cet objectif sont illustrées de façon très révélatrice dans le «Projet pour le nouveau siècle américain»2. Il a été élaboré au milieu de l’année 1997 par Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz et d’autres adeptes américains du darwinisme social dans les relations internationales. Les lignes conductrices de ce projet et les bases de cette «nouvelle morale globale» des USA formaient la base de la politique de l’administration Bush. En voilà le résumé:
– Les relations internationales sont des relations de puissance; le droit n’y joue qu’un rôle secondaire.
– Le pouvoir est l’élément déterminant et le droit justifie l’état régnant du moment.
– Les Etats-Unis sont la puissance dominante de l’ordre mondial qui doit être reconnue par tous.
– Celui qui n’est pas avec nous est contre nous.
– Les USA sont actuellement capables d’octroyer leur façon de voir, leurs intérêts et leurs valeurs à l’humanité.
– Les Etats-Unis doivent renforcer leur hégémonie dans le monde.
– Les droits de l’homme sont au-dessus du principe de la souveraineté des Etats et des peuples.
Au lieu de maintenir le principe démocratique de l’«unité dans la diversité», qui doit servir de base pour un ordre mondial pacifique et stable, à la place du respect de la souveraineté, des spécificités du développement national de chaque peuple, de sa culture et son identité, l’administration américaine a fondé sa politique sur le principe de la mise au pas des peuples, la priorité et l’universalité des valeurs américaines pour le monde entier. Nous avons déjà vécu une chose pareille lorsque Staline et ses successeurs ont essayé d’octroyer les valeurs communistes du point de vue soviétique au monde entier. Les méthodes de l’imposition de ces valeurs «globales» étaient assez semblables des deux côtés. Au centre se trouvait la violence, la politique de la force.
Les principes du «Projet pour un nouveau siècle américain» étaient dès le début à l’opposé de l’enseignement de Kant, aux exigences de la démocratisation des relations internationales. Il est étonnant de voir comment l’élite américaine au pouvoir, qui fait passer l’Amérique pour le havre de la démocratie, se comporte dans le monde comme un souverain absolu et autoritaire. Les représentants d’une politique d’hégémonie ont été de tous les temps les pires obstacles à la paix et la force la plus destructrice dans les relations internationales.
La «nouvelle morale globale» est appelée à légitimer le droit des USA à mener des «guerres préventives humanitaires(?!)» où et quand cela leur semble bon. La doctrine de la «souveraineté limitée» de Brejnev a été remplacée par la doctrine américaine de «l’ingérence illimitée dans les affaires intérieures» des Etats souverains. Cela représente la rupture complète du droit international de la part des USA. A sa place, s’est mis le droit du plus fort. Les motifs de ce «renouvellement» du droit international sont primitifs. Il serait nécessaire de combattre par la force les «Etats voyous» dans lesquels les libertés individuelles et les droits de l’homme seraient violés, et d’introduire ces normes de l’extérieur.
La «nouvelle morale globale» des USA est en contradiction flagrante avec l’héritage d’Emmanuel Kant. Les adeptes de la politique d’hégémonie américaine prétendent que le concept de Kant au sujet des questions de «guerre et de paix» serait démodé et aurait perdu son importance pour le présent. Rien ne serait plus dangereux que de maintenir cette fausse thèse dans la politique extérieure.
Il est intéressant de voir quels ont été les retombées des principes du traité «Vers la paix perpétuelle» lors du changement de la politique extérieure soviétique pendant la réformation socialiste – la Perestroïka. Depuis l’époque de Staline, elle était imprégnée d’un esprit de messianisme idéologique. Là-dessus s’est basée l’expansion soviétique vers l’extérieur avec l’objectif d’octroyer par la force aux autres pays l’ordre communiste d’après le modèle soviétique, et par conséquent sous l’hégémonie de l’Union soviétique comme porteuse de cet ordre. Cela a souvent pris des formes déformées. Par exemple on peut citer l’entreprise sous la direction de Brejnev à la fin de 1979, de conquérir l’Afghanistan et de convertir le peuple afghan au communisme. A l’époque j’ai essayé en vain de clarifier dans un mémorandum adressé au Kremlin, le 8 janvier 1980, que l’invasion des troupes soviétiques en Afghanistan était une aventure désespérée et que cela finirait dans un désastre politique et militaire. C’était un prêche dans le désert.3 Les Américains n’en ont pas tiré de leçon, 22 ans plus tard, ils ont eux aussi tenté de conquérir l’Afghanistan. Ils ont répété la bêtise de Moscou. Cela a de nouveau fini dans un désastre.
Jusqu’au début des réformes de Gorbatchev, la direction soviétique n’a pas pu comprendre que la pratique de dominance (qu’elle soit issue d’un pays communiste ou capitaliste) est contradictoire à l’aspiration éternelle des êtres humains, des peuples ou du pouvoir politique à la liberté et l’indépendance, et qu’elle appelle nécessairement des réactions négatives ou la résistance. Dans le système des relations internationales, toute pratique semblable amène des tensions internationales, des conflits et des guerres. Elle empêche le développement de relations harmonieuses, avantageuses pour tous entre les pays. Les leaders du Kremlin de Staline jusqu’à Tchernenko étaient persuadés que le modèle «seigneur – sujet fidèle» était le mieux approprié pour les relations entre l’Union soviétique et les pays socialistes et pour la consolidation des forces d’orientation communiste dans la «lutte des classes contre le capitalisme». Dans ce sens, la conscience soviétique messianique s’est liée aux exigences du Kremlin d’avoir la direction du mouvement mondial socialiste, et avec les ambitions impériales soviétiques.
A part le fait qu’une telle politique a conduit à la confrontation Est-Ouest et à la «guerre froide», elle a semé la zizanie entre les pays du camp socialiste. Et elle avait un autre désavantage. La monopolisation et la centralisation du pouvoir étrangle toujours le développement et la diversité, tout en rendant impossible la reconnaissance et l’encouragement de innovations et le développement de formes de sociétés vitales. L’effort de garder le socialisme dans le cadre du modèle soviétique a bloqué la modernisation. Comme exemple, on peut citer la répression du «Printemps de Prague» – le mouvement de réforme en Tchécoslovaquie par la force militaire, qui a eu des conséquences tragiques pour le socialisme et aussi pour l’Union soviétique.
Ainsi la politique extérieure soviétique a commis quatre péchés principaux:
a) Elle a provoqué le conflit Ouest-Est souvent au bord d’une guerre nucléaire;
b) Elle a donné des motifs à des conflits à l’intérieur du camp socialiste;
c) Elle a bloqué la réformation de la société socialiste dans le sens de sa démocratisation et de l’augmentation de son efficience économique et sociale;
d) Elle a chargé l’économie soviétique d’un poids insupportable, ce qui, plus tard, est devenu une des raisons de l’effondrement de l’Union soviétique.
Le caractère nuisible de ces «quatre péchés» de la politique extérieure soviétique est devenu évident, mais malheureusement bien trop tard, seulement au début de la Perestroïka. A l’époque, la tâche principale était d’éviter pour l’Union soviétique une confrontation inutile et dangereuse avec l’Ouest. Cette confrontation a dévoré les meilleures forces du pays et a rendu impossible la solution des tâches bien plus importantes du développement intérieur, spécialement l’augmentation radicale du standard de vie des citoyens soviétiques. En même temps, elle a maintenu dans la société occidentale l’image d’une Union soviétique comme une puissance impérialiste dangereuse. Au fait, il s’agissait uniquement de trouver les bonnes voies pour terminer la guerre froide. Cette tâche historique ne pouvait être résolue que par un règlement radical des principes idéologiques de la politique extérieure soviétique de l’époque. Ceci avant tout en se détournant de la notion de «lutte des classes» dans l’arène internationale, du rôle de messie de l’Union soviétique comme «force directrice» des «mouvements communistes de libération des peuples», et du but de la «victoire du communisme dans le monde entier».4
C’est uniquement de cette façon que les conditions pouvait être créées pour l’égalisation des intérêts politiques avec l’Ouest, pour désamorcer la confrontation Est-Ouest ou y mettre fin entièrement, pour créer les conditions d’un processus réel de désarmement, et pour supprimer le danger d’une guerre nucléaire.
Dans la politique extérieure soviétique, on n’a pas du tout tenu compte de la «loi de la réaction négative» dans le système des relations internationales: Lorsqu’une grande puissance aspire, sous un prétexte ou un autre, à ériger une sphère d’hégémonie et à l’élargir, les Etats faibles se soumettent, de leur plein gré ou non, à son pouvoir. Celui-ci devient encore plus grand et soumet des Etats plus forts avec l’intention de créer un certain ordre mondial sous son hégémonie. L’élargissement du pouvoir commence à menacer les intérêts d’autres Etat, avant tout des grandes puissances. Alors on arrive à la réaction négative. Des Etats se réunissent contre ce pouvoir dans une «anticoalition» qui devient avec le temps inévitablement si forte que le pouvoir hégémonique ne peut plus maintenir la confrontation militaire et économique. Tout hégémonisme et tout expansionnisme sous n’importe quel masque idéologique porte en lui le germe de son déclin. C’est ce que nous apprend l’expérience de deux guerres mondiales «chaudes» et d’une «froide».
En outre les dirigeants soviétiques ont enfreint grossièrement les principes de base de la politique extérieure, tels que Clausewitz les avait déjà formulés: Des objectifs de politique extérieure doivent correspondre exactement aux ressources matérielles pour pouvoir les atteindre. L’Union soviétique était-elle capable de résister à la confrontation avec toutes les grandes puissances de l’Ouest? C’était une illusion dangereuse. La guerre froide s’est avérée très utile pour les milieux régnants des Etats-Unis. Sans s’en rendre compte, les dirigeants soviétiques leur ont permis de tirer un grand bénéfice politique et économique de la confrontation et de renforcer leur pouvoir dans les pays de l’Europe de l’Ouest. Le journaliste italien connu, politicien et grand connaisseur de la Russie, Giulietto Chiesa, a écrit: «L’Union soviétique a perdu la course de l’armement dans la lutte contre les Etats-Unis pour l’hégémonie militaire. Le rythme de cette course, ce sont les Etats-Unis qui l’ont dicté, longtemps avant l’apparition de Ronald Reagan. Les Russes ont commis une faute mortelle en s’engageant dans cette course. Ils ont reconnu bien trop tard qu’ils l’avaient perdue. A un certain moment, le système s’est effondré.» En fait, c’est la confrontation avec l’Ouest qui a, avec une intensité croissante, usé les forces de l’Union soviétique.
Il était inévitable de trouver une issue à cette situation dangereuse. C’était justement cette tâche qui a été reprise, en 1985, par la nouvelle direction soviétique de Michail Gorbatchev. Dans les années de la Perestroïka, dans la politique extérieure soviétique, des principes d’une nouvelle façon de penser dans la politique extérieure, et de nouveaux principes de politique extérieure, ont été élaborés. Le processus pénible de la transformation de la politique extérieure soviétique, je l’ai décrit dans mon livre «Moskaus Griff nach der Weltmacht. Die bitteren Früchte hegemonialer Politik» [La tentative de prise du pouvoir mondial par Moscou. Les fruits amers d’une politique hégémonique], qui commence avec une préface de Michail Gorbatchev et avec le prologue de Hans Dietrich Genscher, édité en Allemagne en 2002. Dans ce livre, beaucoup de mes traités analytiques sont publiés, lesquels ont été présentés par l’Institut pour les pays socialistes de l’Académie des sciences à Brejnev, Gromyko, Andropov, Gorbatchev, Shevardnadse, et autres décideurs soviétiques. Dans ces mémorandums, la nécessité est justifiée en gros de trouver les voies pour surmonter la guerre froide et l’armement, pour pouvoir engager toutes les forces matérielles et intellectuelles en vue de la solution des tâches pacifiques à l’intérieur du pays, et pour une réformation démocratique du système socialiste.
En résultat d’un travail dur, de discussions chaudes, de la confrontation de différents points de vue et de l’acceptation des meilleurs d’entre eux aux différents niveaux politiques et scientifiques, on a réussi en principe à créer une nouvelle doctrine de politique extérieure soviétique et à la faire passer. Elle correspondait à l’enseignement pacifique de Kant. En voici les points fondamentaux:
– Abandonner la politique du pouvoir messianique et sa condamnation;
– Arrêt de la confrontation Est-Ouest et de la course aux armements;
– Suivre le principe: «Ce n’est pas le pouvoir, mais le droit qui doit régner dans les relations internationales»;
– Reconnaissance du droit à la liberté de chaque peuple de choisir sa propre voie de développement;
– Démocratisation et humanisation profondes des relations internationales;
– Création d’un lien inséparable entre la politique et la morale;
– Création d’un espace paneuropéen politique, économique juridique et culturel (l’idée de la «maison commune européenne»).
L’imposition de ces principes dans la politique extérieure soviétique dans les années 1986-1990, a permis de créer les conditions pour terminer la guerre froide et trouver un consensus pour toute l’Europe, principes exprimés dans la Charte de Paris qui a été signée par tous les pays européens, les USA et le Canada en novembre 1990. Ce document historique est en harmonie avec les principes du traité de Kant, «Vers la paix perpétuelle». Il semblait qu’une nouvelle époque de paix et de coopération en Europe ait commencé. Mais après une année, l’esprit de confrontation est revenu en Europe. Les milieux dirigeants des USA n’ont pas pu résister à la tentation de continuer leur politique de pouvoir, après l’effondrement de l’Union soviétique, sous des conditions plus avantageuses, et à détruire le consensus européen au nom de la paix. Ainsi l’Europe reste divisée, militarisée, gouvernée par une puissance despotique hors du continent. Le danger d’une nouvelle guerre mondiale n’a pas été banni. Aujourd’hui, il est important d’introduire les principes de l’enseignement de paix de Kant dans le quotidien de la vie européenne et internationale.    •

(Traduction Horizons et débats)

1 Helmut Schmidt, «Die Mächte der Zukunft. Gewinner und Verlierer in der Welt von morgen», Munich 2004, p. 238
2 «Project for the New American Century. Statement of Principles», Washington DC, 3 juin 1997
3 Ce mémorandum a été publié plus tard pendant la Perestroïka. Cf.: «Afghanistan: die Sicht aus dem Jahre 1980», Moskowskije nowosti» du 23/7/1989
4 La nécessité d’un changement fondamental de la politique extérieure soviétique, je l’ai décrite dans un mémorandum adressé au secrétaire général du PCUS, Juri Andropow, le 10 janvier 1983.
Il a été publié sous le titre «Nicht durchhaltbare Mission der sowjetischen Aussenpolitik» dans «Jahrbuch für Historische Kommunismusfor­schung», 1997. Akademie Verlag, Berlin 1997.

*Viatcheslav Ivanovitch Dachitchev, né à Moscou en 1925, est politologue et historien. Jusqu’en 1990, il a dirigé le département des questions de poli­tique étrangère à l’Institut d’études écono­miques et politiques de l’Académie russe des sciences. Au début de la perestroïka, il fut également professeur à l’Académie diplomatique du ministère soviétique des Affaires étrangères. Il fut le conseiller de Gorbatchev en matière de politique étrangère et passe pour être un pionnier de la détente entre l’Est et l’Ouest, de la réunification allemande et, de ­manière générale, des droits de l’homme, de la démocratie et de l’économie de marché. Il a été à plusieurs reprises professeur invité en Allemagne.